Le nouveau long-métrage de Terry Gilliam a été présenté comme le dernier chapitre d’une trilogie dont les deux premiers opus seraient Brazil et L’Armée des douze singes. Il est vrai qu’il y a de nombreuses connexions entre les trois oeuvres, et pas seulement parce que ce sont des films d’anticipation. Il est ici question de personnages stressés par le travail, épiés et contrôlés par une autorité supérieure omnipotente (comme dans Brazil) et d’une quête identitaire poignante, confrontant le personnage à ses angoisses les plus profondes (comme dans l’Armée des douze singes).
Le personnage principal, Quohen Leth (Christoph Waltz, méconnaissable) est un informaticien brillant mais totalement asocial. Il aime à vivre reclus dans son domicile londonien, une vieille église rachetée à des ecclésiastiques, quelques années auparavant, et n’en sort qu’à contrecoeur, pour aller travailler pour la société Mancom. Comme il est efficace dans son travail, il demande à ses supérieurs le droit de travailler depuis chez lui, d’une part pour ne plus être en contact avec le monde extérieur, et d’autre part pour être présent quand il recevra l’appel divin qu’il attend depuis toujours, celui qui lui permettra de donner un sens à sa vie.
Le patron de la société, le “Management” (Matt Damon) lui accorde cette permission, à condition qu’il accepte de travailler sur le projet “zéro”, qui tend justement à résoudre l’équation expliquant le principe fondamental de l’existence. Mais très vite, Quohen perd pied face à la complexité des tâches à accomplir et la pression de sa direction. Pour le surveiller, le Management lui envoie son fils, Bob (Lucas Hedge), un adolescent rebelle, et surtout, la très sexy Bainsley (Mélanie Thierry). En renouant le contact avec d’autres êtres humains et en éprouvant de nouveau le désir et l’amour, Quohen va peut-être, enfin, comprendre le but de son existence…
Zero Theorem est une réflexion métaphysique sur le sens de la vie – un sujet cher aux Monty Python, dont le cinéaste fut l’un des membres éminents.
C’est aussi mais aussi une plongée dans l’univers mental d’un individu tourmenté, crevant de solitude mais incapable de nouer des liens avec ceux qui l’entourent.
Et c’est enfin, d’une certaine façon, le portrait du monde actuel.
Les éléments de son univers futuriste ne sont en effet qu’une exagération de choses qui existent déjà aujourd’hui. Les villes sont bruyantes, surpeuplées, et les personnes sans-abri sont de plus en plus nombreuses à traîner dans les rues. Les publicités sont omniprésentes, intrusives. Beaucoup de choses sont interdites par la loi et les faux-prophètes sont légion – on y parle notamment de l’Eglise de Saint Batman le rédempteur…
Et surtout, les individus sont de plus en plus connectés par leurs téléphones, leurs écrans, leurs ordinateurs, etc…, et, paradoxalement, de plus en plus seuls.
Avec ce nouveau long-métrage, Terry Gilliam confirme qu’il est bel et bien un cinéaste visionnaire, ayant une conscience aigüe des problèmes du monde contemporain et de l’évolution des relations humaines. Et plus son oeuvre se construit, plus le propos se fait pessimiste.
Le schéma directeur de ce nouveau film est à peu près le même que dans Brazil: un type ordinaire, travailleur zélé, se retrouve embringué dans une aventure qui le dépasse complètement. Mais ici, l’ennemi n’est pas clairement identifié. Ce n’est pas un dictateur ou une administration labyrinthique qui tente d’opprimer le peuple. Il y a bien le “Management”, qui représente la pression du patronat sur les employés, ou un pouvoir économique dominant, mais il ne donne pas l’impression d’écraser complètement le personnage principal. Sans doute le fait-il de manière insidieuse, en faisant admettre comme “normale” cette emprise hiérarchique. Mais en fait, Quohen s’aliène tout seul en s’enfermant dans sa routine déprimante, et s’use la santé en cherchant vainement un sens à donner à sa vie plutôt que de la vivre vraiment. Il est sous l’emprise de sa foi en l’existence d’une entité supérieure capable de l’éclairer sur le but de son existence et accro à son matériel informatique, qui est aussi son outil de travail. Dans ces conditions, peut-il vraiment être libre?
Oui, ce long-métrage traduit bien une évolution dans le regard porté par Terry Gilliam sur l’espèce humaine. Le regard d’un homme qui a vécu, qui a connu des tempêtes et des bourrasques, qui a connu une époque de grande liberté créatrice puis les batailles avec les producteurs pour imposer ses choix artistiques. On le savait pessimiste quant à l’avenir de l’homme dans un monde qui se déshumanise de plus en plus. Il y a cette fois une forme de résignation silencieuse que ne parvient pas totalement à effacer le “happy end” très relatif du film…
Voilà de quoi faire tomber l’un des arguments des détracteurs de Zero Theorem. Non, le film n’est pas qu’un pâle ersatz de Brazil. C’est une oeuvre différente, qui permet au cinéaste de décliner ses thèmes de prédilection et de les faire évoluer.
A la rigueur, on pourra leur concéder que ce nouvel opus de l’oeuvre de Terry Gilliam est esthétiquement moins abouti que ses films passés. Il est vrai qu’il n’a pas disposé d’un budget digne de ses ambitions créatrices. Mais cet environnement aux couleurs criardes, son décor improbable d’église désaffectée où s’entremêlent des quantités infinies de câbles électriques, est finalement au service du propos du film et il illustre bien nos sociétés actuelles, saturées d’images et de mauvais goût.
Après, tout est question de goût. On peut préférer la poésie de Bandits, bandits ou de Fisher king, la noirceur de Tideland ou l’univers oppressant de L’Armée des douze singes. Mais Zero Theorem est également une oeuvre intelligente et subtile, portée par un Christoph Waltz en grande forme et une Mélanie Thierry en grandes formes, et empreinte du génie visionnaire de Terry Gilliam.
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