Alors que le précédent long-métrage de Nuri Bilge Ceylan , il était une fois en Anatolie, était avare en paroles, son nouveau film fait dans l’excès inverse. Il est presque intégralement composé de longues scènes de dialogues, ou plutôt, non, de longues joutes verbales. Ses personnages discutent, pérorent, argumentent, se disputent à propos de tout et n’importe quoi, de considérations morales, de leur comportement, des relations qui les unissent… Au passage, ils n’hésitent pas à s’asséner leurs quatre vérités et se balancer des piques acérées.
Ils parlent, parlent, parlent presque non-stop, pendant les quelques 3h16 que dure le film… Et pourtant, ils ne s’écoutent pas vraiment. Chacun reste campé sur ses positions, ses idées, incapable de se remettre en question, trop fier pour admettre ses torts ou accepter un avis contraire au sien.
Le plus borné, c’est le personnage principal, Aydin, un ex-acteur qui gère désormais un hôtel et plusieurs habitations troglodytes dans un village de Cappadoce. Il se pose comme la personnalité la plus influente des lieux, n’hésitant pas à louer lui-même sa grandeur d’âme, sa générosité, son grand sens moral. Aussi, il ne comprend pas que l’on puisse s’en prendre à lui.
C’est pourtant ce qu’ose faire un gamin en caillassant sa voiture, lors d’une visite au village. Aydin lui fait la leçon et exige réparation à sa famille, de pauvres gens à qui il loue une de ses habitations. Mais il n’arrive pas à comprendre le geste du gamin. Pourtant, l’explication est toute bête. Quelques jours auparavant, Aydin a fait intervenir les huissiers pour une histoire de loyers impayés, provoquant la saisie des maigres possessions matérielles de la famille du gamin. Celui-ci, du haut de ses dix ans, a vécu cela comme une véritable injustice. Mais Aydin est incapable de le comprendre, engoncé qu’il est dans ses principes. Pour lui, il a le droit et la morale de son côté, et ne peut accepter d’autres points de vue que le sien.
Et ce n’est que le début d’une chaîne d’accrochages. Alors qu’il lui lit le texte polémique qu’il a écrit pour le journal local, Aydin se fâche avec sa soeur, Necla. Elle lui reproche d’être toujours en guerre contre tout le monde, de gâcher son talent à râler contre les uns et les autres, donner des leçons de morale et surtout, de faire preuve de mauvaise foi par pur esprit de contradiction.
Puis il doit affronter son épouse, Nihal, qui lui reproche son attitude dominatrice et constamment condescendante à son égard. Il ne se rend pas compte qu’il l’étouffe complètement.
En fait, Aydin est tel un vieil ours dans sa grotte, grognant contre le monde qui l’entoure et protégeant son petit territoire des intrusions éventuelles.
Mais, l’hiver arrive, les clients désertent l’hôtel, et Aydin, à force de se fâcher avec ses proches, finit par se retrouver de plus en plus isolé. Il va comprendre qu’il est peut-être temps d’hiberner un peu, afin de prendre du recul sur sa vie, sur son comportement et sa philosophie de vie…
Cependant, il ne va pas être le seul à évoluer au cours de ce récit. Les choses ne sont pas aussi simples qu’elle n’y paraissent. Au contraire : tous les personnages du film sont extrêmement complexes. Ils obéissent à leur propre morale, sont aveuglés par leurs propres préjugés, interprètent les mots et les actes à tort ou à travers. Ils ne sont ni bons ni mauvais, juste humains, avec tout ce que cela implique de forces et de faiblesses, et c’est ce qui induit leur difficulté à communiquer les uns avec les autres.
On pense évidemment aux grands films de Michelangelo Antonioni, dont le thème fétiche était justement l’incommunicabilité. On retrouve aussi sa façon de filmer les grands espaces pour mieux signifier le coté dérisoire de l’être humain, comme dans Le Désert Rouge ou Profession reporter.
On pense aussi à Bergman, pour l’intensité des scènes intimiste et les longues joutes verbales, digne des Scènes de la vie conjugale, et aux maîtres de la littérature russe, Tchékov et Dostoïevski, notamment, dans de nombreuses scènes.
Autant de références que Nuri Bilge Ceylan a su parfaitement intégrer à son propre univers et ses propres thématiques pour atteindre une sorte d’aboutissement artistique.
Pour autant, il est probable que le cinéaste truc va une fois de plus profondément diviser le public.
Son film est fascinant, porté par une mise en scène virtuose, une direction d’acteurs magistrale et un travail sur l’image superbe – même si un peu moins poussé que sur Les Trois singes ou Il était une fois en Anatolie. Et il offre au spectateur de nombreux niveaux de lecture différents, en abordant divers sujets philosophiques et moraux qui ouvrent d’autres perspectives, d’autres réflexions…
A son passif, le film est beaucoup trop long. Même bien préparé, le cinéphile devra s’accrocher pour tenir le choc de ces trois heures de plans fixes et de dialogues interminables. Quant à l’amateur de films d’action remuants, il peut évidemment passer son chemin. Ce film-là n’est pas du tout pour lui.
Winter sleep n’en demeure pas moins un beau morceau de cinéma, parfaitement maîtrisé, qui a fort logiquement remporté la Palme d’Or du dernier festival de Cannes. Une juste récompense pour un cinéaste important, dont le parcours impressionnant est un modèle pour tout amoureux d’Art Cinématographique.
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Winter sleep Kis Uykusu Réalisateur : Nuri Bilge Ceylan Avec : Haluk Bilginer, Melisa Sözen, Demet Akbag, Ayberk Pekcan, Serhat Mustafa Ciliç Genre : antonionien, bergmanien, tchékovien Origine : Turquie Durée : 3h15 Date de sortie France : 06/08/2014 Note : ●●●●●● Contrepoint critique : Metro |
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