De quoi ça parle ?
Du difficile métier d’agriculteur et des sacrifices qu’il impose.
Prenez par exemple le brave Ludvig Kahlen (Mads Mikkelsen). En 1755, après avoir passé plusieurs années dans l’armée danoise, l’homme décide de prendre une retraite tranquille en se lançant dans la culture de la pomme de terre. Pourquoi pas… Mais pour une retraite “tranquille”, on repassera… Déjà, pour cultiver la terre, il faut un terrain. Or, d’origine modeste, Kahlen ne possède aucun bien, aucune exploitation. Il demande donc l’autorisation de la cour royale du Danemark d’exploiter les terres du Jutland, réputées stériles, au nom du roi. Il précise qu’il financera lui-même l’installation de la ferme et la première récolte, en guise de preuve de concept. En contrepartie, il exige d’obtenir un titre de noblesse et le droit d’exploitation des terres si l’aventure s’avérait concluante. Les nobles acceptent ce marché improbable, persuadés que le soldat ne parviendra jamais à cultiver quoi que ce soit sur ces terres sauvages.
Le soldat constate par lui-même que les terres sont difficilement exploitables. La terre est dure et sèche, presque impossible à creuser et la plupart des parcelles sont, en hiver, exposées à un froid trop intense pour permettre de faire pousser des semis. Kahlen est obstiné et travailleur. Il finit par trouver quelques hectares où la terre est plus meuble, laissant espérer une possible récolte. Mais ce n’est que la première étape de son parcours du combattant. Il lui faut encore trouver des ouvriers acceptant de venir travailler sur ces terres difficiles où rôdent des bandits de grand chemin. Et là, les volontaires ne se bousculent pas au portillon, à l’exception de quelques serfs ayant fui leur maître précédent et prêts à travailler pour un bol de soupe, comme Ann Barbara (Amanda Collin) et son époux.
Pour couronner le tout, le seul personnage local ayant un peu de pouvoir, De Schinkel (Simon Bennebjerg), s’avère être un salopard de premier ordre, bien destiné à tout faire pour contrecarrer ses plans.
Pour pouvoir tirer quelque chose de ces terres hostiles, Kahlen va devoir faire preuve d’opiniâtreté et de courage, verser de nombreuses gouttes de sueur, de larmes et même de sang.
Non, définitivement, ce n’est pas facile d’être agriculteur… Surtout dans un monde où les élites ne veulent pas partager les richesses et le pouvoir…
Pourquoi on fait germer une critique positive ?
Parce ce que le film a “la patate”. Hum… Désolé pour ce jeu de mot trop facile. Plus sérieusement, le film de Nikolaj Arcel tient parfaitement la distance grâce à un scénario bien ficelé, adapté d’un roman d’Ida Jenssen (1), et rythmé par de nombreuses péripéties. Même si on devine que Kahlen va se heurter aux coups tordus de De Schinkel, à la lâcheté des colons, à une météo capricieuse et qu’il ne pourra guère compter sur l’appui de la cour royale, même si son aventure réussissait, et que tout cela finira par une confrontation directe avec l’infâme De Schninkel, on se laisse entraîner par ce récit palpitant, entre le western et le film de cape et d’épée.
Bastarden est un très bon film d’aventures, mais également une belle parabole sur la difficulté de construire une société à partir de trois fois rien. La Kongenshus (“Maison du Roi”) est en effet un univers où se met en place une micro-société, un lieu où doivent cohabiter des personnalités très différentes. Le personnage principal se heurte à des problèmes de classe sociale – malgré sa fulgurante progression au sein de l’armée, les nobles refusent de le considérer comme autre chose qu’un “gueux”, mais pour la plupart de ses employés, il est considéré comme un noble antipathique, un patron exploitant les plus pauvres. Il doit aussi faire cohabiter religions traditionnelles et croyances locales et combattre certaines superstitions imbéciles, notamment celle des colons danois, persuadés que la jeune rom que Kahlen emploie à la ferme porte malheur en raison de sa peau plus foncée. Il construit son domaine peu à peu, pierre après pierre, en prenant des décisions difficiles et en tentant de fédérer tout son entourage au fur et à mesure.
C’est aussi une fable qui rappelle que l’obsession peut être aussi une source de malheur. Kahlen est se bat pour la réussite de sa petite entreprise non pas pour la satisfaction du travail bien fait mais pour réussir à obtenir ce titre de noblesse qu’il estime avoir gagné et lui permettra d’épouser Edel Helene (Kristine Kujath Thorp), fille d’un noble norvégien convoitée par De Schinkel (ça ne va pas arranger leurs affaires…). Il s’est forgé une vision idéalisée, naïve, de l’aboutissement de son aventure et se laisse aveugler par son obsession. Il ne réalise pas que ce dont il rêve est à l’opposé de ce qu’il est vraiment. Son entourage essaie de lui rappeler que la réussite sociale, l’argent, le titre de noblesse ne sont pas forcément des buts aptes à faire son bonheur, mais il persiste dans sa quête, quitte à faire des choix irrationnels. Pourtant, tout est là pour lui rappeler les choses essentielles : l’appartenance à une famille, une tribu, les personnes à qui l’on tient. Ses principaux alliés, Ann Barbara, la petite rom et le pasteur local, essaient en tout cas de lui rappeler.
Bastarden tire parti des performances de ses interprètes principaux : Mads Mikkelsen est évidemment parfait dans un rôle taillé pour lui de héros mutique, obstiné et valeureux, qui rappelle un peu les personnages de Michael Kohlhaas ou du Guerrier silencieux. Face à lui, Simon Bennebjerg incarne un personnage absolument odieux et sadique, obsédé par le pouvoir et le contrôle, un méchant réussi qui contribue fortement à faire monter la tension tout au long du récit. Amanda Collin, de son côté, campe une paysanne qui a fui, justement, le domaine de De Schinkel et les sévices infligés par le tyran, ce qui lui donne une motivation supplémentaire pour voir Kahlen prendre le dessus sur son rival.
Mais le film bénéficie aussi des paysages très cinématographiques des collines du Jutland, dont le côté sauvage et indomptable évoque à la fois les grands drames shakespeariens et les westerns, magnifiés par la photographie de Rasmus Vidbaek.
La mise en scène efficace de Nikolaj Arcel, qui s’accommode aussi bien des scènes intimistes que des éclats de violence nécessaires à l’avancée du récit, parachève la réussite de cette belle fresque historique, l’une des bonnes surprises de la 80ème Mostra de Venise pour le moment.
(1) : “The Captain and Ann Barbara” d’Ida Jensen
Contrepoints critiques
”Bastarden è un film potente, coinvolgente e anche sottilmente astuto, perché mette in fila tutti i temi – chiamiamoli pure luoghi comuni – che un film deve avere per essere benvoluto al giorno d’oggi.”
(Bastarden est un film puissant, engageant et aussi subtilement rusé, car il met en ligne tous les thèmes – appelons-les clichés – qu’un film doit avoir de nos jours.)
(Alberto Crespi – Repubblica)
”Nikolaj Arcel essaie de retrouver la magie de Royal Affair avec ce film historique efficace mais trop appliqué, heureusement transcendé par l’incontournable Mads et l’excellente Amanda Collin. La dimension de conte moral est intrigante mais mise de côté”
(Michael Ghennam – @TheLostMIG sur X)
Crédits photos : Henrik Ohsten, Zentropa, images fournies par La Biennale