De quoi ça parle?
Comme Les Choses humaines, présenté la veille sur le Lido, The Last Duel s’articule autour d’une affaire de viol et aborde l’épineuse question du consentement. Mais elle se déroule dans le contexte assez singulier de la France du Moyen-âge, où les litiges se réglaient devant Dieu, lors de duels chevaleresques dont les enjeux regardaient les participants, mais aussi la victime.
Le film de Ridley Scott, tiré d’un livre d’Eric Jager (1), s’articule lui aussi autour de versions complémentaires de la même histoire, racontant l’opposition de Jean de Carrouges (Matt Damon) et Jacques Le Gris (Adam Driver), deux écuyers au service du Comte d’Alençon (Ben Affleck), et le viol de la femme du premier, Marguerite (Jodie Comer) par le second.
Le premier chapitre dépeint la version de Jean de Carrouges, qui se voit comme un héros de guerre traité comme un moins que rien par son seigneur et par Le Gris, le petit protégé de ce-dernier. Il lui a pourtant sauvé la vie lors de la bataille de Limoges, mais cela n’empêche pas son “ami” de venir lui mettre un coup de pression au moment de payer les taxes du comté, alors que les récoltes de l’années, du fait de la guerre, sont quasi-nulles. Chaque fois qu’une chose positive pourrait lui arriver – titre de noblesse, territoire accordé – le Comte le lèse au détriment de Le Gris.
Le second montre la version de Le Gris. De son point de vue, de Carrouges est un chien fou qui fonce tête baissée vers les problèmes et met ses troupes en situation délicate, quand il ne se met pas tout seul dans l’embarras. Le Gris sait qu’il a la chance d’avoir les faveurs du comte, mais c’est aussi parce qu’il est plus agréable que son camarade, plus avenant. D’ailleurs, il a bien senti que Marguerite, la femme de Carrouges, n’était pas très heureuse avec son conjoint et le regardait avec un air concupiscent.
La dernière partie correspond à la version de Marguerite, dont la relation avec Jean n’est pas vraiment satisfaisante et qui avoue à ses amies trouver Le Gris charmant et bel homme. Au point de le laisser abuser d’elle? Pas vraiment…
Pourquoi on adoube le film ?
Parce que The Last duel joue avec les mêmes ressorts que le long-métrage d’Yvan Attal et qu’il en est le parfait complément. Il montre que les violences faites aux femmes ne datent pas d’hier, et que les comportements machistes, la culture patriarcale d’aujourd’hui, reposent sur des siècles de domination masculine, appuyée par le pouvoir et l’Eglise.
Marguerite, la victime, voit elle aussi sa version des faits remise en question, sa moralité bafouée. On la présente comme une traînée adultère, une manipulatrice. A cette époque là, la femme ne pouvait pas être la plaignante d’une affaire. C’était au mari de la femme violée d’exiger réparation pour l’outrage fait à son honneur à lui. En accusant un homme de viol, une femme prenait donc le risque de ne pas être crue par son mari et d’être répudiée. Et en cas de procès, elle risquait d’être punie de la pire des façons, si le jugement venait à être en sa défaveur.
Au Moyen-âge, on ne laissait nullement le bénéfice au doute, et les peines encourues n’étaient pas de la prison avec sursis. La vérité en était remise à Dieu et aux codes de la chevalerie. L’accusé et le plaignant devaient clamer leur vérité devant Dieu et s’affronter jusqu’à ce que mort s’ensuive, à la lance, à l’épée et au poignard. La vérité admise était celle du vainqueur. Le perdant était déclaré parjure devant Dieu et sa dépouille était pendue devant Montfaucon à titre d’exemple. Le sort de l’accusatrice dépendait uniquement de celui de son chevalier servant. S’il prenait le dessus, son honneur était rétabli. Sinon, c’était qu’elle avait menti et méritait un châtiment bien peu enviable, pire que la mort.
Pour Marguerite, le duel opposant son mari à Le Gris, dont l’issue ne sera révélée qu’à la toute fin du récit, est une épreuve insoutenable. Son honneur, sa vérité, son existence ne dépendent pas d’elle mais de l’affrontement physique de deux hommes qui ont des années de contentieux à régler. Elle sait qu’elle est condamnée à périr si son mari perd le combat ou à vivre à ses côtés une existence frustrante, sans passion. Lors du duel final, brutal et étouffant, le suspense est donc total, pour elle comme pour le spectateur – qui pourtant, ne risque pas grand chose, lui, si ce n’est une expulsion manu militari par les gorilles de la 20th Century Fox s’il a le malheur de dégainer son téléphone mobile durant la séance.
Ridley Scott parvient à insuffler de la tension à sa narration cinématographique, jusqu’à ce point culminant de l’opposition entre Carrouges et Le Gris. Mais le film ne se résume pas à ce seul morceau de bravoure. Sa mise en scène vient constamment dynamiser le récit grâce à la variété des plans, des cadrages, pour permettre de bien saisir les nuances des trois versions des personnages et semer le doute dans l’esprit du spectateur. On peut parfois prendre parti pour l’un ou l’autre des chevaliers, finalement pas si différents l’un de l’autre. Chaque partie vient éclairer leurs rapports sous un jour nouveau. On s’interroge forcément sur l’attitude de Marguerite et la nature exact de sa relation avec Le Gris, quand on ne fustige pas purement et simplement le viol commis par ce-dernier.
Ici, la vérité des faits finit néanmoins par être établie. C’est la vérité de Marguerite qui est la bonne, celle de Le Gris correspondant à une vision altérée de la réalité, faussée par sa mauvaise éducation, son arrogance, ses habitudes de mâle dominant obtenant toujours tout ce qu’il veut très facilement. Comme le Comte, Le Gris n’a aucun scrupule à trousser des courtisanes par douzaines. Elles ne résistent jamais à son charme viril et à son érudition. Il devait donc s’imaginer que Marguerite n’attendait que lui pour prendre du plaisir et n’a jamais eu l’idée qu’elle puisse se sentir un peu humiliée et salie par ce coït non-sollicité.
De la même façon, de Carrouges fait preuve d’une attitude haïssable envers son épouse, dont il remet illico en question la version. S’il se décide à affronter Le Gris, c’est par pure vanité, pour lui montrer qu’il est un vrai chevalier, méritant le respect, quand son rival n’est qu’un petit écuyer couard et faible, trop longtemps protégé par le Comte d’Alençon. Les deux hommes sont emblématiques de cette société brutale, toujours dans le conflit, la rivalité, la loi du plus fort. Une société régie par les poussées de testostérone, que Matt Damon, Ben Affleck et Nicole Holofcener, scénaristes du film, réussissent à dépeindre avec beaucoup de finesse. Du moins autant que le contexte le permet.
Certains trouveront sans doute le film trop déséquilibré. Il est vrai que le début du film, un peu long, s’appesantit un peu trop sur la rivalité entre de Carrouges et Le Gris. Mais c’est une nécessité pour comprendre les tenants et aboutissants de la rivalité entre les deux chevaliers, qui prend le pas, comme pendant le procès, sur la véritable affaire, celle du viol subi par Marguerite, femme courageuse prête à tout pour retrouver son honneur.
Contrepoints critiques
“An all-star cast and some showstoppingly horrible hair can’t save Ridley Scott’s medieval epic”
(Jonathan Romney – The Guardian. Euh… certes, les coiffures sont laides, mais de là juger le film là-dessus, c’est.. tiré par les cheveux!)
”Porté successivement par Matt Damon, Adam Driver et enfin Jodie Comer, Le Dernier duel s’impose comme un Scott majeur, de ceux où le cinéaste britannique, en pleine possession de ses moyens, capte son époque en harmonisant merveilleusement fond et forme.”
(Michael Ghennam – Les Fiches Cinema)
(1) : “Le Dernier duel – Paris, 29 décembre 1386” d’Eric Jager – éd. Flammarion
Crédits photos : Photos officielles fournies par La Biennale Cinema