Après six ans d’absence (1), Jane Campion revient derrière la caméra avec Bright star, un drame romanesque en costumes, le genre qui a bâti sa réputation avec des œuvres aussi fortes que La leçon de piano et Un ange à ma table. On y trouve d’ailleurs des sujets communs. Avec le premier, une histoire de passion amoureuse dévastatrice… Avec le second, la biographie d’un(e) écrivain(e). Et, au cœur de l’œuvre, l’art, qu’il soit musique, écriture ou poésie, comme moyen d’expression des sentiments, des émotions…
Ce nouveau long-métrage raconte la relation amoureuse complexe, tourmentée et tragique qui unit, à l’aube du XIXème siècle, l’écrivain anglais John Keats et sa voisine Fanny Brawne.
Keats fut l’un des poètes les plus marquants de son temps… mais pas de son vivant. Incompris par le grand public, descendu en flammes par les critiques littéraires, Keats n’était pas très fortuné, et devait, pour avoir le loisir d’exercer ses talents d’écrivain, accepter d’être hébergé par des amis, pour une somme modique.
C’est ainsi, en s’installant chez Charles Brown, à Hampstead, qu’il a rencontré la jeune Fanny Brawne, qui vivait avec sa famille dans la demeure voisine. Les deux jeunes gens se sont plu immédiatement, mais n’étaient pas destinés à devenir amants. Bien que cultivée, elle ne s’intéressait guère à la poésie et à l’écriture. Il la trouvait attirante, mais était effrayé par son comportement, audacieux et trop « moderne » pour l’époque. Ils se sont pourtant rapprochés peu à peu, chacun trouvant en l’autre une présence réconfortante, une attention particulière. Et fatalement, ils sont tombés amoureux. Fanny a découvert la beauté des poèmes de Keats, s’est initié aux pouvoir des mots. Lui s’est trouvé une muse qui lui a inspiré ses plus beaux textes (2)…
Leur amour s’est heurté à deux écueils. Déjà, la situation financière de Keats, assez désastreuse, insuffisante, en tout cas, pour entretenir une femme de bonne famille. Avant de demander sa main, il devait sortir de sa pauvreté, et pour gagner de l’argent, il lui fallait écrire encore et encore de quoi publier de nouveaux livres et espérer ne serait-ce qu’un léger succès en librairie. Cette obligation de se concentrer sur son œuvre l’a tenu éloigné de Fanny plusieurs mois. Séparation déchirante pour la jeune femme. Et, alors que leurs fiançailles étaient annoncées, c’est la maladie qui est venue contrarier leurs amours. Keats a déclaré une tuberculose, le même mal qui avait emporté sa mère, puis son jeune frère…
Au final, les deux amants n’ont vécu que peu de moments heureux et les seules traces de cette passion sont les odes de Keats, inspirées par sa flamme pour Fanny Brawne, ainsi que les lettres écrites à la jeune femme (3).
On devine ce qui a inspiré Jane Camion dans cette histoire tragique.
Déjà, le beau portrait de femme offert par le personnage de Fanny Brawne, une jeune femme à la fois vulnérable et forte, amoureuse, passionnée, une vraie figure romantique, mais en même temps, une femme moderne, plus libre et audacieuse que la plupart de ses contemporaines. Une femme cultivée, désireuse de mettre en application ses connaissances, de s’affirmer dans un univers patriarcal qui ne laissait que peu de place aux femmes… De quoi séduire la cinéaste, dont l’œuvre entière est axée sur les idéaux féministes, l’égalité des sexes et la rupture avec un système machiste injuste, ainsi que sur la dissection de la si complexe psyché féminine. Ses héroïnes sont toutes des femmes avides de liberté et pleines de désir, et elles en paient le prix fort. Ce sont des chenilles qui s’extirpent de leur cocon pour devenir papillons, et se brûlent les ailes au feu de passions amoureuses dévorantes ou de la colère des hommes…
Ensuite, il y avait dans ce récit matière à une belle réflexion sur l’art et ses connexions avec la vie, sur la façon dont il se nourrit des joies, des peines, de la passion amoureuse. Mais aussi sur la difficulté pour un artiste de mener de front sa carrière et sa vie privée, et surtout de pouvoir vivre de son œuvre, soumise à un regard critique extérieur (ouh, la pression sur ce texte, d’un coup…)
Enfin, on se doute que l’aspect romantique et romanesque de l’œuvre n’a pas laissé insensible celle qui nous a offert jadis des œuvres aussi délicates que La leçon de piano ou Portrait de femme.
Au premier abord, curieusement, c’est justement sur ce point que le film déçoit. La passion qui y est montrée semble étouffée, peine à se libérer. Elle évolue lentement, à son rythme. Puis le film s’emballe, éblouit, nous fait enfin vibrer à mi parcours… pour un temps très bref, retombant ensuite dans une tonalité plus grave, plus sombre. Les spectateurs en attente de torrents d’émotions en seront probablement déçus. Mais cette frustration correspond parfaitement à celle éprouvée par les deux amants, dont les amours auront constamment été contrariés.
Alors, fort logiquement, les moments les plus beaux, les plus poignants du film sont les rares où Fanny et John ont l’occasion de donner libre cours à leur passion. Jane Campion réussit à capter la fragilité et la beauté de cet amour, le caractère éphémère de leur bonheur. Le film suit le rythme des saisons. Le printemps est le moment où fleurit la passion, où s’épanouissent les sentiments. Puis la relation entre Brawne et Keats subit l’aridité de la période estivale, la tristesse de l’automne, et enfin, la rigueur de l’hiver, froid comme la mort… (4) La cinéaste, tel un poète, joue d’ailleurs sur la beauté de ses paysages, la puissance évocatrice de la nature. Fleurs, arbres et herbes folles fusionnent littéralement avec les sentiments des personnages, dans un tourbillon de couleurs. Les visages de John Keats et Fanny Brawne, au faîte de leur passion, sont nimbés d’une lumière d’une infinie douceur, qui flatte l’œil et réchauffe l’âme. Le tout par la grâce de la mise en scène épurée de Jane Campion et le très beau travail sur la photographie et les lumières de son chef-opérateur, Greig Fraser. Et quand le récit l’exige, les tonalités deviennent évidemment plus sombres, plus monochromes, restituant la mélancolie qui anime les êtres.
La cinéaste et son équipe ont ainsi réussi à restituer l’essence même du travail de John Keats, les éléments centraux de ses vers, et contenus, entre autres dans le poème qui donne son titre au film, Bright star, ou, par exemple, dans cet extrait d’une de ses odes fameuses :
« Je ne peux voir quelles fleurs sont à mes pieds,
Ni quel doux parfum flotte sur les rameaux,
Mais dans l’obscurité embaumée, je devine
Chaque senteur que ce mois printanier offre
à l’herbe, au fourré, aux fruits sauvages ;
à la blanche aubépine, à la pastorale églantine ;
Aux violettes vite fanées sous les feuilles ;
Et à la fille aînée de Mai,
La rose musquée qui annonce, ivre de rosée,
Le murmure des mouches des soirs d’été. »
(« Ode à un rossignol » – traduction d’Alain Suied)
Oui, la réalisation de Jane Campion met magnifiquement en images les mots du poète, s’empreint elle-même d’une certaine poésie, d’une superbe légèreté. Elle capture des choses rares, précieuses, éphémères, à l’instar de Fanny, qui tente de conserver dans sa chambre les papillons du jardin, symboles de son amour pour Keats. (Ils mourront rapidement, bien entendu. Trop vite, comme le poète…).
Le charme des acteurs fait le reste. Ben Wishaw impressionne par sa sobriété et son élégance fiévreuse. Il incarne un Keats tourmenté, torturé par sa vie difficile, mais aussi par l’amour qu’il porte à Fanny, au désir qui le dévore et ne peut être satisfait. La jeune Abbie Cornish, elle, est une révélation. Outre la beauté de son visage, qui évoque à la fois Nicole Kidman et Katie Holmes, on admire son jeu tout en finesse, l’intensité de ses regards, la précision de ses gestes. Elle possède la grâce et la force des grandes héroïnes de Jane Campion, la Ada de La leçon de piano, la Janet d’Un ange à ma table, l’Isabel de Portrait de femme…
Bright star est une œuvre relativement austère qui n’est pas forcément très accessible de prime abord, mais qui, à n’en pas douter, se bonifiera avec le temps. Elle creuse paisiblement son sillon et laisse éclater, après la projection, la richesse de ses mots, de ses images colorées, et de ses lumières en clair-obscur. Le film marque en tout cas le retour de Jane Campion au tout premier plan, et c’est tant mieux. Cette grande réalisatrice nous manquait…
(1) : Elle n’avait pas tourné de long-métrage depuis In the cut, en 2003. En revanche, elle avait tourné le court-métrage The water diary pour l’anthologie 8 against poverty, en 2006.
(2) : « Les odes » de John Keats, traduction de Alain Suied – coll. Neige – éd. Arfuyen
(3) : « Les lettres à Fanny » de John Keats, traduction d’Elise Argaud– éd. Rivages (sortie prévue en avril 2010)
(4) : Ceux qui ont eu la chance de voir le film à Cannes, lors de la première, ressentent aujourd’hui encore plus fortement cette déclivité chromatique, la trace la plus nette du film.
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Bright star
Bright star
Réalisatrice : Jane Campion
Avec : Abbie Cornish, Ben Wishaw, Kerry Fox, Paul Schneider, Thomas Sangster
Origine : Australie, Royaume-Uni, France
Genre : biographie romanesque et romantique
Durée : 1h59
Date de sortie France : 06/01/2010
Note pour ce film : ˜˜˜˜˜™
contrepoint critique chez : Il était une fois le cinéma
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