Tout commence avec une intervention policière, dans une cité de banlieue parisienne. L’arrestation musclée d’une jeune femme passablement agitée et décidée à ne pas se laisser faire. Une simple mère de famille injustement coffrée par les flics ? Non : plutôt une dealeuse qui cache la drogue dans les couches de son enfant…
Mais pour les jeunes de la cité, c’est une victime de cette police qu’ils haïssent tant, symbole de l’Etat, qui les oublie toujours entre deux élections.
Insultes, bousculades, jets de pierre et échauffourées… Jusqu’à ce que les policiers parviennent à les faire déguerpir et emmènent leur prise au poste.
Quelques minutes après cet incident, Simon Torossian, un médecin urgentiste venu soigner des habitants du quartier retourne à sa voiture, prêt à intervenir pour sauver une patiente en train de faire une crise cardiaque. Malheureusement pour lui, le gyrophare bleu de sa voiture peut faire penser à celui d’une voiture de police banalisée. Les jeunes de la cité, en colère, le prennent pour cible et lui envoient des objets depuis le toit d’un immeuble voisin. L’un d’eux, Bora, lui balance même un cocktail Molotov, qui enflamme immédiatement le véhicule.
Le groupe se disperse, mais Bora, pris de remords, sort l’urgentiste, inconscient, de la fournaise, lui évitant ainsi une mort certaine.
Les conséquences de ces incidents sont multiples et dramatiques :
Parce que le médecin n’a pas pu intervenir, la patiente qu’il devait sauver est décédée, laissant son veuf en plein désarroi.
Parce qu’il est soudain devenu le symbole de l’insécurité des banlieues, le quartier est sous le feu des projecteurs. Les média montent l’affaire en épingle, les élus locaux réclament que l’on retrouve le jeune héros qui a sauvé la vie du médecin pour redorer l’image de la ville, la police est priée de retrouver au plus vite le coupable.
Parce qu’il vient juste de sortir de prison et que les flics ont la preuve qu’il était sur les lieux, Hassan est le principal suspect. Il est placé en détention provisoire. Sa mère, Mouna, une femme complètement dépassée par les événements, tombe dans la dépression. Elle se sent responsable de la mauvaise éducation de ses fils, mais dans le même temps, elle ne supporte pas l’idée que son aîné soit renvoyé en prison.
Bora lui-même est partagé entre l’envie de se dénoncer à la police pour sauver son copain incarcéré, et l’impératif de ne rien dire, pour ne pas heurter sa mère, Sibel, qui l’élève seule, elle aussi, et serait plutôt irritée d’apprendre que son aîné ait participé à des actes aussi vils. En plein doute, le garçon est de surcroît harcelé par les dealers locaux, qui lui reprochent d’avoir contribué, en tant que coupable ou héros, à attirer les projecteurs sur la cité et empêcher le trafic de se dérouler correctement.
Enfin, parce que le médecin et plongé dans le coma, entre la vie et la mort, cela fait remonter à la surface de vieilles affaires de familles et rouvre des blessures psychologiques jamais vraiment cicatrisées chez Atom, son frère. Il se sent responsable, sans doute parce qu’il faisait partie de l’équipe de police responsable de l’arrestation qui a provoqué les émeutes. D’où sa détermination à rechercher des auteurs de l’agression…
Ces destins de personnages tourmentés, tentant de survivre tant bien que mal dans un monde parfois rude, sont liés les uns aux autres par des fils narratifs complexes, tissés de main de maître par Pascal Elbé.
Avec Tête de turc, son premier film en tant que réalisateur, il signe une œuvre forte, profonde et ambitieuse.
C’est peu dire que, pour ses débuts, il n’avait pas choisi la facilité en optant d’une part pour un dispositif choral à la manière des films d’Alejandro Gonzalez Iñarritu et de Guillermo Arriaga, ses références avouées, et d’autre part, en ancrant son film en banlieue parisienne et en abordant des sujets assez complexes et sensibles. Mais à l’arrivée, le pari est tenu sur toute la ligne.
La mise en scène, si elle pèche parfois par sur le plan technique, avec quelques cadrages et mouvements de caméra hasardeux, est néanmoins bien maîtrisée, brute, tendue et efficace, permettant l’instauration d’un crescendo dramatique pas si prévisible que cela.
Elbé parvient surtout à éviter l’écueil habituel de ce type de film : le déséquilibre entre les personnages et les différentes ramifications du scénario. Dans Tête de Turc, même si certains protagonistes sont plus importants que d’autres, chacun parvient à exister au sein du récit, chacun bénéficie de la même attention de la part du cinéaste.
Il est vrai que Pascal Elbé peut s’appuyer sur d’excellents comédiens. Mais il a su les choisir, les convaincre d’accepter de jouer dans le film, et a réussi à tirer le meilleur de ce casting absolument parfait.
Avant même la fin du tournage, certains avaient ironisé sur le choix de Roschdy Zem dans le rôle d’Atom, l’un des personnages-clés du film, en évoquant un simple « renvoi d’ascenseur » après qu’Elbé ait joué dans le premier long-métrage de Zem, Mauvaise foi. Evidemment, il n’en est rien et la prestation de Roschdy Zem, impeccable en flic torturé par de vieux secrets de famille et incapable de fonder lui-même un foyer, clouera le bec de ces esprits épais.
D’ailleurs, pour l’anecdote, lui qui possède ses racines au Maroc a dû batailler ferme pour convaincre son copain Pascal Elbé qu’il pouvait être crédible en homme d’origine arménienne.
Il a bien fait d’insister. Non seulement il est parfait dans le rôle, mais en plus, sa complicité quasi-fraternelle avec Elbé, qui incarne lui-même le médecin, Simon Torossian.
Autres amis du cinéaste, les excellents Simon Abkarian et Moussa Maaskri sont également de la partie. Le premier joue, avec cette présence brute à l’écran et tout le talent qu’on lui connaît, le rôle du veuf désespéré et rongé par la colère. Le second campe un garagiste turc massif et peu avenant.
Pour son rôle principal, Elbé a su dénicher l’oiseau rare : Samir Makhlouf fait des débuts remarqués en incarnant Bora, ce jeune homme tourmenté peinant à trouver sa place dans un univers très rude, où les plus faibles sont impitoyablement soumis aux plus forts, où les perspectives d’avenir sont des plus restreintes, surtout pour un immigré turc comme lui. L’acteur débutant réussit à restituer toutes les nuances de ce personnage sur le fil, entre volonté et fragilité, entre conscience morale et rébellion…
Côté féminin, le casting est également probant. Elbé offre un beau rôle à la trop rare Florence Thomassin. Sa voix rauque, cassée, si reconnaissable, colle parfaitement à Mouna, cette femme usée par la vie et les tracas du quotidien, n’arrivant plus à élever correctement ses enfants, qui dérivent peu à peu vers la délinquance.
Et le cinéaste a su convaincre l’excellente Ronit Elkabetz d’incarner la mère du jeune Bora, elle aussi contrainte d’élever seule ses enfants, mais affichant une force morale et une volonté exemplaires. Sous la houlette de la comédienne israélienne, le personnage devient le symbole de toutes ces mères célibataires qui, en banlieue ou ailleurs, se battent pour élever dignement leurs enfants, dans des conditions souvent difficiles.
Mais attention, Elbé se défend d’avoir réalisé un film à thèse…
Tête de turc se veut avant tout une fiction, une œuvre dramatique entre film noir et tragédie antique, où la banlieue n’est qu’un cadre comme un autre, et où l’origine ethnique des protagonistes n’est aucunement déterminante. Le réalisateur assure n’avoir été porté que par une démarche de conteur, n’avoir été animé que par le plaisir de la narration.
Certains s’empresseront de déplorer ces trop modestes ambitions, ainsi que l’absence de prise de position claire du cinéaste, qui pour la police et les pouvoirs publics, garants de l’ordre face à la racaille, qui pour les banlieusards, oubliés par les gouvernements successifs, malgré de belles promesses électorales.
Mais mieux vaut ne pas prendre parti que de risquer de sombrer dans
la démagogie. Et mieux vaut rester humble que d’accoucher d’un film prétentieux se ramassant dans les grandes largeurs…
Au final, le « petit » film de genre revendiqué par son auteur a tout d’un grand. Il aborde, mine de rien, un grand nombre de sujets importants : l’identité, les racines, les liens familiaux, l’intégration, le respect de l’autre, la marginalisation des cités, le rôle des acteurs sociaux, des médecins, pompiers, policiers dans les quartiers sensibles…
Il y a dans le cinéma de Pascal Elbé une démarche de citoyen engagé, qui réagit au monde qui l’entoure et qui cherche, par le biais de la fiction, à provoquer la réflexion chez le spectateur.
A l’origine du film, il y a plusieurs faits divers, au premier rang desquels le drame vécu par une étudiante du nom de Mama Galledou, à Marseille, très gravement brûlée suite à l’incendie d’un bus par une bande de jeunes en rébellion contre la société. Lors du procès, les gamins n’ont jamais éprouvé le moindre remords, ni demandé pardon à leur victime innocente, dont la vie a été brisée ce jour-là.
Le cinéaste a été choqué par ce manque de conscience de la gravité des faits chez les jeunes agresseurs, enfermés dans un univers sans aucune morale ni aucune loi.
Comment en est-on arrivé là ? Comment se sont érigées ces zones de non-droit ? Comment expliquer ce fossé qui s’est creusé entre des populations ghettoïsées et l’Etat ? Quelle est la part de responsabilité des différents acteurs sociaux, des pouvoirs publics, des jeunes des cités eux-mêmes ?
Ces questions ont nourri le scénario du film. Pascal Elbé a l’humilité et la sagesse de ne pas prétendre y apporter des réponses. Il ne cherche pas non plus à donner une quelconque leçon de morale, ou même à asséner un message à proprement parler.
Il se « contente » de dresser un constat, en ancrant simplement son film dans un contexte le plus réaliste possible et en veillant bien à ne jamais tomber dans le manichéisme.
Son film ne juge pas, ne prend pas parti pour un camp ou un autre, n’impose aucune idéologie. Il montre juste des personnages ni totalement bons, ni totalement mauvais, prisonniers d’un système, d’un milieu social, d’une condition, embringués dans un cercle vicieux où chaque action est perçue comme une provocation par le camp d’en face, où la violence génère la violence…
Ils sont terriblement imparfaits, terriblement humains.
Et justement, c’est en forçant l’empathie du spectateur vis-à-vis de ces différents protagonistes, aux intérêts divergents, que le cinéaste permet à chacun de s’interroger, de se remettre en question, de faire évoluer son regard sur les choses.
Que l’on ne s’y trompe pas : derrière ses atours de polar modeste, Tête de turc est un superbe film humaniste, touchant, intelligent et subtil. Une très agréable surprise… Pour ses débuts de metteur en scène, Pascal Elbé a frappé très fort et nous offre rien moins que l’un des meilleurs films de ce début d’année. On attend maintenant son prochain film avec impatience…
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Réalisateur : Pascal Elbé
Avec : Samir Makhlouf, Ronit Elkabetz, Roschdy Zem, Pascal Elbé, Simon Abkarian, Florence Thomassin
Origine : France
Genre : film noir humaniste
Durée : 1h27
Date de sortie France : 31/03/2010
Note pour ce film : ●●●●●○
contrepoint critique chez : Geek Culture
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