En cinquante ans de carrière, Steven Spielberg a souvent abordé le thème de l’enfance et de l’adolescence, une période propice à la découverte, au rêve mais aussi aux peurs et aux doutes. Il a en tout cas développé une filmographie impressionnante qui semble trouver ses racines dans un imaginaire lié à l’enfance, de gentils extra-terrestres en féroces dinosaures, en passant par des aventuriers charismatiques. C’est probablement ce qui lui a permis de fasciner plusieurs générations de jeunes spectateurs et, probablement, de susciter la vocation chez de nombreux cinéastes d’aujourd’hui, qui ont rêvé de pouvoir un jour raconter leurs propres histoires avec le même brio narratif, la même maestria technique que le cinéaste américain. Mais Steven Spielberg n’avait jamais pris le temps de se pencher sur sa propre jeunesse, d’évoquer ce qui lui a donné l’amour du Septième Art et ce qui a façonné son style de mise en scène.
The Fabelmans lui donne l’occasion de réparer cet oubli, signant au passage l’un de ses plus beaux films, en tout cas le plus intime, le plus personnel, et une formidable déclaration d’amour au cinéma.
Cela commence dès la première scène. Un travelling latéral parcourt une file d’attente devant un cinéma, durant l’année 1952, et s’arrête sur le visage d’un petit garçon de cinq ans, Sam Fabelman, qui refuse catégoriquement d’entrer dans la salle. Ses parents insistent. Pour sa première projection sur grand écran, ils ont choisi un film qui se passe dans un cirque. Le petit garçon devrait adorer. Mais ils sont un peu gênés quand ils découvrent que Sous le plus grand chapiteau du monde (1) comporte quelques scènes pouvant heurter la sensibilité d’un enfant, notamment ce moment où une voiture est violemment percutée par un train, occasionnant la mort de deux protagonistes. Ce spectacle ne risque-t-il pas de traumatiser ce gamin déjà peureux et angoissé? Effectivement, c’est un choc pour le petit Sammy, comparable, probablement, à celui qu’on vécu les premiers spectateurs de L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat (2). Mais en même temps, il ne peut détourner ses yeux de l’écran, fasciné par ce spectacle. Pour Hanoucca (3), il demande à ses parents de lui offrir un train électrique, dans l’espoir de pouvoir rejouer la scène qui l’a profondément marqué. Evidemment, l’idée de faire dérailler ce jouet coûteux, à la mécanique fragile, n’est pas franchement au goût de son père, Burt (Paul Dano), ingénieur aimant l’ordre et le calme. Mais sa Maman, Mitzi (Michelle Williams) a compris que reproduire cette scène est, pour le gamin, une façon de dompter ses angoisses. Elle lui propose un pacte. L’enfant a le droit de reproduire la scène de l’accident, mais une seule fois. Et pour qu’il puisse ensuite la revivre autant de fois qu’il le désire, il la filmera avec la caméra Bolex 8 mm de Papa.
Pour le petit garçon, c’est une vraie révélation. Il ne quitte plus la caméra, filmant tout d’abord sa famille, puis, dès douze ans, son premier court-métrage de fiction, un western avec ses copain scouts. Ce premier essai en appellera d’autres, tout aussi convaincants, pour son jeune âge. Le cinéaste en herbe est déjà perfectionniste. Il veut que ses films soient réalistes, spectaculaires. Il s’applique à trouver les meilleurs cadrages, à obtenir le montage le plus percutant, à bricoler des effets spéciaux géniaux ou à diriger ses acteurs pour tirer d’eux les meilleures émotions. Sam découvre peu à peu qu’il aime bien mieux la mise en scène que l’algèbre ou la physique, au grand dam de son père, qui rêverait que l’adolescent puisse devenir un ingénieur, comme lui. On connaît la suite, Sam ne deviendra pas ingénieur en électronique, mais un réalisateur très porté sur la technique et les effets visuels, utilisant autant la mécanique que les outils informatiques que son père a contribué à développer (4). Car évidemment, Sam, c’est Steven Spielberg (5). Si certains cinéastes se racontent à travers un alter-ego de fiction, l’histoire racontée ici est bien celle de la famille Spielberg et la jeunesse du futur réalisateur de E.T., Les Aventuriers de l’Arche perdue ou de La Liste de Schindler.
A travers le parcours de ce jeune cinéphile et cinéaste en herbe, Steven Spielberg se raconte et évoque les oeuvres qui l’ont inspiré, comme les grands films de guerre ou les westerns de John Ford (incarné ici par David Lynch dans une scène assez irrésistible). Il s’amuse aussi à citer certaines scènes de ses propres productions : la scène où Sam et ses copains foncent à vélo sur les chemins de leur petite bourgade de l’Arizona évoque évidemment E.T., mais aussi Les Goonies (6); la scène où Mitzi entraîne ses enfants voir le passage d’une tornade rappelle Twister (7); les aventures du groupes de scouts et la scène de chasse aux scorpions évoquent les pérégrinations d’Indiana Jones (le début de Indiana Jones et la dernière croisade qui met en scène un Indy juvénile et boy-scout, la scène introductive des Aventuriers de l’Arche perdue, où le héros a le dos couvert tarentules); ou Hook (le personnage utilise un scorpion pour exécuter un pirate)… La liste est longue. On retrouve aussi certains thèmes chers à Steven Spielberg : le passage de l’enfance à l’âge adulte, la cellule familiale et les relations parents-enfants, l’antisémitisme, la fascination, teintée d’une certaine amertume, pour la seconde guerre mondiale et ses conséquences dévastatrices.
Mais il ne faudrait pas croire que The Fabelmans est juste un film truffé de références pour initiés, fins connaisseurs de la filmographie de Spielberg. Ces citations permettent juste de comprendre comment le cinéaste s’est façonné son propre style.
Ce récit autobiographique est surtout une œuvre sur le(s) pouvoir(s) du cinéma.
Déjà, ce dernier permet à un auteur de contrôler le monde qui l’entoure, le réinventer, le façonner à sa guise. Le terme anglais pour metteur en scène, « film director » prend ici tout son sens. Le cinéaste peut choisir de montrer directement la réalité des choses ou la transfigurer, couper les moments les plus difficiles ou les condenser pour faire naître une émotion, provoquer un choc. Il peut aussi faire ce qu’il veut de ses personnages, en faire des héros ou des idiots, selon son bon plaisir. Le plus bel exemple est ce film documentaire de fin de lycée où Sam prend sa revanche sur les camarades qui l’ont harcelé au cours des mois précédents. Par la grâce du montage, des effets de mise en scène, il les utilise comme des pantins, s’amusant avec leur image, en les ridiculisant ou en transperçant leur carapace de brute épaisse. Dans son univers cinématographique, ces affreux n’ont plus aucune prise sur lui. C’est lui qui a le contrôle.
Avant cela, le jeune homme a expérimenté le pouvoir du montage à travers un banal film familial. Il a réalisé qu’en coupant les scènes d’une certaine façon, il pouvait obtenir deux versions totalement différentes de cette tranche de vie, et induire deux regards très différents sur les personnes qu’il a filmées. Dans le premier montage, sa mère est une femme rayonnante, lumineuse, heureuse en ménage, et le film célèbre la vie familiale. Dans le second, le cinéaste expose la part d’ombre et de secret de Mitzi, sa relation amoureuse avec un autre homme. Deux récits alternatifs, mais décrivant bien la même personne, la même situation. Là encore, c’est le cinéaste qui a le contrôle. C’est lui qui choisit ce qu’il veut montrer ou non, ce qu’il veut dévoiler ou taire.
Le cinéma permet aussi de montrer toutes ces facettes, toutes ces versions alternatives, dans un seul et même mouvement. Le meilleur exemple est cette scène, peut-être la plus belle du film, où les parents Fabelman franchissent le seuil de leur nouvelle maison en Californie, un pavillon d’architecte tout en verre et en bois. Le mari porte son épouse dans ses bras pour lui faire franchir le seuil. Le plan large donne l’impression d’une unité familiale retrouvée, d’un vrai moment de bonheur conjugal. Mais la caméra passe des dents du père, tout sourire, aux yeux de la mère et là, on comprend que quelque chose ne va pas. Mitzi sourit, elle aussi, mais son regard trahit son amertume et son mal de vivre.
La séquence est d’autant plus forte qu’elle fait écho à une autre scène, un peu plus tôt dans le film. Elle se passe lors du précédent déménagement de la famille, lors du trajet en voiture les conduisant vers leur nouvelle vie. La caméra se déplace discrètement, par un bref travelling latéral, et fait disparaître Mitzi du champ. Pour elle, ce déracinement est un vrai supplice. Cela implique de mettre fin à la relation extra-conjugale qu’elle entretenait pour retourner à son rôle d’épouse dévouée et de mère-modèle. Elle doit s’effacer, se sacrifier. Cela provoque un “point de rupture”, pour le couple comme pour le récit. Le nouveau déménagement ravive ce souvenir douloureux. Si Mitzi retrouve bien sa place sur la photo de famille, son esprit, lui, est déjà ailleurs, à des centaines de kilomètres de là. Il faut qu’elle quitte ce cocon familial, qui, pour elle, ressemble plus à un vivarium, une cage dorée dont elle doit s’échapper.
Evidemment, le cinéma est un art combinant image, son et musique. Cette dernière est très importante pour le jeune Sam Fabelman. Dans ses premiers courts-métrages, muets, elle accompagne l’action et donne au film son tempo, son intensité dramatique. Mais elle peut aussi l’aider à soutenir ses messages, communiquer ses émotions, comme dans son film de lycée. La chanson (8) que Sam choisit pour accompagner ses images n’est pas juste un des tubes de l’époque. Ses paroles “If you wanna be happy for the rest of your life, never make a pretty woman your wife (…) A pretty woman makes her husband look small and very often causes his downfall. As soon as he married her and then she starts to do the things that will break his heart” sonnent comme un message de compassion adressé à son père, abandonné pour un autre, et une forme de pardon adressé à sa mère, dont il comprend le besoin de liberté.
Mitzi aussi, à plusieurs reprises, exprime ses émotions à travers les partitions classiques qu’elle joue au piano, comme le Concerto en D Mineur, BWV 974 II: Adagio de Bach, qui traduit sa tristesse lancinante. On sait aussi combien la musique est importante également dans les films de Steven Spielberg, qui réitère ici toute sa confiance à son collaborateur de toujours, le Maestro John Williams.
Il n’est pas le seul collaborateur fidèle de Spielberg à participer à cette aventure. Le chef opérateur, Janusz Zygmunt Kaminski, travaille avec lui depuis La Liste de Schindler. La monteuse, Sarah Broshar, collabore sur ses films depuis Pentagone Papers. Rick Carter, le chef-décorateur, et Tony Kusher, le co-scénariste, sont également des collaborateurs réguliers du cinéaste. On sait que le réalisateur a toujours aimé travailler avec des collaborateurs qu’il connaît bien, et avec qui il a noué des liens de connivence. Il n’allait pas changer de stratégie pour ce nouveau long-métrage, surtout au vu de son sujet. Comme une évidence, il a tenu à s’appuyer sur sa famille de cinéma pour pouvoir évoquer sa vraie famille. Mais s’il travaille souvent avec des collaborateurs réguliers, Spielberg sait aussi recruter de nouveaux collaborateurs et s’entourer des talents les plus adaptés aux besoins de son oeuvre. Ici, il a choisi des acteurs avec qui il n’avait jamais travaillé et force est de constater que c’est une bonne pioche. Le jeune Gabriel LaBelle, qui présente une certaine ressemblance physique avec Steven Spielberg jeune, fait preuve d’une belle présence à l’écran et permet au spectateur de s’attacher rapidement au personnage et à son irrésistible ascension. Michelle Williams et Paul Dano incarnent Burt et Mitzi. Leur jeu tout en retenue, tout en émotion contenue, est exactement ce qu’il fallait pour traduire à l’écran les tourments invisibles qui agitent leurs personnages.
Si le jeune Fabelman montre son habileté à tirer le meilleur d’un amateur au registre de jeu limité, Spielberg excelle évidemment à diriger des comédiens aussi remarquables et toute cette équipe de comédiens, techniciens et artistes participe activement à la réussite du film.
Car The Fabelmans est bien une réussite. Il s’agit assurément de l’une des oeuvres les plus abouties de Steven Spielberg. Le cinéaste y démontre, si besoin était, sa grande sensibilité artistique, son sens du rythme et du montage, sa capacité à générer des images qui s’impriment durablement dans les mémoires de cinéphiles (9). Surtout, il confirme qu’il est un formidable conteur. A partir d’une histoire somme toute assez banale – une biographie qui n’a rien de vraiment spectaculaire ou mélodramatique – Spielberg signe un récit passionnant, souvent drôle, parfois bouleversant, qui sonne constamment juste. Malgré la durée conséquente du long-métrage, on est presque étonné de voir le générique de fin arriver tant on passe un bon moment à revisiter les souvenirs de jeunesse du cinéaste. On aimerait d’ailleurs que le film ne s’arrête pas, que le projecteur continue à dérouler toute la longue filmographie du cinéaste.
Evidemment, cette carrière touche peu à peu à sa fin et The Fabelmans a tout d’un film-testament. Spielberg s’y livre totalement et donne toutes les clés de son cinéma à l’intention des réalisateurs de demain, comme John Ford lui a un jour transmis l’essentiel de ce qu’un cinéaste doit savoir (ou presque). Pour lui, la ligne d’horizon se rapproche, mais comme il garde le contrôle, il peut, d’une pichenette malicieuse, bouger la caméra pour l’élargir à nouveau. Le nombre de projets cinématographiques qui s’accumulent sur son bureau est la preuve qu’il entend bien continuer encore un moment à nous émerveiller, pour notre plus grand bonheur!
(1) : The Greatest show on Earth de Cecil B. De Mille, 1952
(2) : Selon la légende, la première projection du film des frères Lumière, en 1895, provoqua un mouvement de panique. C’est exagéré, mais le public de l’époque, peu habitué aux images sur grand écran eut bien un mouvement de recul en voyant la locomotive avancer vers eux.
(3) : Hanoucca, fête traditionnelle juive, est aussi appelée “Fête des lumières”. Un beau point de départ pour la naissance d’un réalisateur de cinéma, expert en jeux de lumières.
(4) : Burt Fabelman est ingénieur en électronique. Il travaille d’abord à la conception d’ordinateurs pour General Electric, en Arizona, avant de déménager en Californie pour intégrer IBM. Comme Arnold Spielberg, créateur de l’ordinateur GE-225 pour General Electric. C’est sur cet ordinateur que des étudiants vont mettre au point le langage de programmation Basic, à l’origine de l’essor des ordinateurs grand public qui permettront eux-mêmes l’émergence des effets spéciaux numériques dont Steven Spielberg est très friand.
(5) : Le prénom hébraïque de Steven Spielberg est d’ailleurs “Samuel”.Quant au patronyme “Fabelman”, il dérive de l’allemand “Fabel” (“fable”, “histoire”) comme “Spielberg” dérive de “Spiel” (“jeu”) ou “Spielen” (“pièce de théâtre”).
(6) : Film que Spielberg a écrit et produit, mais pas réalisé lui-même, la mise en scène ayant échu à Richard Donner.
(7) : Réalisé par Jan De Bont, produit par Spielberg.
(8) : “If you wanna be happy” de Jimmy Soul – écrite par Carmela T.Guida, Frank J.Guida, Joseph F.Royster – © Wixen Music Publishing, BMG Rights Management
(9): Du moins la plupart du temps, parce que certains de ses films, comme Le BGG ou Indiana Jones et les crânes de cristal, sont moins inspirés que d’autres…
The Fabelmans
The Fabelmans
Réalisateur : Steven Spielberg
Avec : Michelle Williams, Paul Dano, Gabriel LaBelle, Seth Rogen, Keeley Karsten, Julia Butters, Sofia Kopera, Judd Hirsch, David Lynch, Sam Rechner, Oakes Fegley, Chloe East
Genre : Autobiographique et lumineux
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h31
Date de sortie France : 22/02/2023
Contrepoints critiques :
”Avec The Fabelmans, Steven Spielberg signe son film le plus intime. Un récit initiatique autant qu’un hommage vibrant à sa famille et au cinéma. Humaniste et bouleversant.”
(Anne-Claire Cieutat – Bande à part)
”Quand on va voir un Spielberg, ce n’est pas pour voir les aventures d’une famille les plus banales(…) On veut de l’aventure, de l’épique, du panache! Mais rien de tout cela…”
(Frédéric Bonet, L’Indépendant)
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