Maria Enders (Juliette Binoche), une actrice renommée, se rend à Sils Maria, dans les Alpes Suisse, pour assister à l’hommage rendu à Wilhelm Melchior, un grand auteur de théâtre, quand celui-ci décède brusquement. Elle envisage alors de retourner illico en France, avant que la veuve de Wihelm la convainque de rester pour recevoir à la place du défunt la récompense qui devait lui être remise.
Sur place, elle retrouve son ancien partenaire, Henryk Wald (Hanns Zischler), qu’elle ne porte pas dans son coeur, et croise un jeune metteur en scène, Klaus Diesterweg (Lars Eidinger) qui cherche à monter la pièce la plus marquante de Wilhelm Melchior, “Maloja Snake”, et insiste pour qu’elle joue l’un des rôles principaux.
Maria a déjà joué dans l’adaptation cinématographique de “Maloja Snake”, sous la direction de Wilhelm. C’est même le film qui l’a révélée, vingt ans auparavant. Elle incarnait alors Sigrid, une jeune femme de vingt ans, ambitieuse et manipulatrice, qui entretient une relation tumultueuse avec Helena, une femme d’âge mûr, et la pousse finalement au suicide. Evidemment, Maria est désormais trop âgée pour incarner Sigrid. Klaus lui propose donc de s’emparer du rôle de Helena, le rôle de Sigrid étant promis à Jo-Ann Ellis (Chloe Grace Moretz), une étoile montante hollywoodienne.
Maria accepte le challenge, mais au fur et à mesure des lectures de la pièce avec sa jeune assistante Valentine (Kristen Stewart), elle laisse entrevoir un certain malaise.
Pour elle, Sigrid est le rôle de sa vie. Elle s’en souvient comme si c’était hier et elle n’a pas changé. Elle agit toujours comme une gamine immature, plus délurée, en tout cas, que Valentine, qui, malgré son jeune âge, semble déjà très mûre, très adulte. Comment pourrait-elle se glisser dans la peau de Helena alors qu’elle se sent encore aussi proche de Sigrid? En même temps, elle a plus de points communs avec Helena qu’elle veut bien se l’avouer. Elle la renvoie à sa propre image, à sa jeunesse disparue, à sa beauté déclinante, au regard désormais différent que les autres portent sur elle… Mais Maria refuse de se résigner. Elle tente de lutter contre le rôle, contre elle-même, contre sa partenaire et contre sa malheureuse assistante…
La trame n’est pas sans rappeler Opening night, le chef d’oeuvre de John Cassavetes, où Gena Rowlands incarnait une actrice vieillissante en pleine crise existentielle. Mais Olivier Assayas livre sa propre partition, loin de toute influence. Il nous entraîne dans une vertigineuse réflexion sur l’art dramatique, qui montre comment le rôle et l’acteur se vampirisent l’un l’autre. Maria se laisse peu à peu envahir par Helena et ses tourments existentiels, mais elle lui apporte en échange un peu de sa personnalité et de sa force, en faisant autre chose qu’une simple victime.
Ce n’est sûrement qu’une question de points de vue. Quand Maria jouait Sigrid, elle méprisait Helena, qu’elle considérait comme une femme faible, trop lâche pour affronter la vie. Aujourd’hui, elle a vécu et a un recul sur les choses de la vie. Elle est plus à même d’appréhender la complexité du personnage et de s’en emparer, même si le processus est difficile.
Jo-Ann est un peu comme elle à l’époque. Elle méprise Helena et se moque des tourments de Maria. Elle n’est pourtant pas méchante. C’est juste qu’elle aussi, en grande professionnelle, s’est laissée vampiriser par son rôle, devenant de facto la rivale de sa partenaire, et qu’elle est trop jeune pour considérer Helena autrement qu’une pauvre folle dépressive.
Mais c’est surtout la pièce qui vient contaminer le réel, perturbant la vie des comédiennes et pesant dans leurs relations avec leur entourage. On le sent surtout dans l’évolution des rapports entre Maria et Valentine. La jeune femme est à la fois une secrétaire, une confidente, une conseillère, une amie. Une personne de l’ombre indispensable au bien-être de sa patronne. Aussi, quand Valentine révèle qu’elle admire Jo-Ann, son actrice préférée, Maria prend cela comme une trahison et lui fait payer par une attitude plus sèche, plus cynique. Et quand Valentine lui sert de répétitrice, on finit par ne plus savoir si leurs joutes verbales sont celles des personnages de la pièce ou leurs propres conversations.
Insidieusement, Maria se met à étouffer Valentine. Comme elle se laisse elle-même broyer par l’ambiance pesante de la pièce qu’elle doit jouer, qui s’enroule autour d’elle comme un serpent.
L’analogie est loin d’être fortuite, car le serpent est un élément important du film. Le serpent de Maloja, qui donne son titre à la pièce de Wilhelm Melchior, est un phénomène météorologique qui intervient à l’automne, en Engadine. Il survient quand un air chargé d’humidité, montant des lacs italiens, s’évapore et forme un nuage en passant le col de Maloja. Suivant un flux d’air, le nuage s’étire alors, s’allonge et se déplace dans la vallée, au-dessus de Sils Maria. Son déplacement fluide, sinueux et silencieux, donne l’impression d’un serpent s’enroulant autour des montagnes.
Il correspond parfaitement aux peurs et à l’été d’esprit de Maria Enders. L’automne correspond au crépuscule de l’année, aux derniers rayons de soleil, aux derniers éclats de couleur avant l’hiver, le froid et la grisaille. On peut dire que Maria, à presque cinquante ans, entame l’automne de son existence. L’évaporation, qui permet au nuage de se former, est ce qu’elle redoute en tant qu’actrice et que femme. Disparaître complètement, ne plus être qu’un vague souvenir, vite dissipé par un souffle d’air frais, représenté par la jeune génération d’acteurs, Jo-Ann en tête.
En même temps, ce nuage inquiétant occupe tout l’espace avant de disparaître. Il forme un brouillard tellement dense qu’il est aisé de s’y perdre. C’est un peu ce qui arrive à Valentine, happée par les angoisses de sa patronne.
On ne saura pas si Olivier Assayas a lui-même été avalé par le serpent de Maloja, mais une chose est certaine : l’air des Alpes Suisses lui réussit. Il signe une oeuvre brillante sur la création artistiques, les apparences, les relations humaines et la morsure du temps, jouant habilement sur les spécificité de son décor et les rapports de force entre ses personnages, tout en évitant de tomber dans la facilité et le symbolisme de bazar.
Et il se montre une fois de plus un prodigieux directeur d’acteurs, tirant le meilleur de ses trois comédiennes.
Juliette Binoche incarne à merveille la complexe et ambigüe Maria Enders, actrice au crépuscule de sa carrière et femme à la croisée des chemins.Cependant, la voir briller n’est pas une surprise. Elle nous a habitués à ce niveau de performance.
En revanche, on n’attendait pas forcément les jeunes Chloë Grace Moretz et Kristen Stewart, jusque-là plutôt connues pour leurs rôles dans des sagas populaires – Kick-Ass pour l’une, Twillight pour l’autre – dans ce registre-là, plus profond. Et pourtant…
La première s’amuse avec les clichés de l’étoile montante ambitieuse et pimbêche pour mieux montrer la complexité du personnage, plus humain qu’il n’y paraît. La seconde est prodigieuse dans le rôle de l’assistante personnelle de Maria, jeune femme à la fois forte et fragile essayant de trouver sa place dans un milieu où seuls les égos forts tirent leur épingle du jeu.
Snobé par le jury du dernier festival de Cannes, Sils Maria n’en demeure pas moins une oeuvre puissante, intelligente et profonde, qui aurait pu figurer au palmarès. Puisque le climat est très frais pour un mois d’août, pourquoi ne pas vous glisser dans une salle de cinéma et découvrir les splendeurs de Sils Maria et du serpent de Maloja?
_______________________________________________________________________________
Sils Maria Sils Maria Réalisateur : Olivier Assayas Avec : Juliette Binoche, Kristen Stewart, Chloë Grace Moretz, Lars Eidiger, Hanns Zischler Genre : actrices au sommet (de leur art) Origine : France Durée : 2h03 Date de sortie France : 20/08/2014 Note : ●●●●●○ Contrepoint critique : Télérama (critique "contre") |
_______________________________________________________________________________