Lors de la « première séance » de cette Thérapie de Groupe, nous rencontrions Jean-Eudes de Cageot-Goujon – mondialement connu sous le pseudonyme de Manu Larcenet – qui fut jadis une star internationale et incontestée de l’art séquentiel. Offrant au peuple un chef d’œuvre tous les trois mois, ses livres s’arrachaient, il était adulé de tous (et surtout de toutes !), fut le premier à remporter le prix Nobel de littérature grâce à une bande dessinée, et finit même pas voir ses majestueux travaux exposés aux côtés de ceux du maître Caravage… ni plus, ni moins !
Malheureusement, plus dure est la chute lorsque l’on monte si haut… alors, fatalement, après avoir côtoyer les dieux, Jean-Eudes gît maintenant aux enfers… ou plus précisément sur le carrelage de sa salle de bain, l’estomac débordant de l’impressionnante gamme d’antidépresseurs que comptait sa pharmacie.
Artiste fini, Jean-Eudes n’est plus aujourd’hui que l’ombre de lui-même, vide de toute idée un tant soit peu novatrice. Peut-être, afin d’enfanter l’étoile dansante qui résulterait de cet immense chaos en lui, il devrait lire les bédés de Nietzsche, ou tout du moins lui poser quelques questions à ce sujet s’il vient à le croiser en festival ? Peut-être, encore, devrait-il chercher l’inspiration du côté de nos ancêtres ; les hommes préhistoriques ont-ils jamais été confrontés à l’angoisse de la paroi blanche ou les peintres de la Renaissance jamais remis en doute ce que leur dictaient les muses divines ? Peut-être, enfin, devrait-il écouter sa famille et se résoudre à accepter que « le gag » est devenu un art bien ringard alors que les jeunes veulent des ninjas bondissants, des os qui craquent et du sang qui giclent, des méga-techniques de combats jutsu et des kunaïs qui tranchent des gorges.
La « deuxième séance » nous montrait le pauvre Jean-Eudes au fond du trou, errant comme une âme en peine au sein de la Clinique des Petits Oiseaux Joyeux, « Clinique Psychiatrique pour fous, gros et demi-gros »… mais aussi agréable soit ce lieu où l’on vous donne de la drogue gratuitement – et où l’on vous surveille pour que vous la preniez bien ! – Jean-Eudes se devait de réagir ! Si ce n’est pour lui, au moins fut-ce pour nous, pauvres lecteurs avides de son génie incomparable et incommensurable !
L’irréductible Jean-Eudes profitera donc de cette troisième et ultime séance de Thérapie de Groupe pour reprendre du poil de la bête et revenir sur le devant de la scène, dusse-t-il pour cela se plier aux dures épreuves des moines tibétains – experts en contemplation –, voire même s’adonner au prétentieux rôÔôman grâÂâphique ou à l’inutile, dépourvue d’imagination, mais tant à la mode bédéreportage !
Pile entre Désoeuvré, la « BD / bilan de carrière » de Trondheim, et les autobiographies rigolo-fantasmées de son pote Bouzard, Larcenet nous expose donc via un habile mélange d’autodérision et de justesse ses névroses d’auteur fini… et nous prouve par la même à quel point il est encore et toujours un très grand auteur ! Et ce, que ce soit en tant que scénariste – tant l’humour est omniprésent, fin et même teinté de poésie en ses mots – aussi bien qu’en tant que dessinateur : adaptant son style à son propos, sa palette graphique ira de feu son style « Fluide Glacial » à son style actuel plus brut et plus charbonneux en passant par la parodie de comics, la folie furieuse du manga, le délire psyché’ à la Métal Hurlant, et allant même jusqu’à taquiner certains grands peintres d’antan ! Pour parfaire sa panoplie d’artiste aussi complet que loin-d’être-fini, môssieur Larcenet s’attellera également à la colorisation de cet album… pour un résultat des plus bluffant, car bien au-dessus des couleurs, on s’émerveillera du résultat au niveau des ambiances, des lumières et des ombres…
Après son magnifique mais ô combien sombre Blast, sa puissante adaptation du triste Rapport de Brodeck et ses philosophiques pensées contemplatives chez Les Rêveurs, quel bonheur de suivre Larcenet sur une telle troligie, mais aussi et surtout, quelle joie immense de constater qu’il est encore capable de mettre son talent sans cesse plus grand au service de l’humour… fusse-t-il le fruit de sa dépression ! Comme quoi, parfois, Nietzsche de raconte pas que des conneries : il faut avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse !
Thérapie de groupe (Tome 3/3), de Manu Larcenet (Ed. Dargaud)