Amis bédéphiles, imaginez un monde où notre cher média serait aussi puissant que la télévision, où les cases et les phylactères dicteraient les lois, où toute l’économie reposerait sur la vente de nos beaux albums…
« Le rêve ! », me direz-vous.
« Pas sûr… », vous répondrai-je.
Quand on voit ce qu’est devenue la télé de nos jours, à la fois omnipotente et totalement pervertie – permettant à la première Nabila venue d’accéder au rang de star, prompte à nous vendre n’importe quelle daube tant que les millions en découlent, capable de faire trembler les institutions comme d’en devenir leur meilleure vitrine – est-ce vraiment le sort que nous souhaitons au neuvième art ?
C’est pourtant sur ce postulat de base totalement fou-fou que Blutch construit son dernier album, mettant en scène un monde rétro-futuriste où la société toute entière serait à la botte d’un immense groupe d’édition, chacun ne vivant que dans l’insoutenable attente du prochain tome de leur bédé phare.
Une bédé réalisée par Lantz, vieil auteur à la renommée sans égale, inversement proportionnelle à son actuel degré d’inspiration. En effet, alors que son éditeur le presse de produire un énième tome du Nouveau Nouveau Testament – qu’importe la qualité, l’essentiel restant que l’objet inonde les têtes de gondole –, lui rêverait d’en finir avec cette mascarade, quitter ce star-system aux valeurs douteuses pour revenir à une bande dessinée « à l’ancienne », faite avec le cœur… et les mains !
Utopie qu’il partage avec la jeune Liebling, véritable artiste passionnée et inspirée qui, pour (sur)vivre, se retrouve contrainte à produire à la chaine des milliers de pages insipides, sans réfléchir, juste en fourrant ses mains à l’intérieur d’une effrayante machine capable de retranscrire les émotions sur du papier.
Une œuvre complètement barrée, peut-être trop pour certains qui seront rebutés par son côté sans queue ni tête et totalement fantasmagorique, mais qui relève pourtant du trait de génie tant elle est maîtrisée et cohérente.
Maitrisée tant les décors aux relents de SF seventies nous ravissent les yeux, tant le trait virtuose de Blutch parvient à passer du profondément sensuel au carrément oppressant d’une case à l’autre, tant le travail sur les couleurs lui rend honneur et le sublime encore davantage.
Cohérente, tant ses personnages et leur destin peuvent paraître tantôt comiques, tragiques, antipathiques, ou pathétiques, mais se complètent et se répondent à la perfection pour créer au final une critique acerbe du petit monde de l’art séquentiel… et à travers ce microcosme, de notre société en général !
Amusant, déprimant, grinçant, envoutant, flippant, dérangeant, fascinant… du grand Blutch !
Lune l’envers, de Blutch (ed. Dargaud).