Dans son excellente bande-dessinée “Les Ignorants”(1), Etienne Davodeau retranscrivait sa rencontre avec Richard Leroy, un vigneron du Pays de Loire. Pendant un an, il a partagé le quotidien de l’agriculteur, soignant la vigne et suivant les différentes phases de la vinification, tout en entraînant son palais à la dégustation des crus français et étrangers. En échange, il a initié le vigneron à la bande-dessinée et à l’industrie du livre. L’album permettait de bien souligner les points communs entre les deux hommes, artisans passionnés luttant pour privilégier la qualité et la singularité dans des secteurs menacés par l’hégémonie des gros producteurs et l’uniformisation des goûts.
Résistance naturelle, le nouveau long-métrage de Jonathan Nossiter, fonctionne un peu sur le même schéma, orchestrant la rencontre de deux univers, la culture et l’agriculture…
Fin connaisseur en oenologie, le cinéaste américain a noué, depuis son documentaire Mondovino, des liens amicaux solides avec certains vignerons. Il aime à les retrouver et discuter de choses et d’autres tout en dégustant de délicieux nectars issus de la vigne.
C’est lors d’un de ces moments de convivialité, chez un vigneron de Pacina, à proximité de Sienne, qu’est née l’idée de ce long-métrage. Autour de la table étaient réunis le cinéaste, quelques vignerons indépendants italiens partageant la même philosophie (2) et Gian Luca Farinelli, le directeur de cinémathèque de Bologne.
Pendant qu’ils sirotaient les crus locaux et préparaient le repas, les convives ont eu des discussions animées sur leurs métiers respectives et leur place dans le modèle économique d’aujourd’hui. Résistance naturelle est le fruit de ces échanges.
Le cinéaste a enregistré les points de vue de ces vignerons au tempérament bien trempé.
Tous défendent l’agriculture biologique et biodynamique pour protéger la terre, mais s’élèvent contre le label “Bio” comme vulgaire argumentaire de vente. Tous veulent valoriser l’idée de terroir mais refusent le système d’appellation d’origine contrôlée italien qui ne profite, selon eux, qu’à des gros producteurs.
Et tous s’élèvent contre les normes agricoles absurdes de l’Union Européenne, qui va juger “non conforme” un vin blanc trop jaune, alors que sa couleur est purement naturelle, liée uniquement au climat plus chaud que d’ordinaire l’été avant les vendanges…
Il filme leurs doléances, leurs messages de révolte, les laisse patiemment expliquer leur démarche et démontrer le bien-fondé de leur méthode – la comparaison des sols de deux parcelles voisines, l’une traitée de façon naturelle et l’autre maltraitée par les engrais chimiques et les désherbants, est édifiante… – et il les laisse s’exprimer sur leur façon d’envisager l’avenir, en se demandant si cette résistance au système correspond aux derniers feux d’un artisanat en voie de disparition ou, au contraire, un mouvement contestataire d’avant-garde, précurseur de l’écroulement d’un système libéral à bout de souffle.
En parallèle, il s’interroge, avec Gian Luca Farinelli, sur les mutations de l’industrie cinématographique, bouleversée par l’apparition du numérique, les nouveaux média, l’uniformisation des grosses productions… Le directeur de la cinémathèque est semblable à ces vignerons. Il défend un patrimoine, un savoir-faire ancestral, protège ses bobines comme des bouteilles des ravages du temps.
Là aussi, le combat est difficile. Comment mettre en exergue la patte singulière d’un auteur dans un monde où les grosses compagnies proposent des produits insipides, formatés au (mauvais) goût du plus grand nombre? Comment faire découvrir des vieux films dans un monde où les films sont devenus de simples biens consommables, sitôt vu, sitôt oubliés, produits éphémères destinés à générer des recettes avant de sombrer dans l’oubli?
A travers des extraits habilement choisis, tirés de films classiques (Max mon amour d’Oshima, Le Crime était presque parfait d’Hitchcock, La Ruée vers l’or de Chaplin…), de vieux films d’actualité, de documentaires (Chi legge de Mario Soldati, Comizi d’amore de Pasolini), Jonathan Nossiter aborde différentes fonctions du cinéma. Le septième art est à la fois un spectacle convivial et familial, une ouverture sur le monde, la trace d’évènements passés dont il est nécessaire de se souvenir, un outil de réflexion,… C’était aussi – et c’est ce qui intéresse particulièrement le réalisateur américain – un moyen d’expression contestataire. Jadis, les oeuvres s’élevaient contre l’ordre établi, dénonçaient les injustices, brisaient les tabous, choquaient, secouaient, invitaient à la révolte face à des situations iniques. Qu’en est-il aujourd’hui?
Le résultat est un curieux documentaire, poétique et politique, pertinent et impertinent, qui évolue à son rythme, qui musarde dans les vignes tout en abordant des sujets de société importants, voire déterminants pour l’avenir de nos sociétés.
Nossiter ne se pose pas en donneur de leçons. Il ne prétend pas apporter des solutions à tous les problèmes de la planète avec son film, pas plus que ses amis vignerons ne pensent révolutionner l’agriculture italienne avec leurs positions radicales. Il se contente d’inviter à la réflexion, en donnant la parole à des gens que les média traditionnels ignorent, alors qu’ils tiennent pourtant des propos plein de bon sens, et en montrant les choses sous d’autres angles que celui de la pensée unique.
Dans un monde où on l’on ne parle que de standardisation, d’uniformisation, de rendement, il est impératif de défendre des valeurs comme la qualité, la singularité, l’unicité, la rareté. Il faut protéger les petits artisans indépendants, qu’ils oeuvrent dans la culture ou l’agriculture. Il faut protéger l’idée de spécificité d’un terroir et celle d’exception culturelle. Il est essentiel que les artistes – cinéastes ou vignerons – puissent s’exprimer en toute indépendance, en toute liberté, pour que les générations futures puissent s’extasier à leur tour face à un verre de grand cru ou un chef d’oeuvre cinématographique…
(1) : “Les ignorants” d’Etienne Davodeau – ed. Futuropolis
(2) : Stefano Bellotti du domaine “Casina degli Ulivi” (Piémont), Elena Pantaleoni du domaine “La Stoppa” (Emilie-Romagna), Giovanna Tiezzi & Stefano Borsa du domaine “Pacina”(Toscane), Corrado Dottori & Valéria Bochi du domaine “La Distesa” (Les Marches).
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