quitter la nuitUne voiture roule de nuit, sur une petite route déserte de Belgique.
A son bord, le conducteur, mutique, et une jeune femme, sur la banquette arrière. Elle lui annonce qu’elle doit passer un appel à sa soeur pour ne pas qu’elle s’inquiète.
La conversation téléphonique semble assez anodine. Aly (Selma Alaoui) dit qu’elle sera un peu en retard pour passer récupérer sa fille, ponctue la discussion de « oui », « non », « je ne sais pas ». On comprend qu’elle est en réalité en communication avec Anna (Veerle Baetens), standardiste aux urgences de la police. Celle-ci comprend que son interlocutrice ne peut parler librement et est potentiellement victime d’un enlèvement. Il convient dès lors de faire preuve de beaucoup de sang-froid et de subtilité pour faire durer la conversation, tracer le téléphone et tenter d’identifier la position exacte du véhicule. Mais le conducteur, Dary (Guillaume Duhesme), s’impatiente face à cet appel qui s’éternise. Il montre de plus en plus de signes d’agitation. On sent qu’il y a en lui une sorte de violence prête à exploser d’une minute à l’autre, ce qui contribue à faire monter la tension et à jouer avec les nerfs d’Aly, d’Anna à distance et du spectateur.

L’ouverture de Quitter la nuit est une beau moment de cinéma, une séquence de thriller terriblement efficace qui n’est pas sans rappeler le très bon The Guilty de Gustav Möller. Mais il s’agit surtout de la reprise du court-métrage qui avait fait connaître Delphine Girard en 2019, Une soeur, avec les mêmes personnages, les mêmes acteurs et quasiment les mêmes dialogues. Il avait valu à la cinéaste d’être nommée pour l’Oscar du meilleur court-métrage l’année suivante.
Pour son premier long-métrage, Delphine Girard a choisi de capitaliser sur son succès, mais surtout, de prolonger un peu l’intrigue. Le véritable sujet du film n’est pas l’enlèvement supposé d’Aly et son sauvetage par les policiers. Comme son titre l’indique, Quitter la nuit s’intéresse plutôt à ce qui se passe après l’évènement, en continuant à suivre les trois protagonistes.
Déjà, elle décrit les heures qui suivent l’intervention de la police. Les enquêteurs interrogent les protagonistes du drame sans les ménager, en leur posant des questions sur les circonstances de leur rencontre et en cherchant les failles dans leurs déclarations, divergentes. Dary dément fermement toute agression et enlèvement. Ils raconte qu’ils se sont rapprochés lors d’une soirée chez un ami commun et qu’Aly lui a proposé de passer la nuit avec elle. Il ne nie pas avoir eu un rapport sexuel avec la jeune femme, mais déclare qu’il était consenti. Aly maintient que le rapport a été forcé. Le comportement de Dary a évolué au cours de la soirée et il s’est montré de plus en plus pressant et violent. Mais, contre toute attente, la jeune femme ne se montre pas très coopérative avec les policiers. Elle se braque face à leurs questions et refuse de se soumettre à l’examen médical qui viendrait corroborer le viol.

Le spectateur en viendrait presque à remettre en question sa version des faits, s’il n’avait pas vu la séquence initiale, où Dary se montre effectivement sous un jour assez autoritaire et brutal. Le personnage d’Anna, qui cherche à se documenter sur ce dossier, est là pour nous le rappeler. Pour elle, il n’y a aucun doute. Aly est bien la victime dans cette affaire. On sent que son histoire a réveillé chez la standardiste d’anciens souvenirs douloureux, ravivé des blessures qui ne cicatriseront peut-être jamais. Quand son beau-fils lui demande comment elle a vécu son adolescence, Anna fuit la conversation, se referme. Elle préfère taire sa souffrance, l’oublier.
Aly vit la même situation. Sonnée, elle essaie de reprendre le cours de sa vie, de laisser derrière elle cette nuit de cauchemar. Elle met du temps à en parler à sa soeur, refuse de se livrer à son ex-conjoint, et essaie de ne rien laisser paraître auprès de sa petite fille, même si la gamine sent bien que quelque chose ne va pas. C’est un processus de reconstruction lent et complexe, indépendant du verdict que le tribunal pourrait rendre. On comprend finalement que la jeune femme se sent coupable d’avoir permis cette situation, en discutant avec Dary, en lui laissant entrevoir la possibilité d’un flirt. Anna saura trouver les mots pour lui redonner un peu de baume au coeur, lorsqu’elle parviendra enfin à la retrouver, après l’enquête, après le procès, après la nuit, lors d’une scène très émouvante qui évoque parfaitement la démarche de Delphine Girard. La cinéaste s’intéresse avant tout à ses personnages, à leurs failles et leurs forces, leurs zones d’ombres et de lumière. Elle n’est jamais dans le jugement, consciente du côté imparfait et imprévisible de l’être humain. Même Dary est montré sous différentes facettes. Il n’est pas décrit comme une brute épaisse, mais comme un pauvre type sous pression, frustré et insatisfait de sa vie, rongé par une violence héréditaire. Pour autant, elle se place clairement du côté des victimes, montrant avec subtilité la difficulté de la procédure policière, le côté frustrant du jugement, qui ne permet pas de soulager les blessures psychologiques et surtout la difficile reconstruction après la perte d’une forme d’innocence et d’insouciance.

Pour se faire, elle s’appuie essentiellement sur le travail de ses comédiens, tous formidables. On connaissait déjà le talent de Veerle Baetens, magnifique, entres autres, dans Alabama Monroe et dans Un début prometteur. On découvre celui de Selma Alaoui, parfaite dans le rôle de cette femme en plein maelstrom émotionnel, à la fois en proie à la honte et la culpabilité, et emplie d’une force, d’une résilience admirable. Guillaume Duhesme se montre lui aussi bluffant dans le rôle de son bourreau, à la fois glaçant dans certaines scènes et totalement vulnérable et fragile dans d’autres, où il a l’air d’un petit garçon apeuré, totalement sous emprise.
Tout passe dans les interactions entre les personnages, les regards échangés (ou non), les silences, sans esbrouffe, sans effets mélodramatiques. Pour un premier long-métrage, la maîtrise technique et artistique est assez bluffante. Les festivaliers de la Mostra de Venise, et plus précisément des Giornate degli autori, l’ont bien constaté et ont récompensé le film d’un prix du public mérité en 2023.

On souhaite au film de pouvoir toucher un large public, même si le sujet n’est pas des plus faciles, et on espère que le talent de Delphine Girard, définitivement exposé au grand jour, lui ouvrira les portes d’une très belle carrière cinématographique.


Quitter la nuit
Quitter la nuit

Réalisatrice : Delphine Girard
Interprètes : Selma Alaoui, Guillaume Duhesme, Veerle Baetens, Anne Dorval, Gringe, Adèle Wismes, Florence Janas
Genre : Thriller haletant + Drame psychologique
Origine : Belgique
Durée : 1h48
Date de sortie France : 10 avril 2024

Contrepoints critiques :

”La réalisatrice belge Delphine Girard met en scène une histoire de réparation psychologique qui, hélas, s’enlise dans les poncifs. Troublant pendant dix minutes. Dix minutes seulement.”
(Olivier De Bruyn – Marianne)

“On quitte cette nuit claire-obscure avec regret, et on s’incline avec admiration, tant tous les éléments et toutes les injonctions de notre époque en pleine révolution sont habilement et intelligemment amenés. Pas une once de pathos, ici, mais des tonnes de lucidité et d’humanité.”
( Mary Noelle Dana – Bande à part)

Crédits photos : copyright Haut et Court

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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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