Pour son premier long-métrage, la jeune cinéaste Léa Fehner n’a pas choisi la facilité. Déjà, elle l’a doté d’un titre à rallonge mystérieux et peu engageant : Qu’un seul tienne et les autres suivront. Ensuite, elle s’est entourée d’acteurs peu ou pas connus, ce qui est toujours un léger handicap pour la carrière d’un film. Enfin, elle a construit un film-choral, genre éminemment périlleux pour n’importe quel cinéaste expérimenté, et donc, à fortiori, pour une réalisatrice débutante. Trois choix assumés qui risquent de rebuter quelque peu les spectateurs potentiels…
Mais passer à côté de ce film serait vraiment dommage. Il s’agit d’une œuvre ambitieuse, dense et subtile, poignante et révoltante, portée par des comédiens magnifiques et une mise en scène inspirée. Une des belles surprises de cette fin d’année, noyée parmi les sorties de films familiaux et de blockbusters.
La cinéaste nous propose de suivre trois histoires distinctes, et une douzaine de personnages, des destins douloureux, marqués par une misère sociale ou affective qui vont finir par se croiser au parloir d’une prison.
Il y a l’histoire de Zohra (Farida Rahouadj), une algérienne dont le fils aîné a été assassiné en France. Elle arrive à Marseille pour récupérer ses affaires, mais surtout pour tenter de comprendre ce qui s’est passé. Son objectif : rencontrer le meurtrier en tête-à-tête. Mais évidemment, la justice n’est pas prête à accéder à sa demande. Alors, Zohra se rapproche de la sœur du criminel, Céline (Delphine Chuillot) et gagne peu à peu sa confiance, sans lui révéler qui elle est…
Il y a aussi l’histoire de Laure (Pauline Etienne), une jeune fille qui cherche à sortir de son cadre de vie trop sage. Aussi, sa rencontre avec Alexandre (Vincent Rottiers) est une aubaine. Le garçon est tout ce qu’elle admire, un chien fou, un peu marginal, rebelle à l’ordre établi, qui n’hésite pas à transgresser les lois pour imposer ses idées et défendre les causes qu’il estime juste. Evidemment, ceci n’est pas du goût de la police, qui finit par arrêter le jeune homme et le jeter en prison. Laure est désemparée. Elle est trop jeune pour avoir le droit de rendre visite à celui qu’elle aime et elle se refuse évidemment à en parler à ses parents, qui réprouveraient cette idylle avec un jeune voyou. Elle demande à Antoine (Julien Lucas), un inconnu croisé par hasard, de l’accompagner au parloir…
Il y a enfin l’histoire de Stéphane (Reda Kateb), un type paumé, accablé par les galères. Sa mère le harcèle pour qu’il lui rembourse l’argent qu’elle lui a prêté, lui enjoint de trouver un travail mieux rémunéré, et de forcer sa petite amie à en faire de même. Mais justement, Stéphane n’a pas envie qu’Elsa (Dinara Droukarova) se remette à travailler. Et pour cause, c’est une ancienne prostituée… Un jour, le jeune homme attire l’attention d’un truand, Pierre (Marc Barbé). Stéphane ressemble comme deux gouttes d’eau à un des hommes de main du gangster, récemment condamné à vingt-cinq ans de réclusion. Pierre lui propose, contre une importante somme d’argent, de prendre la place du détenu jusqu’à ce que celui-ci soit mis en lieu sûr…
Ces trois histoires entrelacées, qui convergent vers une même séquence finale, dans le parloir de la maison d’arrêt, permettent à la cinéaste d’illustrer de nombreux sujets : la diversité et la complexité des liens filiaux, la justice et les injustices, l’aliénation sociale et sentimentale. Et bien sûr, la dureté de l’univers carcéral, vécue non pas de l’intérieur, mais de l’extérieur, via l’attitude des proches, entre douleur, colère et résignation. Le sujet, on le devine, tient à cœur à Léa Fehner. Et pour cause, la jeune femme a grandi près d’un centre de détention et a pendant longtemps été fascinée par les « parloirs sauvages » improvisés à l’extérieur de la prison par des femmes cherchant désespérément à aider leurs conjoints incarcérés à « tenir le coup ».
L’aspect social est important dans cette œuvre, d’une abondance thématique inhabituelle pour un premier long-métrage, mais la réalisatrice ne tient pas vraiment à faire passer un message. C’est juste le constat, glaçant et poignant, d’une société en plein malaise, où les individus sont trop englués dans leurs propres problèmes pour réagir face à la détresse des autres.
Alors la cinéaste cherche à interpeller le spectateur, le forcer à compatir à ces destins dramatiques certes romancés, mais inspirés d’exemples réels, de gens ordinaires. Elle y parvient dès la première séquence, percutante, où une femme complètement paumée, effondrée par l’incarcération de son mari, implore en vain l’aide des personnes qui attendent l’heure des visites, à l’entrée de la maison d’arrêt… Le ton est donné et la cinéaste ne lâchera plus son emprise sur le spectateur, à l’aide d’une mise en scène efficace et élégante, d’un montage précis et surtout d’une construction narrative brillante, qui entrelace de façon très fluide les différentes histoires, sans jamais déséquilibrer le récit, ni privilégier un personnage par rapport à un autre.
Mais le film doit aussi énormément à ses interprètes, tous magnifiques. Farida Rahouadj, visage froid et marqué, et Delphine Chuillot, plus démonstrative, sont remarquables de douleur contenue, laissant deviner des sentiments contraires faits de chagrin, de colère et de culpabilité. Vincent Rottiers confirme le bien que l’on pensait de lui dans le rôle de cet idéaliste rebelle à la société. Un rôle pas si simple, car il s’agit ici de montrer comment ce jeune homme sur qui la vie et les lois n’ont aucune prise, se retrouve transformé par l’emprisonnement, plus amer, plus colérique… Pauline Etienne incarne le personnage de Laure avec le mélange de candeur et de maturité dont elle avait déjà fait preuve dans Elève libre, de Joachim Lafosse. Une qualité qui avait aussi fait connaître l’excellente Dinara Droukarova, quand elle a débuté dans les films de Vitali Kanevski, et qui joue ici un rôle de femme avide de liberté et d’élévation sociale.
Il y a enfin Reda Kateb, parfait en type paumé, incapable de faire face à ses galères, aux femmes de sa vie, à la violence des autres… On avait déjà remarqué sa « trogne » dans Un prophète de Jacques Audiard. Touchant et intense, il fait preuve ici un talent d’acteur encore plus grand. Une vraie révélation.
Certains déploreront sans doute la construction trop « parfaite » du film, et le fait que la cinéaste ait privilégié l’émotion au détriment du fond. Il est clair que le film, en dépit de ses qualités, garde encore cette forme un peu trop « scolaire » qui caractérise les premiers films. Cela dit, l’ensemble est suffisamment efficace pour que l’on oublie bien vite ce défaut très relatif, et que l’on se laisse émouvoir par le sort des personnages. Certains ont su se laisser séduire puisque Qu’un seul tienne et les autres suivront a gagné le prix Michel d’Ornano (prix du meilleur premier film français décerné par un jury de journalistes américains) lors du dernier festival du film américain de Deauville et qu’il a été sélectionné à la Mostra de Venise.
Le talent de Léa Fehner est indéniable et laisse entrevoir une belle carrière de cinéaste, pour peu qu’on lui laisse la chance de pouvoir exprimer son propre style. Raison de plus pour défendre ce premier film fragile, à la fois grave et intense…
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Qu’un seul tienne et les autres suivront
Qu’un seul tienne et les autres suivront
Réalisateur : Léa Fehner
Avec : Reda Kateb, Farida Rahouadj, Pauline Etienne
Origine : France
Genre : Film-choral, drame
Durée : 1h59
Date de sortie France : 09/12/2009
Note pour ce film : ˜˜˜˜˜™
contrepoint critique chez : laterna magica
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Intense, vrai, bouleversant et maîtrisé
C’est fort, Mademoiselle Fehner
Merci