Un film portugais de 4h30, longue fresque historique en costumes du XIXème siècle, ça vous tente? Non, hein, pas trop…
Et encore moins si je vous dis qu’il s’agit d’un film aussi “bavard” qu’il est peu spectaculaire, construit quasi-exclusivement autour sur de petites histoires racontées en voix-off et des scènes de dialogues.
Mais voilà, c’est Raùl Ruiz qui orchestre ce film-fleuve, et force est de constater qu’il a désormais atteint la plénitude de son art en matière de narration et de maîtrise de la caméra… Jusque-là, le cinéaste franco-chilien alternait avec plus ou moins de bonheur des oeuvres expérimentales insolites qui déroutaient une bonne partie du public (L’oeil qui ment, Ce jour-là, Généalogies d’un crime…) et des oeuvres un peu plus académiques (Les âmes fortes, le temps retrouvé), oscillant entre narration très classique et refus des règles de l’écriture. Avec Mystères de Lisbonne, il réussit à trouver le juste équilibre entre ces deux tendances de so oeuvre et livre sans doute son film le plus abouti, le plus remarquable d’un point de vue cinématographique.
Pour qui acceptera de se laisser porter par la narration et de passer le cap d’une première heure enlevée mais assez austère, Mystères de Lisbonne se révélera être un film captivant, passionnant, porté par un souffle romanesque absolument magnifique.
L’intrigue – ou plutôt les intrigues, tant le film est riche en ramifications narratives – repose sur un grand classique de la littérature portugaise du XIXème siècle, signé Camilo Castelo Branco (1). Un roman lui-même adapté des “Mystères de Paris” d’Eugène Sue et de grands classiques de la littérature française (les thèmes et les situations évoquent autant Balzac que Dumas (2)).
Tout commence par l’histoire de Pedro, un enfant qui a été abandonné très tôt par sa mère dans l’orphelinat du Père Dinis. Il ne connaît pas ses parents, ni même son nom de famille. Ceci lui vaut les brimades et les moqueries de la part de ses petits camarades. A l’époque, ceux qui n’avaient pas de noms étaient le plus souvent des enfants illégitimes, des “bâtards” fruits des ébats de nobles avec des roturiers, ou bien des enfants de vauriens pendus par les autorités.
Suite à une énième remarque désobligeante sur ses origines, le garçon provoque une bagarre et perd connaissance après avoir été tabassé par ses camarades.
Dans son demi-sommeil, il voit le visage d’une femme qui lui dit être sa mère. Les jours qui suivent, il découvre le secret entourant ses origines, l’histoire d’amour entre ses parents, empêchée par le père de la jeune femme et un prétendant constituant un meilleur parti.
A partir de là, la machine romanesque se met en route, réservant quelques surprises de taille et bifurquant, au gré des humeurs, vers les histoires de personnages secondaires, en d’autres lieux et d’autres époques. On croise des as du déguisement, des bandits se comportant comme des seigneurs et des nobles un rien filous, des femmes victimes ou vengeresses, des maris jaloux, des prêtres au passé compliqué, des révolutionnaires et des soldats napoléoniens,…
Un grand bazar? Oh que non ! Chaque histoire est la pièce d’un gigantesque puzzle aux thématiques bien définies, et dont la pièce manquante – la scène finale – change la perspective de l’ensemble.
Chacun des récits vient enrichir le reste de l’oeuvre en illustrant d’une façon ou d’une autre des passions contrariées par les conventions sociales de l’époque (droit d’aînesse, mariages arrangés pour le prestige familial, obligation de rentrer au couvent en cas de situation “inconvenante” ou de manque de fortune…), et traite de rapports de filiation compliqués. On peut y lire en filigrane la critique d’une société reposant sur le pouvoir et l’argent (oui, déjà à l’époque…) ou, comme dans biens des films de Ruiz, tenter une interprétation psychanalytique (3).
On aurait pu craindre que, sur une durée aussi conséquente, ces variations sur le même thème finissent assez rapidement par lasser le spectateur, n’alourdissent l’oeuvre. Il n’en est rien ! On ne s’ennuie pas une seconde. Mieux : plus le film progresse, plus on se retrouve happés par le récit, fascinés par les intrigues proposées, emportés par ces histoires follement romanesques, brûlantes de mystère et de passion. Et au final, on est frustrés de voir le film s’achever. On aurait aimé que durent encore et encore les aventures de Pedro, du Père Dinis, d’Alberto de Magalhães et d’Elisa de Montfort (4).
Car si la construction du récit est remarquable – jeu subtil d’histoires imbriquées – la façon de le raconter l’est encore plus. Ruiz est au sommet de son art. Il maîtrise le langage cinématographique à la perfection et ne se prive pas de l’utilser pour dynamiser sa narration, la rendre fluide, élégante, aérienne.
Cela dit, on parle de narration, mais le cinéaste réfute ce terme.¨Pour lui, son film n’est pas narratif car il ne respecte “ni les trois actes, ni les conflits centraux, ni la théorie de la volonté qu’implique la fabrication du cinéma américain « quelqu’un veut quelque chose ». Et il n’est pas expérimental non plus, il est un tout. Le film est construit selon un principe de plans-séquences qui intègrent d’autres plans que le spectateur imagine. » (3)
Chaque plan a été pensé avec soin, chaque cadrage est d’une précision d’orfèvre, chaque mouvement de caméra fait sens et nous transporte de plaisir. C’est du grand, du très grand cinéma !
Un exemple, parmi tant d’autres : Alors que sa femme est sur le point de mettre au monde leur premier enfant, un homme apprend par le médecin qu’elle risque de ne pas survivre à l’accouchement. Le docteur entre dans la chambre et referme la porte derrière lui. La caméra reste centrée sur le mari, resté seul dans le petit salon d’à-côté. Elle se met à tournoyer autour de lui, pour mieux montrer son vertige, son angoisse. Hors-champ, on entend les cris de douleur de la femme, de plus en plus intense. La caméra s’arrête pile de façon à cadrer l’homme et la porte de la chambre, au moment où les hurlements cessent. La porte s’ouvre. Le médecin sort de la chambre et invite l’homme à rejoindre son épouse, dont on distingue vaguement le corps immobile, étendu sur le lit. On entend le premier cri du bébé.
La caméra suit le médecin, qui quitte les lieux, tête basse et regard triste, l’abandonne pour montrer la sage-femme s’occupant de l’enfant et finit son parcours sur l’homme serrant le corps sans vie de son épouse. Au-dessus du lit, un tableau représentant un cheval blanc, symbole de mort…
Tout est millimétré, d’une fluidité exemplaire. Pas besoin de kilomètres de dialogues explicatifs, on comprend ce qui se passe par la seule grâce de la mise en scène…
Et ce n’est que l’un des somptueux plans-séquences qui portent le film ! Du grand art !
Tout est ici d’une élégance rare, de la mise en scène au choix des décors – sublimes – en passant par le jeu d’acteurs. Tous sont très bons, que ce soient les acteurs portugais (Adriano Luz, Ricardo Pereira, Maria Joao Bastos,…) ou les acteurs français (Clotilde Hesme, Léa Seydoux, Melvil Poupaud, Malik Zidi…). Certains trouveront sans doute leur jeu un peu trop appuyé, mais cela se justifie totalement, déjà de par le côté incroyable du récit, dans l’esprit des feuilletons historiques d’antan, ensuite de par la construction même du récit (3)…
En raison de sa durée, Mystères de Lisbonne ne bénéficie que d’un réseau de distribution restreint, mais si vous avez la chance d’habiter près d’un cinéma le diffusant, n’hésitez pas à le découvrir sur grand écran et à vous laisser vous aussi porter par ce véritable bijou de mise en scène, qui constitue assurément l’un des sommets de l’année cinématographique 2010.
Un chef-d’oeuvre, tout simplement…
(1) : “Mistérios de Lisboa” de Camilo Castelo Branco – apparemment, pas de traduction française disponible
(2) : Grand admirateur de Balzac, Camilo Castelo Branco avait d’ailleurs pour projet d’écrire la version portugaise de “la Comédie Humaine”.
(3) : Difficile de parler en détail du film sans dévoiler certains rebondissements cruciaux de l’histoire, et donc de gâcher le plaisir du spectateur. Néanmoins, il est à parier que la fin du film suscitera nombre d’interrogations auxquelles nous aimerions bien répondre. Nous proposons donc à nos lecteurs notre interprétation dans la partie “Commentaire”
(4) : Si vous aussi, vous avez envie d’en avoir plus, réjouissez-vous ! Le film sera diffusé sur Arte dans une version de 6 heures (6x1h), enrichie de nouvelles histoires…
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Mystères de Lisbonne
Mistérios de Lisboa
Réalisateur : Raùl Ruiz
Avec : Adriano Luz, Ricardo Pereira, Maria Joao Bastos,Clotilde Hesme, Léa Seydoux, Melvil Poupaud
Origine : Portugal
Genre : romanesque
Durée : 4h26
Date de sortie France : 20/10/2010
Note pour ce film : ●●●●●●
contrepoint critique chez : (on n’en a pas trouvé…)
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Attention Spoiler…
Dans ce message, je continue l’analyse du film et pour ce faire, obliger de révéler quelques éléments-clés, dont la fin…
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A la fin du film, Pedro, devenu adulte et très affaibli, échoue sur une petite île. Il va s’installer dans une chambre d’hôtel qui sera sa dernière demeure. Il enlève le tableau au mur et accroche le portrait qu’avait fait de lui une des servantes de l’orphelinat. Il installe aussi le petit théâtre donné par sa mère et la balle en bois à l’origine de la bagarre du début. Son lit a la même forme que celui sur lequel il était allongé à l’orphelinat.
De fait, la séquence suivante le montre, enfant, sur ce même lit, encore à demi-comateux.Il est aussi mal en point que son alter-ego adulte.
En fait, on comprend que le petit garçon ne va pas survivre à ses blessures, suite à l’altercation avec les autres enfants.
Sur son lit de mort, il a imaginé toute cette histoire.
Ses parents restent inconnus. Sa mère n’est probablement pas Comtesse de Santa Barbara. Son père n’est sans doute pas mort par amour. Il s’imagine de noble descendance et brode autour de cette histoire rocambolesque d’amours contrariées pour justifier son statut d’orphelin.
Oui mais alors, pourquoi toutes les autres histoires alors ?
Hé bien, tout simplement parce que l’ensemble du film constitue une sorte de rêve, un combat entre la conscience et l’inconscient. Le petit garçon pressent qu’il va mourir mais ne peut pas quitter ce monde sans connaître ses origines, sans savoir qui il est vraiment. Alors l’inconscient se met au travail et tisse un rêve réaliste dans lequel il retrouve sa mère et peut enfin vivre avec elle. Mais tout ceci est factice, bien entendu, et la conscience fait tout pour le ramener à la réalité.
On notera qu’à chaque fois que le jeune héros est sur le point de trouver la félicité, l’objet de sa convoitise lui échappe irrémédiablement : sa mère, Elisa…
Le rêve menace de s’effondrer et de le ramener à l’amère vérité.
Alors son cerveau biaise un peu, construit d’autres rêves plus complexes, qui parlent aussi de filiation, d’amour, de castes sociales, en utilisant d’autres personnages familiers dans lesquels il peut se projeter – c’est le principe de la fugue psychogénique… Le cerveau joue sur les permutations (de classe sociale, de succès,…) et les revirements de situation, histoire de semer un peu plus le trouble…
Mais la réalité finit toujours par le rattraper…
Les personnages finissent toujours frustrés, incapables de vivre un bonheur parfait… quand ils ne meurent pas !
Oui, le film est hanté par l’idée de la mort. De nombreux personnages meurent jeunes, souvent agonisant dans leur lit… comme le jeune Pedro.
Cette construction explique certains événements peu crédibles – le père Dinis en justicier ayant connu les épopées napoléoniennes avant d’entrer dans les ordres, le succès inattendu du bandit… – ainsi que les bizarreries de jeu des comédiens. On est dans le rêve, donc tout est permis…
Ceci explique aussi cette façon de filmer comme si la caméra épiait les personnages. D’ailleurs, dans de nombreuses scènes, les personnages principaux sont surveillés par les personnages secondaires (domestiques, moines, …). En fait, cela symbolise la conscience, qui veille à ce que le garçon ne s’enferre pas dans le mensonge, le fantasme.
Ceci justifie enfin les grands plans-séquences qui, chaque fois, montrent la scène selon des angles différents, histoire de lever le voile sur certains mystère…
Tout est mis en scène par Pedro – du moins son inconscient – que l’on voit souvent jouer avec son petit théâtre, comme un auteur démiurge écrivant ou réécrivant sa propre vie…
Finalement, on n’est pas si loin des films de David Lynch… « Mystères de Lisbonne constitue un peu le « Mulholland drive » de Raùl Ruiz. J’ai bien dit « chef d’oeuvre », non ?
alors je maintiens…
Merci pour cette analyse ! J’ai vu le film hier et j’avais besoin d’éclairages, je suis assez convaincue et impressionnée par ce que vous avez trouvé. C’est très intéressant et ça me donne envie de le revoir sous cet angle (4h36, quand même…)
Moi aussi j’ai aussi remarqué un détail, lorsque Alvaro et Silvina sont sur le point de fuir le Portugal, et qu’ils parlent dans la chambre, on voit apparaître et disparaître une tête de mort dans le miroir près d’Alvaro. La même qu’on revoit plus tard (celle de Silvina).
C’est drôle, j’ai fait la même analogie avec Mulholland drive ! A revoir une 2e fois donc… !