Une équipe de tournage investit une bourgade de Bolivie, à proximité de Cochabamba. Sebastian (Gael Garcia Bernal), un jeune cinéaste espagnol envisage de réaliser un film sur la conquête espagnole du “Nouveau Monde” et le sort réservé aux indigènes. Il souhaite opposer le discours conquérant de Christophe Colomb aux premières voix espagnoles à s’être publiquement élevées contre le traitement barbare réservé aux indiens d’Amérique du Sud, celles des prêtres missionnaires Bartolome de las Casas et Antonio de Montesinos.
Par souci de réalisme, il a insisté pour que le film soit tourné sur les lieux même des faits historiques ou, à défaut, sur le continent sud-américain. Son producteur, Costa (Luis Tosar) a accepté, non par amour de l’art, mais pour des raisons plus bassement économiques. En Bolivie, les figurants ne coûtent rien ou presque – 2 $ par jour – et ne rechignent pas à la tâche.
Effectivement, quand ils arrivent sur place pour choisir le casting local, ils sont impressionnés par la longueur de la file d’attente. Costa, n’ayant pas très envie de perdre du temps avec ces points de détail, demande à Sebastian de choisir parmi les premiers de la file d’attente – après tout, les indiens se ressemblent tous…
Un type proteste : ils attendent depuis des heures parce que l’annonce de casting précisait que chacun aurait sa chance. Alors ils exigent qu’on les respecte et qu’ils puissent montrer leur talent…
Le révolté s’appelle Daniel. Il a le courage et la détermination d’un leader. Exactement ce que recherche Sebastian pour incarner Hatuey, le chef indien exécuté pour l’exemple par les conquistadors et devenu le symbole de la barbarie des colons espagnols. Le cinéaste décide de l’engager, contre l’avis de Costa, qui voit dans ce rebelle une source de problèmes potentiels.
Il n’a pas tort : Daniel n’a pas seulement l’allure d’un leader. Il en est réellement un. C’est lui qui mène la fronde de la population contre la décision du gouvernement bolivien de confier la distribution de l’eau potable à des intérêts privés. La population, majoritairement pauvre, se voit obligée de payer une véritable fortune pour accéder à une ressource vitale, essentielle.
Même l’eau de puie, qu’ils recueillaient dans des puits, lui est désormais interdite…
Devant l’inflexibilité du pouvoir, le conflit se durcit.
Sebastian, Costa et leur équipe se retrouvent impliqués malgré eux dans ce que les média appelleront ultérieurement « la guerre de l’eau » (1). Leurs convictions personnelles s’en trouveront bouleversées, et ils seront amenés à faire des choix difficiles.
Ce qui est passionnant, dans ce cinquième long-métrage de la réalisatrice espagnole Iciar Bollain, ce sont les correspondances entre le passé – la domination des peuples indigènes par les conquistadors – et le présent, où existe une nouvelle forme de domination, plus policée, plus insidieuse.
La situation n’a guère évolué en cinq-cents ans…
La population est composée de différentes ethnies et de métissages. Tous les citoyens sont censés avoir les mêmes droits, mais dans les faits, les amérindiens sont toujours défavorisés par rapport aux caucasiens. Ce sont eux qui ont les situations les plus précaires, les petits boulots mal payés, les conditions de vie les plus rudes.
Intelligemment, la cinéaste alterne les séquences du film de Sebastian, qui montrent comment Colomb et les conquistadors ont asservi les indiens – en l’occurrence les taïnos d’Hispaniola (2) – avec des séquences contemporaines qui leur font écho.
Ainsi, la colonne d’indigènes obligés de verser leur impôt aux colons espagnols – une quantité d’or extraite de la mine –répond à la longue file d’attente des natifs pour l’obtention d’un travail qui, même mal payé permettra d’assurer la survie de toute la famille.
La scène dans laquelle les conquistadors pistent les rebelles avec l’aide de chiens trouve une correspondance avec celle où la police bolivienne traque les insurgés, de la même manière…
Non, rien n’a changé. Simplement, les exploiteurs ne sont plus aussi clairement identifiés qu’au XVIème siècle. Il y a les élites des pays sud-américains, bien sûr, qui détiennent le pouvoir politique et tentent de conserver leurs privilèges. Mais le véritable pouvoir d’aujourd’hui est financier. Et dans une économie globalisée, il appartient à de grandes multinationales assez nébuleuses, contre lesquelles il est difficile de lutter. Pire, le système économique mondial est entièrement construit sur le modèle de l’ultralibéralisme, et pousse chacun à essayer de dominer l’autre pour ne pas se faire avaler…
Le groupe de Sebastian, par exemple, contribue à entretenir la ségrégation entre les classes sociales, entre les ethnies, simplement en décidant de venir tourner en Bolivie pour sa main d’oeuvre à bas coût. Ni le cinéaste, ni ses acteurs et encore moins son producteur ne réalisent qu’ils participent à un système profondément injuste.
Quand ils sont reçus en grande pompe par le maire de Cochabamba, ils ne se privent pourtant pas de lui faire des commentaires acerbes sur la décision de privatiser l’eau potable, et de la rendre ainsi inaccessible à des gens qui ne gagnent que deux dollars par jour. “C’est ce que vous les payez, je crois” rétorque judicieusement l’élu…
Sous-entendu : si vous les payiez à un salaire décent, ils auraient les moyens d’avoir une vie plus confortable.
Mais pour les rebelles, il ne s’agit pas que d’une question d’argent. Cela va encore au-delà.
Déjà, il s’agit d’une question de principe : il est parfaitement anormal que des individus décident de privatiser une ressource naturelle vitale comme l’eau. Depuis quand la pluie appartient-elle à quelqu’un?
Ensuite, il s’agit d’une question de dignité, de respect, de justice élémentaire.
Que l’équipe de tournage vienne exploiter de pauvres gens pour faire des économies budgétaires, cela se comprend, c’est la logique libérale qui veut cela. Daniel et ses camarades seraient presque prêts à accepter cette condition, tant qu’ils arrivent encore à nourrir leurs proches de cette façon.
Le problème, c’est que cette filouterie comptable s’accompagne aussi d’une certaine condescendance à leur égard. Costa ne les traite même pas comme des sous-hommes : comme des pions interchangeables, de la vulgaire marchandise. Sebastian s’emporte aussi contre ces sauvages incultes qui refusent de jouer certaines scènes qu’ils jugent absurdes, contre Daniel qui met en péril le film à cause de son activisme… Totalement obnubilé par son film, il se montre finalement aussi méprisant que son producteur. Et dire que l’ambition du projet – et de son cinéaste idéaliste – était justement de redonner leur dignité aux amérindiens spoliés par les colons européens…
Mais toute la subtilité du scénario se situe là. Les personnages ne sont pas manichéens. Il n’y a pas des bons et des méchants, des héros et des salauds. Juste des personnages humains, donc imparfaits, mais qui évoluent au gré des rencontres, des expériences vécues, des situations…
Au début du film, au cours d’un repas, les membres de l’équipe confrontent leurs points de vue sur leurs personnages.
Les acteurs jouant les prêtres missionnaires taquinent Anton (Karra Elejalde), le vieil acteur bougon et vaguement alcoolique qui incarne Christophe Colomb, pas franchement sympathique de prime abord. Mais au fur et à mesure, les masques tombent, les rapports s’inversent. Anton est finalement celui qui comprend le mieux la détresse du peuple bolivien, qui est le plus acquis à leur cause, pendant que ses deux collègues ne pensent qu’à fuir le pays, loin de cette horde de sauvages révolutionnaires. De même, Costa gagne en profondeur et en sensibilité au cours du film. Il s’humanise au contact de Daniel, dont l’abnégation, le sens du sacrifice, l’envie de se battre pour les siens lui inspirent le respect.
Tous les personnages possèdent cette belle complexité qui apporte une autre dimension au film, en permettant une réflexion sur le rôle que doit jouer le cinéma d’art & d’essai face aux problèmes de société contemporains, une dénonciation du paternalisme faussement bienveillant des occidentaux vis-à-vis de pays pauvres ou en voie de développement ou une invitation à la révolte face aux injustices sociales.
Il est vrai que le film peut compter sur ses acteurs tous parfaits, capables de jouer tout en nuances.
Pas de surprise concernant Gael Garcia Bernal et Luis Tosar, qui représentent la crème des acteurs mexicains et espagnols, mais on est également séduits par la performance de Juan Carlos Aduviri, un acteur amateur bolivien qui, au vu de son charisme et de sa prestance, mériterait de faire une carrière cinématographique aussi belle que ses deux partenaires.
Même la pluie possède l’ampleur, l’intelligence et l’engagement politique des meilleurs films de Ken Loach. Rien d’étonnant puisque c’est Paul Laverty, scénariste attitré du cinéaste anglais depuis Carla’s song, qui a écrit ce beau script pour son épouse, Iciar Bollain. Rien à redire, c’est du travail d’orfèvre…
Tout au plus peut-on déplorer une dernière partie versant un peu trop facilement dans de l’émotion convenue et des ressorts mélodramatiques usés.
Mais la mise en scène d’Iciar Bollain empêche que le film ne bascule dans le pathos. Comme a son habitude, la cinéaste espagnole impose son style, carré et sans fioritures, mais néanmoins élégant et inspiré. Efficace.
De film en film, elle s’impose comme l’une des meilleures représentantes du cinéma ibérique. En tout cas, elle n’hésite pas à aborder des sujets sensibles, difficiles à traiter à l’écran, avec à chaque fois un talent manifeste.
On se souvient, notamment des excellents Flores de otro mundo ou Ne dis rien, sur les thèmes ardus de l’immigration clandestine et de la violence conjugale. Ici, sa mise en scène gagne encore en maturité et en maîtrise technique.
La cinéaste signe la première bonne surprise de l’année, et notre premier coup de coeur. Parce que quand une oeuvre est aussi finement écrite, aussi subtilement engagée, aussi bien mise en scène, quand elle est jouée par des acteurs exceptionnels, on a envie de ne dire qu’un seul mot : Bravo !
(Et s’il faut en dire deux mots, alors ce sera brave-eau, ce qui colle bien au sujet du film, il faut l’avouer…)
(1) : Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce conflit n’est pas fictif. Il a eu lieu en Bolivie entre janvier et avril 2000.
(2) : Aujourd’hui, il s’agit de l’île partagée entre Haïti et la République Dominicaine.
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Même la pluie
Tambièn la lluvia
Réalisatrice : Iciar Bollain
Avec : Luis Tosar, Gael Garcia Bernal, Juan Carlos Aduviri, Karra Elejalde, Raùl Arévalo, Najwa Nimri
Origine : Espagne
Genre : fresque(s) historique(s)
Durée : 1h43
Date de sortie France : 05/01/2011
Note pour ce film : ●●●●●○
contrepoint critique chez : Rob Gordon
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