Le 22 avril 1988, sur l’île d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie, un groupe d’indépendantistes kanaks tente d’occuper une gendarmerie pour faire entendre ses revendications et protester contre le colonialisme français. Au cours de l’assaut, la situation dégénère. Quatre gendarmes sont tués, les autres sont pris en otage et emmenés dans une grotte au coeur de la forêt, près de la tribu de Gossanah.
Sur place, l’armée française est furieuse. Non seulement son autorité est bafouée par cet acte de rébellion mais en plus, elle se couvre de ridicule en s’avérant incapable de localiser la fameuse grotte dans une zone de seulement 130 km². Après l’interrogatoire “musclé” des habitants de Gossanah, les autorités localisent la grotte et l’encerclent, attendant l’occasion de pouvoir récupérer les otages.
A des milliers de kilomètres de là, en métropole, l’affaire embarrasse les dirigeants politiques. La France connaît alors sa première période de cohabitation, un fait inédit dans l’histoire de la Vème République, entre un Président de la République de gauche, François Mitterrand, et un chef de gouvernement de droite, Jacques Chirac.
Au moment de la prise d’otages, les deux hommes sont en lice pour remporter les élections présidentielles et se préparent à s’affronter lors d’un débat télévisé décisif, qui tournera beaucoup autour de questions de politique intérieure, de sécurité nationale et de fermeté de l’Etat.
Chirac veut capitaliser sur le coup médiatique que représente la libération des otages au Liban. Mitterrand veut attaquer son rival sur l’affaire Gordji (1). Et voilà que cette prise d’otages vient perturber ces stratégies bien huilées. Chaque camp joue gros. il s’agit de montrer que les candidats ont la stature pour garantir l’autorité de l’Etat, qu’ils ne se laissent pas intimider par des groupuscules terroristes. Et en même temps, la question est délicate puisqu’elle renvoie au colonialisme et au clivage entre Blancs et Noirs dans l’Archipel…
L’affaire doit donc être rapidement réglée, avant le jour de l’élection, et sans faire trop de vagues.
Ainsi, le 5 mai, l’ordre est donné de faire évacuer la grotte par la force. 2 membres du GIGN et 19 indépendantistes perdent la vie au cours de cette opération, et dans des conditions très douteuses pour les kanaks…
Aujourd’hui, en France métropolitaine, on se souvient encore du débat télévisé entre les deux prétendants à l’Elysée, présenté comme un modèle du genre en terme de brio politicien, et de leur duel de petites phrases, maintes fois rediffusées depuis. Mais on ne se souvient plus trop de ce qui s’est passé là-bas, en Nouvelle-Calédonie, dans cette forêt d’Ouvéa. Et surtout, on ne parle pas de ce qui s’est réellement passé, notamment des exactions commises par certains militaires avant et durant l’assaut : population malmenée, torturée pour obtenir des informations, brimée pour l’exemple, exécutions sommaires des rebelles les plus gênants…
Rien que pour cela, il convient de louer l’existence de L’Ordre et la morale, le nouveau film de Mathieu Kassovitz, qui fait oeuvre de mémoire en relatant les faits tels qu’ils se sont déroulés, d’après le témoignage d’un homme qui s’est retrouvé au coeur des événements, l’ex-capitaine Philippe Legorjus.
Pour tenter de régler cette prise d’otages, la métropole a décidé d’envoyer sur place une équipe du GIGN sous la responsabilité de Legorjus. Sa mission : repérer les ravisseurs, prendre contact avec eux, écouter leurs doléances et tenter de négocier avec eux la libération des gendarmes.
Sur place, il a découvert une situation plus complexe que prévu, et un climat de tension extrême.
Les soldats et les policiers ont malmené la population locale, les ont humiliés, traités comme des moins que rien. Les média, qui ont présenté les preneurs d’otages comme des sauvages ayant massacré de sang-froid et de façon sadique les gendarmes, ont mis le feu aux poudres et suscité un esprit revanchard chez les forces de l’ordre.
Il a finalement réussi à prendre contact avec le chef des rebelles, Alphonse Dianou, et a entamer un processus diplomatique, servant d’intermédiaire entre le groupe, les leaders indépendantistes du FLNC, qui ne voulaient pas que leur soient imputée la mort des quatre gendarmes et se sont désolidarisés des preneurs d’otages, le gouvernement français et les militaires.
Mais voilà, la diplomatie, cela nécessite un minimum de temps et les politiciens sont des hommes pressés. Legorjus l’a appris à ses dépens. Pris malgré lui dans la rivalité entre les différents corps de l’armée, entre le gouvernement et la présidence de la République, entre les politiciens locaux et nationaux, entre les indépendantistes eux-mêmes, le capitaine n’a jamais été en mesure d’effectuer correctement sa mission, et de toute façon, l’armée avait dès le départ prévu d’utiliser la force pour déloger les preneurs d’otages.
La grande force du récit, c’est de rester exclusivement focalisé sur Philippe Legorjus, de tout montrer selon son seul point de vue, ce qui permet au spectateur de se retrouver dans la même situation que lui, plongé dans un climat très tendu et une situation des plus complexes, et de découvrir avec lui les différents acteurs du drame en train de se nouer. Comme le capitaine du GIGN, notre regard sur la situation évolue peu à peu. Derrière les “sauvages sanguinaires” décrits par les média français, on découvre des hommes ordinaires luttant simplement pour faire entendre leur voix, des hommes qui voulaient juste occuper pacifiquement la gendarmerie et se sont retrouvés entraînés malgré eux dans une spirale de violence. Et on découvre aussi le comportement discutable des soldats sur le terrain, martyrisant la population kanake.
On suit avec lui ce qui se passe dans les coulisses des évènements, confrontés au cynisme des hommes politiques, dont le ministre des DOM-TOM, Bernard Pons, à l’hostilité des hauts-gradés de l’armée. Et finalement, on se rend compte en même temps que lui qu’il a été manipulé, que son action n’a servi qu’à préparer l’intervention militaire “musclée”.
L’Ordre et la morale, c’est l’histoire de cet homme qui s’est engagé dans l’armée par conviction, pour une certaine idée de la démocratie, de la grandeur du pays, et qui réalise qu’il ne défend plus ce en quoi il croit, qui se retrouve contraint d’obéir des ordres contraires à son éthique, à sa morale personnelle, et de trahir des hommes à qui il a donné sa parole. Ce n’est pas un film d’action, ni un thriller, même si l’oeuvre est parcourue d’une tension constante. C’est un film dont l’enjeu est essentiellement humain, c’est la rencontre d’un homme qui découvre une culture différente de la sienne, mais qui se reconnaît plus dans cette culture faite de respect, d’honneur et de dialogue, que dans le comportement de son propre peuple, ou du moins, de ceux qui le représentent.
Ce parcours, c’est aussi celui de Mathieu Kassovitz, qui, après avoir lu le livre de Philippe Legorjus (2), y a vu un formidable sujet de film et est parti pour l’île d’Ouvéa à la rencontre du peuple kanak. Il lui a fallu dix longues années pour pouvoir réaliser ce film. Un parcours du combattant semé d’embûches – montage financier compliqué, refus de l’armée de lui prêter le matériel et les hommes nécessaires à la reconstitution historique, reports de tournage… Mais surtout un lent et patient travail de terrain, pour gagner la confiance de la population locale, convaincre l’ex-capitaine Philippe Legorjus (3) et les descendants des victimes du drame – côté gendarmes et côté kanak – de l’utilité d’un film sur le sujet, du bien-fondé de sa démarche, de sa volonté de respecter la véracité historique, de respecter, également, la coutume en vigueur au sein des tribus…
Outre les impératifs de production, c’est ce lien noué avec les gens sur place qui a poussé Mathieu Kassovitz à incarner lui-même le personnage principal. Ainsi, il a prouvé sa totale implication dans le projet et l’envie de servir de trait d’union entre des positions jusqu’alors inconciliables.
Seul contre tous, Mathieu Kassovitz a réussi à aller au bout de son engagement et à réaliser une oeuvre digne, forte, intelligente, qui pousse à la réflexion et au respect de l’autre.
On peut penser ce que l’on veut du film lui-même. Le trouver un peu trop long – sans doute est-ce le cas – de le trouver la réalisation un peu trop terne – la simplicité et la sobriété sont des partis-pris de mise en scène tout à fait assumés, tout comme le refus d’un aspect “documentaire” – ou au contraire trop “cinématographique – notamment lors de la reconstitution de l’attaque de la gendarmerie, un flashback joliment inventif, ou lors de la scène finale, digne de celle de La Haine. Ou à l’inverse, adorer cette maitrise absolue de la narration, la pureté de la mise en scène, son refus absolu de s’éloigner de la réalité factuelle décrite par Legorjus pour privilégier quelque chose de plus spectaculaire, et aimer ce recours au cinéma dans son expression la plus noble.
Mais ce qui est important, ici, c’est que cette oeuvre dépasse le cadre du cinéma, dépasse l’art. Plus que le film lui-même, c’est sa genèse qui est formidable. C’est l’aventure humaine qu’a représentée la conception du long-métrage.
Contrairement à ce que certains esprits chagrins ont affirmé, L’Ordre et la morale n’est pas un film polémique. Le but n’est pas de raviver les tensions communautaires en Nouvelle-Calédonie, ni de rouvrir les plaies du passé. Bien au contraire, le film prône le dialogue plutôt l’antagonisme, il combat les préjugés et défend une idée très noble de la démocratie. Avec ce film, Mathieu Kassovitz a réussi à mettre en contact des personnes qui ne voulaient plus parler les unes avec les autres, faisant office de réconciliateur, ou du moins, d’instigateur d’un processus de pardon réciproque. Il a mis chaque camp devant ses responsabilités en n’éludant ni la violence de certains membres du commando indépendantiste, ni celle des militaires français qui ont exécuté sommairement des rebelles désarmés. Il ne fait pas non plus de Legorjus un boy-scout irréprochable. Le personnage est avant tout un professionnel qui fait ce qu’il a à faire, même si cela va à l’encontre de ses convictions profondes. Juste un type ordinaire obligé de faire des choix douloureux dans un contexte extraordinaire.
Kassovitz a remis l’humain au coeur des débats, et réalisé un film relativement neutre, même si on sent bien que sa sympathie va plutôt vers l’opprimé/le faible, que vers l’oppresseur/le puissant. Il offre évidemment une tribune aux aux indépendantistes kanaks. Mais, alors que se profile un référendum local sur l’autonomie de la Nouvelle-Calédonie, prévu pour 2014, n’est-ce pas là un juste retour des choses que de rappeler le combat que certains ont mené et mènent encore pour acquérir leur indépendance? Et cela a le mérite d’ouvrir les débats…
Le film en lui-même ne servira peut-être à rien. En Métropole, les spectateurs ne se sentiront probablement pas concernés par cette affaire vieille de plus de vingt ans et ayant eu lieu à l’autre bout du monde. En Nouvelle-Calédonie, le film ne pourra pas être vu, suite au boycott du film par le distributeur local.
Mais la démarche, elle, restera et permettra peut-être, un jour, de restaurer la paix entre les différentes communautés d’Ouvéa et de débattre de façon pacifique de cette question importante de l’indépendance de l’île…
Et puis, L’Ordre et la morale est aussi un formidable film politique, qui n’hésite pas à dénoncer l’attitude parfois inconséquente de ceux qui nous gouvernent et les conséquences dramatiques,voire meurtrières, des décisions qui sont prises dans un bureau coupé des réalités du monde. A quelques mois des élections présidentielles, voilà qui donne à réfléchir, assurément. Et en remettant sous le feu des projecteurs une affaire peu glorieuse, que l’Etat Français aurait préféré oublier, il invite le “pays des Droits de l’Homme” à balayer devant sa porte avant de donner des leçons de morale aux autres pays, et incite à tirer des leçons des erreurs passées, de façon à ce que ne se reproduisent plus des tragédies comme celle qui, en 1988, à Ouvéa, a causé la mort de 25 personnes.
Il est clair que le film ne va pas faire plaisir aux politiciens de tous bords puisqu’il met directement en cause deux figures de la politique de ces trente dernières années, deux ex-présidents de la République. Mais il n’y a que la vérité qui blesse… Et, comme le dit le personnage de Legorjus dans le film : “Si la vérité blesse, le mensonge tue…”.
Sans mentir, donc, on est contents de voir Mathieu Kassovitz revenir dans l’hexagone pour signer un film aussi personnel, aussi engagé – enragé, même – après le fiasco artistique total de son Babylon A.D., saccagé par un acteur à l’égo démesuré et un producteur indélicat. On n’en attendait rien d’exceptionnel, mais L’Ordre et la morale est finalement une des bonnes surprises de cette fin d’année cinématographique. Et une oeuvre dont la valeur dépasse le simple cadre artistique, ce qui est aujourd’hui suffisamment rare pour être souligné…
(1) : En novembre 1987, le juge Boulouque, qui enquête sur la vague d’attentats ayant frappé Paris en 1986, veut entendre Wahid Gordji, un Iranien, interprète à l’ambassade d’Iran à Paris. Le magistrat pense qu’il a fait partie du réseau de Fouad Ali Saleh, le responsable des attentats. Mais l’homme se réfugie derrière son statut diplomatique. En secret, des tractations s’engagent entre la France et l’Iran. La première négocie à l’époque la libération de ses otages au Liban, affaire dans laquelle l’Iran peut jouer un rôle. L’Iran cherche la reconnaissance internationale et ne peut pas se permettre cette mauvaise publicité. Finalement, Gordji sert de monnaie d’échange. Le juge l’auditionne mais le laisse sortir libre, pour raison d’Etat. Une manoeuvre politicienne qui a suscité une certaine indignation, en son temps, et poussé le juge au suicide en 1990.
(2) : “La morale et l’action” de Philippe Legorjus et Jean-Michel Caradec’h – éd.Fixot – 1994
(3) : Il a quitté ses fonctions à l’issue de cette affaire.
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L’Ordre et la morale
L’Ordre et la morale
Réalisateur : Mathieu Kassovitz
Avec : Mathieu Kassovitz, Iabe Lapacas, Malik Zidi, Steve Une,
Philippe Torreton, Sylvie Testud, Daniel Martin
Origine : France
Genre : film politique au sens noble
Durée : 2h16
Date de sortie France : 16/11/2011
Note pour ce film : ●●●●●○
contrepoint critique chez : Critikat
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Malgré que ce film soit très bien réalisé, il s’agit d’un film fortement « partisan, manichéen et manipulatoire » comportant une pléthore de mensonges. Il ne retrace et ne respecte en aucun cas la vérité historique (contrairement à ce qu’affirme continuellement Kassovitz).
Ce réalisateur, en réécrivant l’histoire, salit l’honneur et la mémoire des 4 gendarmes assassinés à Fayaoué et des militaires tombés lors de la libération des otages. Un comportement inacceptable.
Concernant Legorjus, ancien capitaine du GIGN, il a perdu toute crédibilité auprès de ses hommes et de l’armée suite à cette affaire. Il faut savoir que ce dernier, contrairement à ce qu’on voit dans le film, n’a jamais participé aux deux assauts, et une fois sorti de la grotte, il n’y remettra plus jamais les pieds… D’ailleurs, l’ensemble des anciens du GIGN parlent à son égard d’une « erreur de casting ».
Le capitaine Barril, affirme, dans son ouvrage « Guerres secrètes à l’Elysée’ », (pages 296 et 297) que : « Philippe Legorjus s’est fait capturer bêtement …. il a réussi ce que nous (lui et Prouteau) avions toujours su éviter : faire prendre des gendarmes en otages. »
Philippe Legorjus est un homme qui dit tout et son contraire. Son témoignage n’est en aucune manière fiable.
Voici le témoignage de Jean Bianconi :
http://www.gazetteinfo.fr/2011/11/23/jean-bianconi-veut-en-finir-avec/
et celui de deux anciens du GIGN :
http://www.gazetteinfo.fr/2011/11/23/lordre-la-morale-des-anciens-du/
Par ailleurs, cette présentation de tous les Kanaks (preneurs d’otages) comme n’étant ni des sauvages, ni des terroristes, mais juste » des pères de familles » me dérange fortement. Kassovitz nous les présente beaucoup trop comme de braves types, qui ne voulaient tuer personne : « on a juste affaire à des types qui se sont mis dans la merde ». Le ton est donné dès le départ…
Et ceci explique pourquoi Kassovitz a omis intentionnellement de reprendre dans son film les conditions de détention des otages (simulacres d’exécution…). C’est une honte de négliger ce traitement barbare qui a été infligé aux otages. Tout cela dans un seul but : éviter de ternir l’image de « gentils » ravisseurs.
Je tiens à préciser que tous les preneurs d’otages ne sont pas à mettre dans le même panier : il y a certains Kanaks qui ont été entraînés dans cette galère, et ses conséquences qu’ils ne voulaient pas, des braves types en fait. Entraînés par qui ? Par des fous, des illuminés dont Alphonse Dianou. Rappelons quand même que ce dernier, après avoir tiré dans le dos de l’adjudant chef Moulié désarmé, l’a froidement achevé à l’arme blanche (d’ailleurs il s’en vantera à plusieurs reprises : confirmé par le rapport de la Ligue des droits de l’homme).
Dans le film, le portait dressé d’ A. Dianou est totalement à l’opposé de cette vérité. Pendant l’attaque de le gendarmerie, on le voit comme figé, comme s’il était dépassé par les événements, quel MENSONGE monsieur Kassovitz et vous le savez puisque vous avez soi-disant lu le rapport de la Ligue des droits de l’homme… Ce dernier présente A. Dianou comme un homme instable, incohérent et de très excité. Pas ce personnage que vous ne présentez… Je pourrais encore parler longuement sur toutes ces contre-vérités que comporte ce film.
Plus troublant encore. Je me suis procuré le rapport de la ligue des droits de l’homme sur lequel Kassovitz affirme s’être fortement appuyé. Après une étude approfondie de ce document, je constate que Kassovitz a écarté un certain nombre d’éléments qui discréditent sa vision des événements…
Bref ce film n’est qu’une pure fiction. Kassovitz en ne prenant pas en compte les témoignages de tous les protagonistes de cette affaire, et à fortiori, à préférer la polémique à la vérité historique, fait un véritable bide avec ce film. Oui c’est un gros échec. Et cela est dommage, il est passé à côté de quelque chose et il va s’en mordre longuement les doigts…