Les détracteurs de Quentin Tarantino lui reprochent souvent de faire des films trop longs, trop bavards et/ou trop violents. Ils lui reprochent aussi de manquer d’inspiration et de masquer ce défaut en s’appuyant sur des constructions narratives tarabiscotées ou en copiant ses meilleures scènes sur ses cinéastes de chevet. Autant le dire tout de suite, ceux-là ne vont pas du tout aimer le dernier long-métrage du cinéaste américain…
Les Huit Salopards est en effet un film-fleuve de plus de 3h, découpé en cinq chapitres et un épilogue, séparé par un entracte de quinze miutes. Il est très bavard dans sa première moitié et très violent, pour ne pas dire sanglant, dans la seconde.
Il serait également très facile d’affirmer que Tarantino ne se renouvèle pas vraiment, puisqu’il réalise son deuxième western d’affilée, après Django Unchained, qu’il nous propose une intrigue à huis-clos, comme dans Reservoir dogs et qu’il reprend cette structure narrative en deux temps, marquée par une nette rupture de ton, qu’il avait déjà expérimentée dans Kill Bill, Boulevard de la Mort ou Inglourious basterds.
Mais Quentin Tarantino mérite-t-il pour autant d’être pendu haut et court, comme le souhaitent certains critiques hostiles et adeptes de la justice expéditive? Non, mille fois non!

THE HATEFUL EIGHT

D’accord, le film aurait peut-être gagné à être un peu plus court. Mais ce choix de mise en scène est parfaitement assumé. Tarantino a opté pour une mise en place lente, permettant de faire monter doucement la tension. Le spectateur rentre dans le film par le biais d’une ouverture musicale de trois minutes, signée Ennio Morricone. Le morceau, à mi-chemin entre la BO d’un western de Sergio Leone et celle d’un film fantastique, donne le ton. Il joue avec nos nerfs et instille d’emblée un suspense, une angoisse qui va monter crescendo. L’image fixe qui accompagne cette ouverture, en noir sur fond rouge, ne fait qu’ajouter à cette tension et tranche avec la blancheur de la première scène, où une diligence progresse péniblement dans le décor immaculé des montagnes du Nevada. Au premier plan, une statue du Christ à moitié ensevelie sous la neige est le présage d’un récit violent et mortifère. Dans cet Ouest sauvage, la morale religieuse s’efface et menace de disparaître complètement. Ne restent que des hommes et des femmes violents et impitoyables, des criminels, des anciens soldats encore marqués par la récente Guerre de Sécession, des chasseurs de primes sans scrupules, des aides de camp rugueux…

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Puis Tarantino prend le temps d’introduire au fur et à mesure ses différents protagonistes.
Le premier chapitre est axé autour de la rencontre entre le Major Marquis Warren (Samuel L. Jackson), un ancien soldat de l’Union devenu chasseur de primes, et les occupants d’une diligence : le cocher O.B. (James Parks), John Ruth (Kurt Russell), un autre chasseur de primes et sa captive, Daisy Domergue (Jennifer Jason Leigh), qu’il emmène à Red Rock pour la confier à la justice – et probablement la mener à la potence.
John Ruth se montre méfiant à l’encontre de son confrère, qu’il soupçonne vouloir lui subtiliser sa prisonnière et surtout la belle prime promise pour sa capture, mais alors que le blizzard s’intensifie, il accepte malgré tout de l’accompagner jusqu’au refuge le plus proche, “Minnie’s Haberdashery”.

Le second chapitre nous permet de rencontrer un autre voyageur égaré, Chris Mannix (Walton Goggins), qui se présente comme le nouveau shérif de Red Rock. Cette fois-ci, c’est Warren qui se montre suspicieux. Il doute que ce jeune blanc-bec, ancien confédéré, ait pu être nommé shérif. De son côté, Mannix remet en cause le passé héroïque du soldat Warren.
Dans ces deux premières parties, les joutes verbales se succèdent. Les rapports humains s’apparentent à des rapports de force et sont empreints de paranoïa, de haine, de divergences politiques ou morales, de rivalité…

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Les choses se complexifient encore dans le troisième chapitre, quand la diligence atteint le refuge de Minnie. Curieusement, la propriétaire des lieux n’est pas là. C’est son employé, Bob le Mexicain (Demian Bichir) qui accueille les nouveaux clients et les presse d’entrer avant que la tempête de neige ne débute.
A l’intérieur, trois nouveaux protagonistes les attendent : Oswaldo Mobray (Tim Roth), qui se présente comme le bourreau de Red Rock, Joe Gage (Michael Madsen), un rancher mutique, et le Général Confédéré Sanford Smithers.
Le cocktail est explosif. Si les individus sont  sont bien ce qu’ils prétendent être, alors beaucoup d’entre eux sont antagonistes, à commencer par le Major et le Général, ou encore la Prisonnière et le trio Chasseur de primes/Shérif/Bourreau. Et s’ils ne sont pas ce qu’ils prétendent être, c’est qu’ils ont quelque chose à cacher et ne sont probablement pas disposés à ce que l’on vienne fouiner dans leurs affaires, ce qui, dans cet environnement clos où tout le monde se méfie des autres, n’est pas une mince affaire…
Là encore, la tension monte au gré des escarmouches verbales entre les personnages, lentement mais sûrement…

Cela justifie pleinement le côté bavard du film. Le cinéaste n’a jamais été avare de bons mots et autres répliques cinglantes, mais depuis plusieurs films, il utilise les dialogues pour générer le suspense et tenir le spectateur en haleine jusqu’à l’explosion de violence physique, qui fait office de “libération” pour le public, avant de pétrifier d’effroi. C’était le cas dans Inglourious Basterds, dans la longue et magistrale scène d’ouverture ou, plus tard, dans la scène du bar, opposant soldats alliés aux officiers nazis. C’est encore le cas ici.
Avant l’escalade de violence physique attendue, il y aura d’abord une escalade verbale. Des propos provocateurs, cruels, assez ignobles, vont être proférés et pousser à bout un personnage, qui n’aura plus d’autre recours que de sortir les colts…

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Le dispositif permet également aux acteurs de se mettre en valeur et d’exposer toutes les nuances de leurs personnages.
Ici, il y a de quoi faire, puisque tous sont délicieusement ambigus, à la fois attachants, fascinants et détestables. Chacun est, à sa façon, un “salopard”, un être humain méprisable, y compris ceux qui font office de figures héroïques, comme le Major Warren.
Ce dernier, incarné magistralement par Samuel L. Jackson, qui trouve l’un de ses plus beaux rôles, est un héros de guerre. Il est dans le camp des vainqueurs et a fait avancer la cause des Noirs d’Amérique. Il est aussi connu pour des faits d’armes exceptionnels. Mais derrière cette façade idyllique se dessine progressivement le portrait d’un homme brutal, violent, haineux et misogyne. Tout le contraire d’un enfant de choeur.
A l’inverse, on éprouve de la compassion vis-à-vis de Daisy Domergue, jouée tout aussi intensément par Jennifer Jason Leigh, qui effectue un come-back remarqué. La prisonnière n’a rien d’aimable. Regard plein de sauvagerie, rictus haineux laissant entrevoir des chicots pourris, propos provocateurs et racistes… Elle a tout de la psychopathe en jupons et semble mériter son sort. Mais ceci n’excuse pas la violence dont font preuve ses geôliers à son égard.
John Ruth se croit plus humain que les autres chasseurs de primes, car il  met un point d’honneur à livrer ses proies vivantes, mais il n’hésite pas à les tabasser un peu au passage. Et le fait que Domergue soit une “faible” femme semble l’inciter d’avantage à recourir à la force brute.

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La fin du troisième chapitre correspond au tournant du film. Après l’entracte, la tonalité du film change du tout au tout. La cassure est aussi nette qu’entre les deux volumes de Kill Bill ou les deux parties de Boulevard de la mort. Ici, le suspense psychologique se mue en “whodunit” façon “Dix petits nègres”, avant de basculer dans le Grand Guignol, avec un final sanglant et sans concession.
Les âmes sensibles le déploreront sans doute, mais ce recours à la violence obéit à une certaine logique.
Déjà à une logique scénaristique. Le film repose sur l’escalade de la violence. Elle se manifeste par le verbe, par les attitudes provocatrices, avant de se transformer en violence physique et en folie meurtrière. A partir du moment où le premier sang a été versé, il est impossible de faire machine arrière. La violence engendre la violence. Les masques tombent et les salopards peuvent s’abandonner à leurs instincts les plus vils.
La violence du film obéit aussi à une logique de “genre” ou plutôt de “genres”, au pluriel, car comme à son habitude, Quentin Tarantino a remixé ses influences pour obtenir un film hybride, inclassable, “transgenre”. Le coeur du film est bien celui d’un western classique, crépusculaire de par sa tonalité, mais l’habillage est celui d’un film d’horreur. En effet, l’ambiance paranoïaque et le principe du huis-clos dans un refuge coupé du monde par une tempête de neige évoquent irrésistiblement The Thing de John Carpenter, classique du cinéma fantastique des années 1980 et son ancêtre, La Chose d’un autre Monde de Christian Niby.
Enfin, la violence du film se justifie par une logique thématique. Tous les films de Tarantino proposent une réflexion sur la violence, celle représentée à l’écran et celle véhiculée par la société américaine. C’est évidemment encore le cas ici. Les Huit Salopards peut être vu comme une attaque frontale  contre le deuxième amendement – le droit de porter une arme – puisqu’une fois les armes dégainées, les personnages abandonnent toute raison et donnent libre cours à leurs pulsions meurtrières.  Il constitue aussi un vibrant plaidoyer contre la peine de mort et la justice expéditive, qui flattent les instincts les plus vils des êtres humains.

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Mais le film est surtout une critique virulente contre la société américaine, celle d’hier, forgée dans le sang et la violence, et celle d’aujourd’hui, repliée sur elle-même, vivant dans la peur.
L’auberge de Minnie est une parabole des Etats-Unis, un endroit conçu pour être accueillant, servant de refuge aux tempêtes qui secouent le monde extérieur. S’y retrouvent des protagonistes qui constituent un échantillon représentatif de la société américaine. Des Blancs, un Noir, un Mexicain. Des hommes et une femme. Des soldats, des hommes de loi et des criminels, des notables et des larbins… Des personnages croyant pleinement aux valeurs libérales et cherchant profit ou pouvoir.   Mais dans ce monde en vase clos, la tension monte progressivement.  Le melting-pot tant vanté, emblématique du Rêve Américain, est le creuset d’une réaction chimique explosive entre des éléments incompatibles.
Tarantino décortique les mécanismes de la paranoïa et de la haine, le clivage entre états du Nord et du Sud, entre Est et Ouest, la peur de l’Autre, le racisme, la misogynie, le culte des armes et de l’argent, la rivalité des individus. Il filme un microcosme en pleine déliquescence.
Il déboulonne certains mythes fondateurs de l’Amérique comme la Conquête de l’Ouest ou la victoire de l’Union contre les Confédérés. Les Etats-Unis se sont construits dans le sang, la sueur et les larmes, et certains de ses héros étaient en réalité des êtres violents et haineux, loin des modèles moraux qu’ils étaient censés incarner.
L’Amérique d’aujourd’hui n’est guère mieux lotie. Elle est toujours gangrénée par les disparités économiques et sociales entre les états, notamment entre les  états du sud et ceux du nord. Il y a toujours du racisme et des tensions communautaires. Les armes à feu pullulent et chaque fusillade relance le débat sur le contrôle des armes à feu… Son président, Barack Obama, achève son mandat sur un bilan en demi-teinte. On pourrait être tenté de faire le parallèle avec Marquis Warren, qui, après s’être naturellement imposé, par son charisme et ses talents d’orateur, comme “leader” du microcosme, perd progressivement le contrôle de la situation.

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On peut analyser Les Huit Salopards sous différents angles, mais on peut aussi l’apprécier au premier degré, très simplement, en se laissant porter par la mise en scène ultra-maîtrisée de Quentin Tarantino, les numéros d’acteurs épatants, les dialogues ciselés et une ou deux scènes appelées à devenir cultes, à l’instar du pic de tension du troisième chapitre, le long monologue de Samuel L. Jackson.
Que l’on adhère ou pas au style Tarantino, il faut bien admettre que le cinéaste américain a un don certain pour l’art cinématographique. Son huitième long-métrage s’élève sans peine très au-dessus du niveau des habituels blockbusters américains, insipides et sans âme, et si on ne serait pas rassurés face à de tels énergumènes dans un chalet isolé, on supporte très bien leur compagnie, trois heures durant, dans le cocon protecteur d’une salle de cinéma.

Pour conclure, il convient de préciser que le film est visible en salles sous deux versions, une version numérique classique de 2h56, projetée dans la plupart des cinéma et une version 70 mm de 3h02, plus conforme à  ce que souhaitait le cinéaste mais visible uniquement dans quelques salles équipées.


Les 8 salopardsLes Huit Salopards
The Hateful eight
Réalisateur : Quentin Tarantino
Avec : Samuel L. Jackson, Walton Goggins, Jennifer Jason Leigh, Kurt Russell, Tim Roth, Demian Bichir, Michael Madsen, Bruce Dern
Origine : Etats-Unis
Genre : melting pot(es) explosif
Durée : 2h56 (version numérique)/3h02 (version 70mm)
date de sortie France : 06/01/2016
Contrepoint critique : Télérama (critique « contre »)

REVIEW OVERVIEW
Note :
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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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