Après un premier long-métrage réussi sur la relation amour/haine qui le liait à sa mère (J’ai tué ma mère), Xavier Dolan, le jeune prodige du cinéma québécois confirme tout le bien que l’on pensait de lui avec Les amours imaginaires, un des plus beaux films jamais tournés sur l’émoi amoureux et l’état de folie (plus ou moins) douce qu’il génère…
Le scénario, très “simple”, tient en quelques lignes : Marie et Francis, deux amis inséparables, tombent amoureux du même garçon et se lancent dans une compétition pour le charmer. Cette concurrence met à mal leur amitié, d’autant plus rudement que l’objet de leur affection affiche une attitude ambigüe face à leurs tentatives de séduction.
Le récit principal est entrecoupé de courts témoignages de “victimes” de l’amour, qui racontent face à la caméra leurs mésaventures.
Ce dispositif permet à Xavier Dolan d’aborder le sentiment amoureux sous tous les angles – homme, femme, hétérosexuel, homosexuel. Du coup, tout le monde – ou presque – pourra se reconnaître dans les états d’âme des jeunes protagonistes du film, dans cette histoire d’attirance(s), de séduction, d’amitié et de rivalité amoureuse, de tourments et de dépit…
Le jeune cinéaste décrit parfaitement toutes les phases de la naissance de l’amour et de la façon – un peu irrationnelle – avec laquelle il tourne à l’obsession.
Déjà, il y a la rencontre. Une attirance physique brute et/ou plus intellectuelle.
Ici l’objet du désir de Marie et Nicolas est un garçon grand, beau et fort – un physique évoquant à la fois Robert Pattinson et Louis Garrel, une chevelure de chérubin blonde bouclée – mais aussi cultivé et érudit – il va au théâtre, s’intéresse à la grande littérature et emploie des mots comme “manichéen”…
Sa douceur, son attitude aimable, sa capacité d’écoute font de lui cet “homme idéal” dont ils rêvent. Même si, au début, ils ne se l’avouent pas.
Il y a en effet une courte phase de déni, assez ridicule, où les deux jeunes gens tentent de se persuader qu’ils ne sont pas amoureux. “Il n’est pas du tout mon genre d’homme” déclarent en choeur Marie et Francis…
Mais très vite, cette négation laisse place à une adoration sans borne, un désir dévorant…
Tous les moyens sont bons pour charmer l’être aimé. On se parfume, on se pomponne, on se met en valeur pour attirer son regard, éveiller son désir…
On fait tout pour lui plaire, pour lui faire plaisir…
Nicolas dit bien aimer Audrey Hepburn? Très bien ! Voilà Francis qui lui offre un poster de l’actrice, et Marie qui adopte l’apparence de l’héroïne de Diamants sur canapés – fringues “vintage” et coiffure ad hoc…
Mais se jeter à l’eau, dévoiler ses sentiments est bien plus difficile. Il y a l’angoisse d’être repoussé, de subir l’affront, la honte d’un rejet net et cassant, de constater que cet amour n’est pas partagé. Alors on guette le moindre signe, le moindre petit mot, le moindre petit sourire qui pourrait nous rassurer, nous encourager dans notre quête… Et attention aux faux pas ! Chaque geste, chaque mot prononcé, qui ne semble pas allumer l’étincelle chez l’adoré prend des allures de Bérézina.
Dolan traque dans les regards de ses personnages ce sentiment d’impuissance, cette colère dirigée contre eux-mêmes, cette déception de ne pas être à la hauteur…
Cette période incertaine entre le moment du coup de foudre et celui où on trouve le cran de s’ouvrir enfin à l’autre est difficile à vivre. Elle ressemble à des montagnes russes, les moments d’euphorie succédant au doute.
Chaque sonnerie de téléphone, chaque mail reçu, chaque infime manifestation de l’être aimé donne des palpitations. Les moments passés en sa compagnie sont forcément sublimes – ou sublimés. Tout le reste n’est qu’attente interminable, remises en question, autocritique. Espoir et idées noires…
Cette passion dévorante s’accompagne inéluctablement de l’apparition de la jalousie. Dans le cas de Marie et Francis, la situation est d’autant plus marquée qu’ils se savent rivaux. Chaque fois que l’un semble gagner des points auprès de Nicolas, l’autre fait grise mine, serre les dents et attend son tour. Mais le ressentiment se manifeste de plus en plus violemment au fil des jours…
Et cette jalousie ne concerne pas qu’eux deux. Toute personne qui tourne autour de Nicolas s’attire immédiatement leur antipathie, et eux-mêmes reçoivent des regards assassins de jeunes femmes également attirées par LEUR bellâtre…
Vient enfin le moment où il faut se lancer, pour en avoir le coeur net, oser avouer ses sentiments à l’être aimé… A l’arrivée, grand bonheur de voir ses sentiments partagés – point culminant du plaisir amoureux – ou, plus fréquemment, cruelle déception de voir tous ses espoirs réduits à néant par le refus net et cassant de celui ou celle que l’on adorait…
Et même si ce jeu de séduction débouche concrètement sur la formation d’un couple, les divers témoignages disséminés au cours du film rappellent que l’amour reste quelque chose de fragile, de volatil.
Une des femmes interviewées dit même que, dans sa relation avec un jeune homme d’origine allemande, les sentiments se sont envolés dès qu’ils se sont mis ensemble, qu’ils ont commencé à se voir au quotidien. On comprend que ce qui les motivait, qui les faisait vibrer, c’était cette distance entre eux, le côté inaccessible de l’autre, le jeu de la séduction complexifié par leurs origines géographiques différentes…
En fait, c’est plus le concept même de l’amour qui les animait. Le fantasme de l’amour…
Dans le film de Xavier Dolan, Marie et Francis fantasment sur cet androgyne mystérieux, impénétrable, qui lui-même fantasme peut-être sur eux, qui sait ?
Peut-être est-il attiré par l’attitude détachée de Marie – en fait de la maladresse et de la timidité, qui la mettent d’ailleurs hors d’elle – ou par le côté interdit que représenterait une liaison avec ce Francis beau comme un acteur américain des années 1950 ? Tous dépensent beaucoup d’énergie pour charmer, séduire, plaire, se tourmentent, se torturent mentalement pour quelque chose de très abstrait, d’illusoire même.
Et tout ça pour quoi ? De la déception, du dépit, de la souffrance…
Un autre interviewé raconte ses propres mésaventures et conclut en avouant qu’après avoir été rejeté par l’être aimé, il a cru ne jamais s’en relever. Il ne se voyait pas vivre sans “la femme de sa vie”. Et pourtant la blessure a fini par cicatriser et sa relation n’a plus été qu’un souvenir – doux et cruel à la fois.
La blessure finit toujours par cicatriser, plus ou moins rapidement, comme pour n’importe quelle épreuve de la vie… Pour certains cela prend deux jours, deux semaines, deux ans ou plus. Mais la vie reprend ses droits au bout d’un certain temps…
Alors, si l’amour n’est qu’une illusion, à quoi bon tomber amoureux? Pourquoi rentrer dans un cycle de tourments et d’obsessions qui risquent fort d’être déçus?
La clé est dans la citation inaugurale du film, signée Alfred de Musset : “Il n’y a de vrai au monde que de déraisonner d’amour.”
Aimer, c’est vivre. Etre amoureux, c’est être en mouvement, porteur de rêves et d’espoir. Alors bien sûr que cela peut faire mal, bien sûr que la tristesse peut se retrouver au bout du chemin, mais les moments où l’on éprouve les sentiments sont tellement intense que l’on ne peut s’empêcher de vouloir y goûter à nouveau…
On aime, on souffre, on est déçu, humilié, effondré. Et puis un jour, comme Marie et Francis, on oublie tout cela, on se relève et on rencontre une autre personne pour qui, soudain, le coeur se met à battre la chamade. On se dit que cette fois-ci, c’est la bonne, c’est l’homme/la femme de sa vie Et on recommence ce jeu de la séduction si beau et si douloureux, comme si c’était la première fois…
Si le film de Xavier Dolan sonne juste, c’est que le jeune cinéaste parvient à traiter son thème en allant à l’essentiel, sans lourdeurs mélodramatiques ou dialogues plombants. On s’attache immédiatement aux personnages, riant et compatissant à leurs aventures amoureuses tragi-comiques, et du coup, on n’a aucune peine à s’identifier à eux, à faire résonner nos propres expériences sentimentales.
Les acteurs, bien sûr, sont pour beaucoup dans ce tour de force. Il y a d’abord Xavier Dolan lui-même, qui n’a laissé à personne d’autre que lui le soin d’incarner Francis. Un rôle sur mesure puisque très proche de sa propre personnalité et prolongement naturel du personnage qu’il jouait dans son film précédent, un homo un brin rebelle et gouailleur, doté d’un humour ravageur.
On retrouve aussi sa “mère” de cinéma, Anne Dorval, aux antipodes, elle, de son rôle précédent, incarnant ici la maman de Nicolas, absente et fêtarde…
Niels Schneider est également très bien dans la peau de Nicolas, mystérieux, ambigu, inaccessible. Il s’efforce de paraître constamment très lisse, “immaculé”.
Un pur objet de fantasme, un peu comme une statue des maîtres italiens…
Enfin, Monia Chokri est une vraie révélation dans le rôle de Marie. Elle possède un charme fou et une vraie présence à l’écran. Il lui suffit de très peu de gestes – un regard, une moue, un gêné – pour nous renseigner sur l’état d’esprit de son personnage et nous toucher. Espérons que d’autres auteurs que Xavier Dolan sauront exploiter ses talents de comédienne…
Autre point fort du film, son environnement esthétique, harmonie d’images et de musique subtilement entremêlées, sa fluidité, son rythme particulier.
Tout s’enchaîne avec beaucoup de finesse et d’élégance. Le cinéaste restitue magnifiquement cette dilatation du temps qui caractérise la période de l’émoi amoureux, rythmée par les faits et gestes de l’être aimé. Il use sans en abuser des effets de ralentis pour montrer comment le temps passé avec Nicolas semble suspendu. Une méthode déjà utilisée par Wong Kar-Waï dans In the mood for love, autre grand film sur la passion amoureuse.
C’est là que le bât blesse, disaient certains critiques, lors de la projection du film à Cannes, dans la section “Un certain regard”. Ils reprochaient aux Amours imaginaires de crouler sous les citations cinématographiques (et artistiques, et littéraires, et musicales…) et de ne pas porter de griffe personnelle…
Ils ont tort : on retrouve bien une unité de style dans le cinéma de Xavier Dolan qui, du haut de ses 21 ans, fait preuve d’une grande maturité de cinéaste. Mêmes cadrages, même tempo, même humour cruel, mêmes thématiques autour de relations amour/haine, de l’identité sexuelle, des rapports humains…
Bien sûr, le jeune homme, autodidacte, s’est forgé son propre univers en puisant chez les auteurs qui l’ont marqué : John Cassavetes, Gus Van Sant (auxquels il emprunte le style “caméra à l’épaule”, à la Nouvelle Vague Française (Truffaut, Godard & co…), Wenders, Visconti… Mais bon, c’est le cas de nombreux autres artistes, non? Les mêmes critiques ont applaudi (à juste titre) Tarantino quand il a signé l’audacieux Inglourious basterds, sans s’émouvoir des emprunts du cinéaste à certains confrères…
Et puis, si Dolan chipe des éléments à d’autres cinéastes, c’est ici tout à fait justifié par le sujet même du film. Le cinéma est un art de l’illusion et de l’émotion profondément inscrit dans l’imaginaire collectif, totalement adapté dès lors que l’on parle de fantasme(s), de “mise en scène” sentimentale.
Il n’y a rien de choquant de voir surgir les ombres de cinéastes majeurs (ou non, d’ailleurs) au détour d’une scène, d’un plan (la pluie de marshmallows, par exemple est un clin d’oeil revendiqué à Mysterious skin) , d’une réplique. Pas plus qu’il n’est choquant de voir les héros se comporter comme James Dean ou Audrey Hepburn… D’autant que ces références, de tous styles et toutes époques, se fondent dans un ensemble harmonieux, de façon particulièrement naturelle.
Pour la bande originale, c’est exactement le même principe : On passe de Dalida à House of Pain, avec un détour vers Bach ou Indochine… Hétéroclite mais très bien assemblé, avec des textes qui surlignent l’action et des musiques qui retranscrivent les états d’âmes des personnages… L’amour, c’est ça aussi : des musiques intimistes et mélancoliques et des chansons qui donnent envie de bouger…
Bref, hormis quelques infimes afféteries stylistiques et une durée peut-être un poil trop courte, il est difficile de ne pas succomber à ces Amours imaginaires, second film d’un jeune auteur/acteur au caractère bien trempé et dont le talent n’a, lui, rien d’imaginaire…
_______________________________________________________________________________________________________________________________________
Les Amours imaginaires
Les Amours imaginaires
Réalisateur : Xavier Dolan
Avec : Monia Chokri, Niels Schneider, Xavier Dolan, Anne Dorval, Louis Garrel
Origine : Canada
Genre : vertiges de l’amour
Durée : 1h35
Date de sortie France : 29/09/2010
Note pour ce film : ●●●●●○
contrepoint critique chez : Chronicart
_______________________________________________________________________________________________________________________________________