Si je vous dis Alexandre Dumas, vous me répondrez du tac-au-tac, « Les Trois mousquetaires » ou « Le Comte de Monte-Cristo », ou encore « La Reine Margot »…
Certes… Ces œuvres littéraires célèbres sont bien nées de l’imagination fertile de l’écrivain.
Maintenant, si je vous dis Auguste Maquet, j’imagine que la plupart d’entre vous vont rester cois. Et pourtant, il faudrait citer les mêmes romans, auxquels cet écrivain méconnu a très activement participé. Plus que le « nègre » de Dumas, il était un collaborateur à part entière, auteur de pans entiers des œuvres précitées, et de nombreuses autres…
La relation entre les deux écrivains a inspiré à Cyril Gely et Eric Rouquette une pièce de théâtre, « Signé Dumas » et, succès aidant, l’adaptation cinématographique qui nous intéresse aujourd’hui : L’autre Dumas.
Le scénario raconte une improbable histoire d’amour(s), de quiproquos et d’usurpation d’identité. Lors d’un séjour à Trouville, le capricieux Alexandre Dumas échange sa chambre avec celle de son collaborateur Auguste Maquet.
Ce dernier est occupé à rédiger pour Dumas certains passages du « Vicomte de Bragelonne » quand débarque la jeune et belle Charlotte.
Il la prend pour la femme de chambre. Elle le prend pour Alexandre Dumas et vient lui demander une faveur : user de sa notoriété pour faire libérer son père, un vieux camarade républicain en train de mourir en prison. Maquet tente bien de lui expliquer qui il est réellement, mais dans son enthousiasme, elle ne lui en laisse guère l’opportunité. Alors, sous le charme de cette belle inconnue, il décide de continuer d’endosser l’identité de son illustre maître pour la séduire.
Cette imposture va avoir des conséquences plutôt surprenantes, générant quelques remous dans la relation jusqu’alors paisible entre Dumas et Maquet, les conduisant à un inévitable affrontement alors que, dehors, gronde la seconde révolution française…
Au début du film, avouons-le, on a un peu peur en voyant Gérard Depardieu/Alexandre Dumas, affublé d’une perruque bouclée à faire pâlir d’envie Yvette Horner, manger des crustacés bruyamment – et comme un goret. On craint que le grand Gégé ne retombe dans le jeu outrancier qui avait quelque peu terni sa réputation au cours des dernières années. D’autant que les personnages ont l’air d’être assez stéréotypés :
D’un côté Maquet le sérieux, le raisonnable, l’inlassable travailleur, le mari fidèle, le père modèle, le royaliste convaincu. Un type assez terne, médiocre, que Benoît Poelvoorde, dans son registre dramatique de prédilection, rend à la fois attachant et pathétique.
De l’autre, Dumas le truculent, le jouisseur, l’excessif, préférant profiter des plaisirs de la chère – et de la chair – plutôt que de besogner des heures durant sur ses textes. Infidèle et mauvais père. Républicain et ex-révolutionnaire. Un type charismatique, capable d’éclairs de génie littéraire, auquel Depardieu apporte son imposante carrure, dans tous les sens du terme.
Deux personnalités qu’apparemment tout oppose, mais qui sont justement très complémentaires, et pas si différents l’une de l’autre.
Le scénario s’ingénie à le démontrer, en apportant justement des nuances aux personnages, inversant progressivement certains traits de caractère et ébranlant leurs certitudes.
Le sage Auguste va subitement perdre la tête par amour pour une jeune nymphette, aussi fougueuse qu’il est amorphe, aussi passionnée qu’il est austère, tandis qu’Alexandre le séducteur va réaliser qu’il vieillit, qu’il est peut-être temps de cesser de se comporter comme un adolescent lubrique et de préserver un peu sa compagne, la douce et tolérante Céleste Scriwaneck.
Même trouble au niveau des opinions politiques des deux hommes : Maquet, le royaliste, hostile à la cause républicaine, va épouser les idées révolutionnaires, rejoindre le mouvement destiné à renverser Louis-Philippe. Dumas, l’ex-agitateur publique, se situe désormais très loin de l’agitation populaire qui secoue le pays. Un brin misanthrope, il navigue entre deux eaux, préservant uniquement son statut protégé de célébrité.
Cet inversement des valeurs, qui suit l’anodine usurpation d’identité de Maquet, va dégrader de manière irréversible les rapports entre les deux hommes.
Au cœur de tout cela, au-delà des divergences politiques ou philosophiques, il y a la différence de statut entre les deux hommes et la part de responsabilité de chacun dans l’élaboration des romans signés Dumas.
A qui la paternité des idées, des phrases, de l’intensité du récit ?
Le film est intéressant pour trois raisons :
La première est qu’il traite de manière assez fine d’une collaboration littéraire hors normes, bien plus qu’une simple relation entre l’écrivain et son « nègre ». Une sorte de symbiose artistique où chacun des deux auteurs est indispensable à l’autre pour qu’ils expriment pleinement leur potentiel et génèrent de vrais chefs-d’œuvre.
Maquet est un gratte-papier efficace, doté d’une force de travail énorme et d’une concentration sans faille, mais il n’a pas le talent de plume de son maître. Dumas, lui, est un génie capable d’idées fulgurantes et de percées poétiques sublimes, mais il est paresseux et il lui manque la rigueur et la rapidité d’exécution de son collaborateur. Chacun a donc besoin de l’autre pour exister, même si cette cohabitation est parfois difficile, douloureuse même, surtout pour le pauvre Maquet, réduit au rang de faire-valoir, mal payé de son précieux travail, au sens propre comme au figuré.
La seconde concerne le travail du réalisateur Safy Nebou, qui s’affirme de film en film comme un auteur à part entière. Sa mise en scène ne brille pas forcément par sa maîtrise technique ou son originalité, mais au moins, il développe des thématiques cohérentes, des obsessions qui servent de pont entre ses œuvres. Son précédent film, L’empreinte de l’ange, traitait déjà du problème de l’identité et de la filiation, opposait deux personnalités différentes.
Rien d’étonnant à ce qu’il se soit passionné pour ce duel psychologique entre Dumas et Maquet.
Troisième source de satisfaction, le travail des acteurs. Bien canalisé, Gérard Depardieu évolue dans un registre assez sobre, trouvant le bon équilibre entre le côté « ogresque » de Dumas, sa stature imposante, et la sensibilité du personnage, les fêlures qui se font jour sous la carapace. Face à lui, Benoît Poelvoorde, lui aussi contraint à un registre plus dramatique, excelle à mettre en exergue le profond malaise de son personnage, être insignifiant, homme de l’ombre, éternel second rôle, exprimant soudain l’envie d’exister vraiment, de faire enfin quelque chose de sa vie, et faisant valoir son droit à une part de lumière.
Le duo fonctionne à merveille, entre complicité et défiance permanente, et leurs joutes verbales servent de parfait moteur au récit.
A côté de ces deux hommes plus faibles qu’ils n’y paraissent, dépassés par les événements historiques, par leurs propres sentiments, il y a des personnages féminins forts, tels ceux que Dumas et Maquet inventèrent jadis : Dominique Blanc est une fois de plus impeccable dans le rôle de la maîtresse de Dumas, sensuelle et pleine d’esprit ; Catherine Mouchet incarne l’épouse de Maquet, femme « moderne » tenant la dragée haute aux hommes qui gravitent autour de son mari, aussi puissants soient-ils ; et le personnage de Mélanie Thierry, d’abord évocateur de douceur, de pureté et d’innocence, se révèle bien plus déterminé et virulent que prévu.
Alors que l’on pouvait craindre un film historique assez plat et trop académique, L’autre Dumas s’avère au contraire bien rythmé, parfois plein de fantaisie, et, surtout, plus prenant que prévu, abordant en filigrane des thématiques aussi intéressante que la célébrité et le pouvoir, la place d’un individu au cœur d’une création artistique, d’un collectif. Un pour tous et tous pour un, en somme…
Du beau travail…
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Réalisateur : Safy Nebbou
Avec : Gérard Depardieu, Benoît Poelvoorde, Dominique Blanc, Mélanie Thierry, Catherine Mouchet, Michel Duchaussoy
Origine : France
Genre : duel de plumes historique et fantaisiste
Durée : 1h45
Date de sortie France : 10/02/2010
Note pour ce film : ●●●●○○
contrepoint critique chez : Rob Gordon
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