On ne sait pas trop à quoi carbure Gregg Araki, l’enfant terrible du cinéma indépendant américain, mais ça doit être du costaud, de la “boisson d’homme” ou des petits gâteaux aux herbes sauvages, comme ceux que dévorait l’héroïne de son précédent film, Smiley Face. Et on ne saurait que trop lui déconseiller d’arrêter, tant ses films, complètement barrés, réussissent à chaque fois à nous étonner, nous faire rire ou nous secouer…
Nouvelle démonstration avec Kaboom, un mélange de genres assez euh… détonnant (1), qui synthétise tout en les revisitant les grands thèmes de l’oeuvre du cinéaste.
Pour donner le “la”, le film démarre sur une curieuse séquence onirique, proche de celle de Nowhere. Histoire d’annoncer que le scénario va osciller entre fantaisie et mystère, gros délire potache sous acide et quête métaphysique, et va probablement offrir plusieurs niveaux de lectures, dont un psychanalytique…
Puis le film continue comme une comédie potache, un de ces “teen-movie” (2) que produit à la pelle l’industrie hollywoodienne, mais avec une touche personnelle plus trash, plus crue, dans l’esprit des premiers films d’Araki – The doom generation, Nowhere, et Totally fucked up, aussi connus comme “la trilogie de l’apocalypse adolescente”.
On suit les tribulations de Smith, lycéen sans histoires qui partage son temps entre ses cours et sa meilleure amie, Stella, une jeune femme à la langue bien pendue.
Comme la plupart des jeunes gens de son âge, le héros se pose beaucoup de questions sur sa sexualité et ses désirs. En pleine confusion des sentiments, il fantasme sur son colocataire, Thor, un genre de surfeur blond décérébré, mais cède aux avances de London, une jeune punkette à la sexualité débridée…
Au cours d’une de ces soirées étudiantes où la musique résonne, l’alcool coule à flot, et l’atmosphère est embrumée de fumées de spliffs, le ton passe imperceptiblement de la comédie potache au thriller parano, au fantastique et à la science-fiction…
Le héros ingurgite un space-cookie (3) et voit la réalité se déformer, comme Anna Farris dans Smiley Face. Sauf que là, les effets planants du biscuit se veulent moins burlesques, plus anxiogènes. Cela tourne au bad-trip avec l’apparition de personnages inquiétants portant des masques d’animaux, le meurtre d’une étudiante et bon nombre d’événements étranges reliés à la possibilité d’une fin du monde imminente…
On pense à David Lynch, bien sûr. Notamment à Twin Peaks la série-culte du début des années 1990 dans laquelle l’étrangeté venait s’insinuer dans le quotidien “banal” des habitants d’une petite ville américaine.
On pense aussi à l’univers insolite et inquiétant de Richard Kelly, auteur de Southland Tales (longue fable de SF apocalyptique scandaleusement inédite en France ), The box et Donnie Darko, dont l’un des personnages clés – Frank le lapin inquiétant – était joué par James Duval, l’acteur-fétiche d’Araki… Dans Kaboom il incarne d’ailleurs un gourou illuminé qui prédit la fin du monde et guide les personnages principaux.
Gregg Araki ne renie pas ces deux références majeures Au contraire, il les revendique. Il avoue avoir beaucoup aimé Donnie Darko et avoir pensé à Twin Peaks et à Lost highway lors de l’écriture de son scénario…
Mais ces influences assumées ont été digérées et adaptées à son propre style, ce mélange détonnant d’esthétique pop et d’expérimentations visuelles, de classicisme et de provocation.
Comme chez les deux cinéastes précités, le spectateur a plusieurs possibilités d’appréhender le film. Déjà, au premier degré, comme une comédie fantastique déjantée et surprenante – futile mais loin d’être désagréable. Ou comme une fable impertinente sur une société qui court à sa perte, hantée par des forces maléfiques.
Ou encore, de façon plus tortueuse, comme une évocation d’un âge où tout repose sur des fantasmes et des angoisses – l’adolescence – et qui se termine brutalement par le passage dans une autre dimension – l’âge adulte.
Dans cette optique, l’explosion promise par le titre – Kaboom ! – s’apparente au dynamitage d’un univers, celui de l’enfance. Ce n’est sans doute pas un hasard si les personnages les plus inquiétants du film revêtent l’apparence de personnages animaliers ou d’une fée aux pouvoirs extraordinaires. Ces figures habituellement rassurantes pour les plus jeunes se trouvent ici perverties, et provoquent donc le malaise. Cela correspond à la perte de l’insouciance, de l’innocence, et à l’acceptation de la brutalité du monde. Le film illustre tout à fait cette rupture en changeant brusquement de cap et de tonalité en cours de route…
Mais cette explosion, c’est aussi un “big bang”, la naissance d’un nouvel univers, celui de l’âge adulte, avec ce que cela suppose comme problèmes, certes, mais aussi comme agréments, avec en premier lieu, la découverte de l’amour.
Les jeunes héros découvrent déjà les joies de la sexualité, expérimentant le plaisir sous toutes ses formes – masturbation, relation homo- hétéro- ou bisexuelle, triolisme… – de façon réelle ou fantasmée. Leurs orgasmes sont autant de déflagrations de jouissance et de “petites morts” (4). Tiens, encore les notions d’explosion – Kaboom ! – et de disparition…
Evidemment, ce type de parabole sur l’adolescence n’a rien de fondamentalement novateur. De nombreux films ont déjà abordé le sujet par le biais d’une intrigue policière ou fantastique. En tant qu’exemple récent, citons Simon Werner a disparu de Fabrice Gobert.
Mais Kaboom a pour intérêt de ne pas se prendre trop au sérieux, d’entraîner les spectateurs dans une intrigue menée tambour battant, hilarante par moments ou franchement flippante à d’autres, et de ménager bon nombre de surprises en un temps record (le film est relativement court 1h26…).
Il est surtout porté par des comédiens épatants, tous très beaux et attachants. Araki sait dénicher des talents et tirer le meilleur de ses acteurs et le confirme une fois de plus ici. Dans les rôles principaux, on apprécie ainsi les performances de Thomas Dekker, parfait en jeune chien fou un brin perdu, et de Haley Bennett, assez irrésistible.
On aime aussi voir ainsi exploitée la froide beauté et le côté mystérieux de l’exquise Roxane Mesquida. Et on obtient, si cela était nécessaire, la confirmation que Juno Temple est bien une actrice à suivre. Après avoir été remarquée dans deux longs-métrages cette année, Mr Nobody et Greenberg, elle crève l’écran dans le film d’Araki en sex-symbol décomplexé.
Maintenant, il est assez évident que le côté délirant de Kaboom ne plaira pas à tout le monde. Certains trouveront ridicule cette histoire en apparence sans queue ni tête. D’autres ne manqueront pas de faire remarquer qu’en invoquant les figures de Lynch et Kelly, Araki s’expose à une comparaison qui ne joue pas forcément en faveur de son film, plus léger à tous points de vue.
Mais quoi qu’on en pense, il s’agit d’une oeuvre intéressante, plus subtile qu’il n’y paraît. On y retrouve tous les styles et les thèmes majeurs développés dans les longs-métrages précédents de Gregg Araki et une maîtrise de la narration encore améliorée. Loin de dynamiter l’oeuvre d’Araki, Kaboom lui donne au contraire une certaine cohérence, s’imposant en quelque sorte comme la pierre angulaire de sa filmographie.
(1) : Jeu de mot inside, “Kaboom” étant une onomatopée désignant une explosion…
(2) : “teen-movie” : film pour/sur les adolescents
(3) : “space cookie” : biscuit cuisiné avec des substances psychotropes, comme le cannabis ou le LSD, par exemple. On parle aussi de “space cake”.
(4) : “petite mort” : expression désignant l’orgasme
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Réalisateur : Gregg Araki
Avec : Thomas Dekker, Juno Temple, Haley Bennett, James Duval, Roxane Mesquida, Chris Zylka, Kelly Lynch
Origine : Etats-Unis
Genre : Ado-calypse now
Durée : 1h26
Date de sortie France : 06/10/2010
Note pour ce film : ●●●●●○
contrepoint critique chez : Filmosphère
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