Pas facile de vivre au quotidien dans les quartiers populaires des villes du Royaume-Uni…
Pendant des années, les politiciens britanniques se sont désintéressés de ce qui se passait dans les quartiers les plus défavorisés, laissant le taux de chômage s’accroître et avec lui son cortège de problèmes sociaux, de misère et d’alcoolisme. Un environnement délétère, propice à la délinquance, sous toutes ses formes. Peu à peu, les gangs et les trafiquants de drogue ont pris le pouvoir dans ces zones économiquement sinistrées.
Le cinéma social britannique a montré, au fil des années, toutes les étapes de cette dégradation des conditions de vie dan les quartiers populaires. Ken Loach, Mike Leigh, Alan Clarke, entre autres, ont dépeint les difficultés des petites gens, leur combat pour s’en sortir malgré tout. Et depuis quelques années, le constat se fait de plus en plus sombre. Des films comme Harry Brown, Citadel, This is England ou Tyrannosaur, chacun à leur façon, montrent qu’il y a une escalade de la violence dans les quartiers les plus sensibles, et que les autorités sont impuissantes face à des délinquants aux activités de plus en plus diversifiées : trafic d’armes ou de drogues dures, enlèvements, proxénétisme, exécutions sommaires…
Le pire, dans tout cela, c’est que les voyous en question se font de plus en plus jeunes. Sans perspective d’avenir, sans modèle adulte de réussite professionnelle, les gamins des cités sont souvent recrutés très tôt par les “grands frères” pour servir d’hommes de main dans leurs gangs…
En parallèle, ce mal-être des quartiers pauvres a également beaucoup été énoncé dans les textes des morceaux de rap et de hip-hop, l’un des rares moyens d’expression pour la jeunesse des quartiers difficiles.
C’est tout naturellement que Ben Drew, pour sa première réalisation, a choisi de combiner hip-hop et cinéma social pour raconter cette histoire se déroulant dans le quartier populaire de Forest Gate, tout près du Stade Olympique de Londres. Le jeune homme a grandi dans ce genre de milieu, entre violence, petits trafics et détresse sociale. Il s’en est sorti à la fois par la musique, en signant des albums de rap sous le pseudonyme “Plan B” et en faisant l’acteur dans des films comme Harry Brown, justement, ou The Sweeney. Autant dire qu’il maîtrise son sujet…
Mais pour corser un peu les choses, il a choisi de ne pas raconter juste une histoire, mais d’en entrelacer plusieurs, de signer une sorte de film-choral ayant pour cadre le même environnement violent et sombre.
Tout commence avec un petit dealer, Ed (Ed Skrein), poursuivi par un policier en civil. Avant d’être arrêté, il a le temps de confier son précieux téléphone mobile, celui sur lequel clients et fournisseurs l’appellent, à son copain Aaron (Riz Ahmed), Faute d’éléments à charges, les flics le relâchent au bout de 24 heures, et le dealer revient chercher son téléphone. Hélas, le précieux mobile a disparu. Aaron l’avait lui-même confié à Kirby (Keith Coggins), un vieux gangster respecté dans le quartier, et le mobile a probablement été dérobé par Michelle (Anouska Mond), une prostituée avec qui Kirby a passé la nuit.
Les deux amis décident de la retrouver pour qu’elle rende le téléphone, ou le rembourse en travaillant pour eux…
En parallèle, le film raconte le parcours criminel du jeune Jake (Ryan De La Cruz). Venu pour acheter du cannabis à un gang local, il est finalement recruté par son leader, Marcel (Nick Sagar), et devient son homme de main. Chaque mission l’entraîne un peu plus dans une spirale de violence et de mort…
L’une d’elle le met sur la route de Chris (Lee Allen), le caïd incontesté du quartier, ou du moins, l’un des trafiquants de drogue les plus impitoyables. Lui aussi a commencé très jeune sa carrière criminelle, sous la protection de Kirby.
Chris a lui aussi perdu un objet : son revolver.
Il l’avait planqué sans le savoir dans la même cachette que celle où Ed et Aaron cachent leur drogue, dans le pub local, et ignore que ce sont eux qui ont récupéré son arme… Evidemment, il va tout faire pour le retrouver, d’autant que l’arme en question pourrait le compromettre dans un assassinat…
La dernière ramification du récit tourne autour de Katya (Nathalie Press), une immigrée russe aux prises avec un groupe mafieux. Kidnappée, prostituée de force, elle a aussi été violée par le chef du gang et a donné la vie à une petite fille. Soucieuse de tirer son enfant de là et de ne pas la voir risquer de subir le même destin qu’elle, elle tente de s’échapper. Sa route va aussi croiser celle des autres personnages…
On le sait, la difficulté de ce genre de film est de réussir à bien équilibrer les différentes composantes du récit. Ben Drew y parvient sans peine, apportant le même soin à chaque ramification du scénario, à chaque personnage.
Tous les protagonistes possèdent en effet une réelle densité psychologique. Le cinéaste ne cherche pas à en faire des héros ou des salauds. Il les décrit tels qu’ils sont, sans concession, avec leurs forces et leurs failles, leurs qualités et leurs défauts. Ce sont à la fois des bourreaux et des victimes, prisonniers de ce milieu dans lequel ils ont grandi ou dans lequel on les a entraînés de force. Aucun n’est totalement bon ou totalement mauvais, même si certains sont évidemment plus sauvages que d’autres.
Ed a tout du parfait salaud, capable de jeter une prostituée en pâture à des brutes épaisses pour une somme dérisoire, mais il aura l’occasion de se racheter en faisant preuve de bravoure. Chris commet un homicide, mais son geste est animé par une soif de vengeance. Kirby est un caïd indélicat et irrespectueux de ses semblables, mais cela ne l’a pas empêché de s’occuper de Chris comme d’un fils. Jake n’est qu’un gamin paumé, fasciné par les gangs, mais rebuté par les actes de plus en plus violents qu’on le force à commettre. Michelle a tout d’une victime, mais son addiction au crack la conduit à faire n’importe quoi pour acheter sa dose quotidienne de stupéfiants. Quant au personnage central, Aaron, il semble peut-être un peu plus sympathique que les autres, car capable de compassion et de générosité, mais, par faiblesse ou par lâcheté, il se laisse parfois entraîner dans des situations délicates, mettant sa morale à l’épreuve…
Ces nuances apportées à tous les protagonistes est appréciable. Elles les rendent plus ambigus, plus humains, leur donnent un peu plus d’épaisseur et permettent aux acteurs plus de marge de manoeuvre pour jouer leur partition.
Mais la belle trouvaille du film, ce sont les scènes de flashback qui racontent, sur fond de hip-hop, le parcours de certains personnages-clés, expliquant pourquoi ils sont devenus ce qu’ils sont aujourd’hui.
En plus d’étoffer davantage la psychologie des personnages et de montrer l’influence du milieu dans lequel les individus évoluent, ces séquences rythment le film et apportent des respirations au récit.
Il s’en dégage une belle énergie, grâce au flow des morceaux de rap, à l’inventivité déployée par le cinéaste, au grain particulier des images, filmées avec un téléphone mobile, faute de budget.
Par sa fougue, par son énergie brute, par son format de film-choral, par sa façon de mêler comédiens confirmés et acteurs non-professionnels, Ill manors nous évoque deux films récents. D’abord, Donoma, film autoproduit, à petit budget, porté par le concept du cinéma-guérilla et remarqué pour sa narration d’une fluidité admirable. Ensuite, Tête de turc, le premier film de Pascal Elbé, qui, comme Ill Manors, entrelaçait les destins de plusieurs habitants d’un quartier sensible dans un récit d’une noirceur totale.
On n’ira pas jusqu’à dire que le film de Ben Drew est aussi abouti que ces deux belles réussites, car il souffre quand même d’un petit défaut : sa trop grande générosité. On sent que le jeune cinéaste a voulu tout donner dans ce film-là, mais cela se traduit par un récit parfois trop chargé. On ne doute pas que les histoires qu’il raconte, vécues par des proches ou piochées dans les rubriques “faits divers” des tabloïds, soient authentiques, mais leur accumulation au sein de la même intrigue est assez peu vraisemblable.
Cela dit, l’ensemble est réalisé avec tant d’aplomb, joué avec tant de finesse, que l’on se laisse happer sans peine par la narration, par la musique du film, enveloppante – presque un personnage à part entière. Pour une première réalisation, c’est quand même très probant.
On est assez curieux de voir ce que va donner la suite de la carrière de ce jeune réalisateur, très humble mais déterminé à faire des films audacieux et puissants. En attendant, on vous conseille vivement de découvrir Ill Manors, l’une des pépites noires de cette année cinématographique.
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Ill Manors Ill Manors Réalisateur : Ben Drew Avec : Ed Skrein, Riz Ahmed, Anouska Mond, Lee Allen, Nathalie Press, Nick Sagar, Keith Coggins Origine : Royaume-Uni Genre : film-choral/film noir/musical hip-hop Durée : 2h00 Date de sortie France : 03/04/2013 Note pour ce film : ●●●●●○ Contrepoint critique : Daily Mail |
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visuels : © Distrib Films