En cette année olympique – certes décalée d’un an, mais le Festival de Cannes a lui aussi été reporté – Jacques Audiard a pu démontrer dans l’arène Louis Lumière qu’il affichait une forme éponyme.
Rien de bien étonnant pour cet athlète esthète habitué des podiums cinématographiques. Après des débuts remarqués en 1994 au meeting de la Semaine de la Critique, il avait remporté le Championnat de France Junior (César du Meilleur premier film pour Regarde les hommes tomber), puis obtenu une médaille de bronze à ses premiers jeux cannois (Prix du scénario pour Un héros très discret en 1996). En 2006, il revient bredouille des jeux berlinois, mais devient champion de France chez les “grands” (César du meilleur film et meilleur réalisateur pour De battre mon coeur s’est arrêté). Sa carrière s’emballe. Il rate de peu la médaille d’or à Cannes 2009 au profit d’un vétéran autrichien, Michael Haneke, mais rapporte une breloque en argent (Un Prophète, Grand Prix du Jury). Dans la foulée, il glane son second titre national (9 César dont celui du meilleur réalisateur).
Ses jeux suivants se soldent par un échec. De rouille et d’os – il est vrai plus taillé pour la compétition paralympique, vu son sujet – est encore battu par ce diable de Haneke, mais repart cette fois bredouille de la Croisette. Le scélérat ravit même à Audiard son leadership national lors des Césars 2013.
Mais en grand compétiteur, il revient énervé en 2015 et emporte cette fois-ci la récompense suprême (Dheepan, Palme d’Or). Lors des jeux vénitiens de 2018, il visait également l’or, tout comme ses personnages, les frères Sisters, mais comme eux doit se contenter d’un autre métal (le plomb pour eux, le Lion d’Argent du meilleur réalisateur pour lui).
Chapeau, Monsieur le réalisateur au chapeau!
Les commentateurs habituels ne le plaçaient pas parmi les favoris de l’édition 2021 de la quinzaine cannoise, car, se murmurait-t-il, Audiard avait changé radicalement de catégorie, s’attaquant au genre de la “chronique sentimentale”. Quoi !?! Cet adepte du film noir, fortement masculinisé, aux commandes d’un film romantique principalement joué par des filles?!? Une plaisanterie! Une fumisterie! Aussi incongru que d’imaginer Teddy Riner troquer le kimono pour le justaucorps et tenter sa chance à la gym rythmique et sportive… On rappellera à ces experts de bistrot que Sur mes lèvres avait déjà une femme pour héroïne, incarnée par Emmanuelle Devos, et que c’était déjà, malgré sa trame de film noir, une belle histoire d’amour… Et puis, même si on peut y trouver des thématiques communes et le même intérêt pour les relations humaines, chacun de ses film est très différent des autres, à y regarder de plus près : mélodrame, western, polar, thriller, ou, ici, comédie dramatique. Audiard est un vrai champion d’éclectisme.
Avec l’aide de ses nouvelles préparatrices mentales, Céline Sciamma et Léa Mysius (co-scénaristes du film (1)), et fort de la méthode Adrian Tomine, l’auteur des récit originaux (2), considéré comme le “Raymond Carver de la bande-dessinée”, il signe aujourd’hui une oeuvre effectivement plus légère, en apparence, que ses films passés, mais tout aussi inspirée, pleine de vie et de souffle, bien dans ses baskets et son époque.
Les Olympiades prend la forme d’une comédie sentimentale. Pas une romance à l’eau de rose, non. Un marivaudage moderne entre de jeunes personnages habitant le quartier des Olympiades, dans le XIIIème arrondissement de Paris. Un garçon (Makita Samba) et trois filles (Lucie Zhang, Noémie Merlant, Jehnny Beth), entre vingt et trente ans, qui se cherchent et essaient de se faire une place dans la société. Cela donne non pas une mais trois histoires d’amour articulées autour de cet attachant quatuor de de personnages.
Dans ce nouveau film, la noirceur est moins dans le scénario que dans les images contrastées de Paul Guilhaume (3), le chef opérateur. Mais ce n’est pas du tout une volonté de style pour le style. C’est une volonté de créer du lien avec le matériau original du film, les romans graphiques d’Adrian Tomine, dessinés eux aussi en noir et blanc.
Cette ambiance esthétique, utilisée pour filmer un nombre restreint de personnages, et la façon assez libre avec laquelle la caméra d’Audiard virevolte autour d’eux, ne manquera pas d’évoquer les premiers films de John Cassavetes, comme Shadows ou Faces. Forcément une référence pour au moins un des membres du trio de scénaristes…
Le temps d’un plan, on pense aussi à Ingmar Bergman. Oui, le cinéaste qui est cité dans Bergman island – les programmateurs du Festival de Cannes 2021 mériteraient la médaille d’or de la cohérence de programmation… Plus précisément, on pense à la fameuse scène de Persona où les visage de Bibi Andersson et Liv Ullmann semble se confondre. Il y a un plan assez similaire, vers la fin du film, où le visage de Noémie Merlant fusionne presque avec son “double”, du moins son sosie, Jehnny Beth. Ce n’est pas totalement fortuit, puisqu’il est bien question, dans cette chronique urbaine, de “persona”, des masques que l’on peut porter en société, des personnages que l’on joue. Et à cette “persona” est associée une “alma”, une âme (soeur) et une identité profonde.
On pense bien sûr aux racines de ces personnages. Une jeune fille d’origine asiatique, partagée entre deux cultures, un jeune homme noir, tiraillé entre deux milieux sociaux, une provinciale déracinée et confrontée au dédain des parisiens… Tous essaient de surmonter les clichés et se laissent piéger par d’autres stéréotypes : Camille, le Don Juan Black, qui refuse par principe de se laisser enfermer dans une relation, se retrouve fort dépourvu quand l’objet de son affection lui résiste soudain et montre au contraire beaucoup de détachement. Nora, qui tente de se faire accepter en portant une perruque blonde et une robe sexy, est confondue avec une star de shows érotiques du net, qui elle-même cache sa personnalité sous ce déguisement destiné à faire pâmer les jeunes mâles plus vite que le loup de Tex Avery face à une pin-up. Emilie, elle, donne l’impression d’être une femme forte, sûre d’elle et peu concernée par ce que pensent les autres, mais elle cache un coeur d’artichaud, vulnérable et sensible. La jeune étudiante aimerait être appréciée pour ce qu’elle est vraiment, aimée et reconnue – au sens figuré comme au sens propre, puisque sa grand-mère, placée en EHPAD, ne la reconnaît plus quand elle la visite…
Leurs joutes verbales, leurs élans du coeur et leurs mésaventures dans cette jungle urbaine, très différente du Paris de cinéma habituel, mais aussi des cités de banlieues sordides, occasionnent de beaux moments de cinéma, plein de pudeur et d’émotion, d’humour et d’amour, autour de ces personnages attachants et des formidables comédiens qui les incarnent. Des moments délicieux, qui font du bien dans le contexte actuel – et aussi dans la sélection officielle, de qualité mais marquée par les drames pesants et les maladies en phase terminale. Ici, on meurt un peu – de vieillesse (ou presque), de honte, parfois, de rire aussi – mais surtout on croque la vie à pleines dents!
Si Audiard ne remporte pas la médaille d’or de ces 74èmes Olympiades Cannoises, on lui remet volontiers une jolie “palme du coeur” (argh… le retour de cette expression, vieux cliché cannois…) et on conseille d’aller le découvrir dès sa sortie en salle, par le moyen que vous préférez : à la course, à la nage, en vélo ou en planche à voile, l’essentiel étant de participer… à son succès public!
(1) : Elles aussi ont été médaillées à Cannes : Sciamma a eu le prix du scénario pour Portrait de la jeune fille en feu et Léa Mysius le Prix SACD de la Semaine de la Critique pour Ava
(2) : “Les Intrus” d’Adrian Tomine – éd. Cornelius. Le film est plus précisément tiré des nouvelles “Amber Sweet”, “Killing and dying” et “Hawaiian getaway”.
(3) : Chef-opérateur de Léa Mysius et de plusieurs films de Sébastien Lifshitz
Les Olympiades
Les Olympiades
Réalisateur : Jacques Audiard
Avec : Lucie Zhang, Makita Samba, Noémie Merlant, Jehnny Beth
Origine : France
Genre : marivaudage moderne et intemporel
Durée : 1h45
Contrepoints critiques :
”Jacques Audiard signe une rom-com convenue où le noir et blanc semble avoir gommé toutes les tensions de la société française. Utopique mais surtout totalement à côté de la plaque.”
(Jérôme Vermelin – LCI)
”Romanesque, romantique, branché sur son époque et pourtant au croisement de sommets d’hier comme Chungking Express ou Manhattan, Les Olympiades se vit comme un coup de foudre”
(Thierry Chèze – Première)
Crédits photos : copyright Shanna Besson