Le début du film se veut assez avenant. Le cinéaste, ses deux scénaristes, Ron et Russell Mael, leaders du groupe Sparks, son équipe technique et ses deux acteurs-vedettes, Marion Cotillard et Adam Driver, main dans la main, chantent “So may we start?” et nous invitent à les suivre dans ce voyage cinématographique et musical de près de deux heures et demie, à l’aide d’un élégant plan-séquence et d’une musique entraînante. Mais certains éléments détonnent un peu. L’ambiance est plutôt nocturne, cafardeuse. Des images curieuses en surimpression – comme ces signaux d’équaliseurs qui viennent titiller la rétine – ou des sons étranges, amplifiés, donnent à cette introduction des accents lynchiens – on pense un peu à l’introduction d’INLAND EMPIRE. On retrouve en tout cas l’ambiance poétique sombre, atypique, dans laquelle baignait Holy motors, le précédent film du cinéaste.
Cette impression de malaise est confortée dès le premier véritable plan du film. Ann Defrasnoux (Marion Cotillard) est assise dans sa voiture, seule et l’air passablement anxieuse. On est immédiatement saisis par l’impression de solitude et de mélancolie qui s’abat sur le personnage. Pourtant, la jeune femme aurait tout pour être heureuse. Sa voix unique de soprano lui vaut d’obtenir régulièrement les premiers rôles dans des opéras prestigieux, et elle est acclamée chaque soir par de nombreux admirateurs. Sa vie privée devrait également la satisfaire puisqu’elle vient de trouver l’amour auprès d’un comédien de stand-up en pleine ascension, Henry McHenry (Adam Driver). Lui aussi n’a pas l’air de respirer la joie de vivre, alors que son métier est justement de provoquer le rire des autres, de leur faire oublier leurs petits tracas lors d’un show hilarant. Il a bien conscience d’avoir le don d’entraîner le public dans ses délires scéniques, de les charmer le temps d’une soirée, comme il a conscience de la chance qu’il a d’avoir pu séduire une femme aussi belle et envoûtante qu’Ann, pourtant courtisée par de nombreux hommes. Pourtant, on voit bien que lorsqu’il enfile son costume de scène – le peignoir fatigué d’un boxeur – il se bat surtout contre un certain mal de vivre et une certaine tendance au pessimisme et à l’autodestruction – par exemple lorsqu’il enroule le câble de son micro autour de son cou pour mimer une pendaison.
Dès lors, les consignes inaugurales (“ne pas parler, ne pas rire, ne pas applaudir et surtout, ne pas respirer”), initialement perçues comme une plaisanterie, prennent une tout autre tournure.
Le film baigne effectivement dans une ambiance assez irrespirable, suffocante, oppressante. Malgré le bonheur qu’ils affichent lorsqu’ils se retrouvent – et chantent de concert “We love each other so much”- les deux personnages semblent étouffer dans leur vie en apparence parfaite. Une menace semble constamment planer autour de leur couple. Ann éprouve une peur inexplicable, pressent un danger imminent. Il est vrai que certains gestes d’Henry à son adresse ont quelque chose d’agressif, menaçant – du moins la caméra de Leos Carax les présente-t-elle ainsi. Cette main qu’il dirige vers le cou d’Ann cherche-t-elle à la pousser, à l’étrangler ou à l’enlacer tendrement? Quand il chatouille les pieds de sa bien-aimée, est-ce pour induire un moment de complicité ou agit-il par pur plaisir sadique? Le doute s’instille peu à peu et le malaise ne se dissipe pas quand Ann rêve – mais est-ce bien un songe? – que son conjoint est accusé de violences conjugales par d’anciennes conquêtes (#Himtoo).
Ce couple en crise pense entrevoir une éclaircie quand Ann tombe enceinte d’une petite fille. Mais l’accouchement ressemble aussi à un mauvais rêve, baignant dans une ambiance étrange, mortifère. Il se conclut par la naissance d’un bébé assez grotesque, avec des oreilles démesurée et des articulations qui le font ressembler davantage à Pinocchio qu’à un nourrisson ordinaire. La petite Annette est, telle qu’elle nous apparaît, un pantin, le fruit des amours en bois d’un couple mal fagoté, de deux parents qui sont trop obsédés par leur carrière et trop hantés par la mort pour pouvoir s’occuper correctement d’un bébé. Elle n’est, pour eux, qu’un jouet leur permettant de simuler une existence ordinaire, une vie de famille heureuse, totalement factice. Evidemment, cela ne dure pas. Après l’accouchement, Ann reprend vite son travail. Elle continue d’enchaîner les triomphes tandis que Henry, fatigué par cette nouvelle vie de famille et son rôle récurrent de baby-sitter, signe des sketches de moins en moins drôles où transparaissent son mal-être et sa violence intérieure. Il finit par se mettre à dos le public et voit sa carrière péricliter. Il se met alors à jalouser le succès de sa femme et à nourrir une réelle hostilité à son encontre.
Lorsque Henry emmène sa femme et sa fille pour une virée en mer, la presse à scandale y voit une tentative de sauver leur ménage. Mais son état d’esprit est bien plus sombre et la croisière s’avère tout sauf paisible. Le bateau se retrouve en pleine tempête – celle qui gronde autour et déchaîne les vagues, mais aussi celle sous le crâne du comédien, rongé par la haine et embrumé par l’alcool. Habituée chaque soir à mourir sur scène sous les acclamations de son public, Ann découvre avec effroi que son existence est vouée au même destin, forcément tragique…
A partir de ce climax, le film change de cap. Si la première partie était conçue comme un opéra tragique, la seconde joue pleinement la carte du conte fantastique. Carax flirtait avec l’idée depuis le début du film. Le spectacle que joue Ann sur scène, avec une perruque flamboyante sur la tête, et dans lequel elle se perd dans une forêt symbolique, évoque le petit chaperon rouge, guettée par le loup, que le montage associe à Henry. Le couple qu’ils forment rappelle celui de La Belle et la Bête. D’ailleurs, Henry ne cache nullement son côté animal, puisqu’il a pour nom de scène “The Ape of God” (“Le singe de Dieu”)?. Et Annette, donc, rappelle un peu Pinocchio, même si ce n’est pas elle qui finit engloutie par la baleine, happée au fond de l’océan.
Dans cette seconde partie, il est question de démons personnels et de fantômes, de vengeance et de malédiction d’outre-tombe, d’un don extraordinaire et de son exploitation à mauvais escient, qui mènent à la catastrophe. Et comme tous les contes de fées, elle recèle une part de morale. Ici, le récit peut être vu comme la parabole de l’émancipation de l’enfant vis à vis de ses parents. Annette réduite au rang d’objet, de pantin mutique manipulé par ses géniteurs, finit par quitter sa chrysalide et se muer en être à part entière, autonome, indépendant. Elle acquiert son humanité, et, ce faisant, doit en accepter les bons côtés comme les plus vils. Sa colère lui sert de moteur pour prendre ses distances et construire sa propre vie, loin du modèle parental. Mais elle porte les germes des mêmes travers qui ont poussé ses parents à se déchirer, induisant le risque non-négligeable que la jeune fille soit un jour attirée par les mêmes abysses que son père. Cela donne lieu à un très beau face-à-face final entre le père et sa fille, où, derrière la noirceur de l’histoire, l’humain retrouve toute sa place, avec ce que cela comprend de grandeur et de décadence, de beauté et de laideur.
Il est à craindre, cependant, que tous les spectateurs n’adhèrent pas au charme du film de Leos Carax. D’aucuns trouveront le film trop long – il l’est sans doute un peu – trop mélancolique, trop appuyé dans ses effets mélodramatiques ou ses symboles. La forme – celle d’un opéra classique mâtiné de rock – risque de perdre quelques cinéphiles, et le style du cinéaste, fidèle à lui-même, ne manquera pas de diviser, comme à son habitude, ses afficionados et ses détracteurs. Mais il serait dommage de passer à côté de ses nombreux morceaux de bravoure, mis en scène avec brio, et de la performance assez hallucinante d’Adam Driver, qui constitue le coeur noir du film. Annette est un périple visuel et sonore qui fait vivre une expérience de cinéma assez intense pour qui accepte de se laisser porter et d’oublier une mise en route un peu longuette.
Enfin, la grande force de l’oeuvre est de permettre plusieurs lectures, tel qu’évoqué dans la chanson inaugurale : “Where is the stage you wonder. Is it outside or is it within?”. On peut voir le film au premier degré, comme un conte musical noir ou l’histoire d’un couple en crise. On peut y lire une critique du monde du spectacle et des artistes obnubilés par le succès et l’argent, rongés par les querelles d’égo. On peut y voir l’univers mental perturbé d’un comédien qui a du mal à accepter les changements qui s’opèrent dans sa vie privé (peur de l’engagement, peur de la paternité) et qui sombre dans la folie (comme le personnage d’Eraserhead, autre référence lynchienne, qui se prénommait aussi… Henry. Ou un cauchemar du même personnage. Ou encore une parabole sur la violence intrinsèque de l’être humain, issue de nos instinct primaires de primates, comme les singes du 2001 de Kubrick au contact du fameux monolithe, une figure qui se retrouve également dans de nombreuses scènes du film de Leos Carax (par exemple, dans la forêt factice de l’opéra de Ann, dans la décoration de la maison du couple, ou dans le stade où Annette doit assurer un ultime concert…).
Il s’agit probablement d’un film appelé à se bonifier au fil des visionnages, qui permettront d’y déceler d’autres détails, d’autres références, et d’en apprécier toute la richesse.
Annette a en tout cas ouvert de très belle façon le 74ème Festival de Cannes, en offrant un envoûtant spectacle sur grand écran, de formidables performances d’acteurs et quelques séquences mémorables.
Annette
Annette
Réalisateur : Leos Carax
Avec : Adam Driver, Marion Cotillard, Devyn McDowell, Simon Helberg, Angèle
Origine : France, Allemagne, Belgique
Genre : Opéra tragique, conte fantastique et plongée dans un univers mental perturbé
Durée : 2h19
Date de sortie France : 07/07/2021
Contrepoints critiques :
”Dommage que l’intellectualisation du propos soit venu briser le tourbillon de sentiments dans lequel on aurait tant aimé plonger.”
(Christophe Brangé – Abus de ciné)
”Œuvre démesurée, d’un lyrisme absolu, Annette rejoue une forme moderne de tragédie, dans laquelle la passion et la jalousie sont les forces immaîtrisables des grands malheurs et des grands crimes.”
(Nathalie Chifflet – Dernières nouvelles d’Alsace)
Crédits photo : UGC Distribution