Jerzy Skolimowski est un cinéaste assez rare (17 films en cinquante ans, et seulement 8 longs-métrages au cours de ces trente dernières années) et totalement libre, passant sans transition d’un projet à l’autre. Deux ans après le très bon Quatre nuits avec Anna, fable très dostoïevskienne sur la passion amoureuse, il nous surprend avec Essential killing, une oeuvre étrange, un trip sensoriel aux confins du fantastique qui traite de “l’homme en tant qu’élément de la nature, dans ce qu’elle a de plus vulnérable”.
Premier plan : Une immensité blanchâtre, survolée par un hélicoptère de l’armée américaine. On suit la progression de trois occidentaux égarés dans une zone désertique et montagneuse, au coeur de l’Afghanistan. Ils passent devant une grotte où se cache un guerrier taliban. Celui-ci les fait exploser au lance-roquette et s’enfuit avant d’être appréhendé par les soldats.
Ca commence comme un banal film de guerre hollywoodien. Sauf qu’évidemment, ce n’est pas franchement le genre de Skolimowski. Le film n’entend pas traiter de terrorisme ou de conflit armé…
Le point de vue se déplace sur le prisonnier afghan, dont on n’apprendra pas grand chose, si ce n’est son prénom, “Mohammed”, glissé au générique de fin et qu’il appartient très probablement aux troupes loyales aux talibans et à Oussama Ben Laden – mais rien n’est moins sûr…
Il est emmené dans un camp de l’US Army pour y être “interrogé”. La méthode pour poser les questions n’est pas très jolie-jolie puisqu’il s’agit de la technique dite du “supplice de la baignoire”, où le prisonnier se voit poser un linge humide sur le visage, obstruant sa bouche et son nez jusqu’à la suffocation…
Là, on pense que le film évolue vers une dénonciation des dérives comportementales de l’armée américaines vis-à-vis des prisonniers étrangers, et arabes notamment. Mais là encore, c’est une fausse piste…
En fait, Jerzy Skolimowski refuse de prendre parti pour un camp ou l’autre. Il les renvoie dos à dos, puisque chacun commet des atrocités. Il refuse aussi tout aspect politique. Le propos est ailleurs…
Mohammed est transféré vers un centre de détention secret, dans un lieu non-identifié.
Le camion parcourt une immensité blanchâtre. Cette fois il ne s’agit plus de sable mais de neige… Nous sommes quelque part en Europe – sans doute en Pologne, ou dans un pays de l’est, mais aucune information ne nous sera donnée…
Suite à une sortie de route, Mohammed parvient à quitter le véhicule et échapper à la surveillance des geôliers. A partir de ce moment-là, le film commence vraiment. Il s’agit d’une chasse à l’homme entièrement appréhendée du côté de la proie, qui est obligée de s’en remettre à son instinct de survie pour continuer à avancer. Menotté, vêtu d’un simple pyjama de prisonnier, Mohammed doit déjà trouver de quoi se protéger un minimum du froid environnant et des conditions climatiques très rudes. Il doit aussi échapper aux agents qui le traquent, armes prêtes à tirer (1). Sa seule option est de s’enfoncer de plus en plus loin dans la forêt où, pour survivre, il doit s’alimenter de fourmis ou de baies aux propriétés hallucinogènes…
Le tour de force de Jerzy Skolimowski, c’est d’obliger le spectateur à s’identifier au personnage, ou du moins à éprouver de l’empathie pour lui. Sa caméra reste centrée de bout en bout sur Mohammed, et sur la performance intense, fiévreuse de Vincent Gallo – L’acteur, plus qu’investi dans son rôle, presque “habité” par le personnage, a d’ailleurs fort justement reçu une Coupe Volpi de meilleur acteur pour sa performance, lors de la Mostra de Venise 2010.
On se surprend à espérer la réussite de la cavale du fugitif, à avoir peur pour lui. Et on se met à éprouver physiquement les mêmes sensations que lui : le froid, la faim, la solitude, la crainte de se faire prendre, de se blesser et de mourir là, seul au milieu de nulle part…
L’expérience est troublante, d’autant plus que le personnage auquel on est contraint de s’attacher n’est pas vraiment aimable. C’est probablement un islamiste radical en djihad contre l’Occident et un terroriste. C’est assurément un homme capable de violence, capable de tuer froidement d’autres hommes pour garantir sa fuite…
Il nous fascine autant qu’il nous repousse… Il est totalement “Autre” et totalement “Nous” en même temps…
Toute la démarche de Jerzy Skolimowski tient dans cette ambivalence. Il joue sur les oppositions et les contradictions tout en maintenant le cap de son film vers une certaine épure philosophique et mystique.
Dans la forêt, le fugitif n’est plus Mohammed. Ni même un homme. Il se laisse totalement envahir par son côté animal, Il devient une bête traquée et réagit en tant que tel, obéissant à des besoins primaux (se nourrir, boire, fuir le danger, attaquer quand il se sent menacé…). Cela avait d’ailleurs commencé bien avant : au départ, il se cache dans sa grotte comme un lapin dans un terrier, puis est traité “comme un chien” par les soldats qui l’interrogent, et est transporté comme on transporterait du bétail, entouré d’autres détenus emmenés à l’abattoir…
Mohammed passe de l’état d’homme à celui d’animal sauvage, retourne presque physiquement à la terre, quasi-écrasé par la chute d’un gigantesque sapin. Il se fond avec la nature…
Mais en même temps, et c’est là tout le paradoxe, il devient emblématique de l’Humanité toute entière, si fragile, si minuscule face à l’immensité de la nature, face aux éléments naturels. Une Humanité qui se veut civilisée, évoluée, mais qui n’est qu’une part infime de cette nature si majestueuse et si sauvage.
Ambivalence, contradiction…
Et Jerzy Skolimowski va encore plus loin dans la juxtaposition d’éléments contraires. En parallèle de ce retour d’un homme à l’état sauvage, il montre le cheminement du personnage de sa condition humaine jusqu’à son essence divine.
Le personnage finit par sortir de la nature sauvage, trouve une habitation. Blessé et à bout de forces, il se réfugie chez une femme muette (Emmanuelle Seigner) qui lui prodigue des soins et l’entoure d’une affection presque maternelle. Une régression vers l’enfance qui se poursuit vers le stade du nourrisson, quand il se jette sur le sein d’une jeune maman.
Et puis, le retour vers les origines : la nature, donc, mais aussi une force mystique indéfinissable, que les musulmans nomment Allah et que les chrétiens nomment Dieu. Le parcours du personnage est en effet jalonné de symboles évoquant les deux religions, puisant autant dans le Coran que dans la Bible.
Finalement, on peut voir dans cette oeuvre complexe une tentative de définition de la condition humaine. Un mélange d’instinct de survie animal, de raison et de foi…
Cela dit, Essential killing n’est pas un film facile. Jerzy Skolimowski ne donne aucune clé, n’explique rien, ne cherche à faire passer aucun message. Le seul moyen de l’appréhender ou de l’apprécier, c’est de s’abandonner à cette inconfortable expérience sensorielle.
Il est clair que le film s’adresse plus à un public cinéphile averti, qu’il ne manquera toutefois pas de diviser. Certains vont crier au génie, comme le jury de la Mostra de Venise, qui lui a attribué son Prix Spécial. D’autres, pointer les maladresses du récit, la lourdeur de certaines séquences, notamment sur la fin du film, ou carrément fustiger un film abscons et ennuyeux à mourir…
Mais que l’on adhère ou non, il convient de saluer le courage du cinéaste polonais qui, plutôt que de capitaliser tranquillement sur ses acquis cinématographiques, trouve encore le moyen de nous surprendre, à 72 ans et livre l’un des films les plus atypiques et radicaux de l’année…
(1) : En fait, même si ce n’est pas clairement énoncé dans le film, la situation fait référence au scandale des bases officieuses de la CIA dans certains pays d’Europe, et notamment en Pologne. Il semblerait que plusieurs “Minis Guantanamo ” aient été ouverts et que des “opérations de renseignement”, terme élégant pour signaler des interrogatoires conduits sous la torture, y aient été menées, dans la plus grande illégalité… Evidemment, si notre fuyard vient d’un de ces centres, il doit être réduit au plus vite au silence…
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Essential Killing
Essential killing
Réalisateur : Jerzy Skolimowski
Avec : Vincent Gallo, Emmanuelle Seigner, David L. Price, Klaudia Kaca, Dariusz Juzyszyn
Origine : Pologne,
Genre : Chasse à l’Homme
Durée : 1h23
Date de sortie France : 06/04/2011
Note pour ce film : ●●●●○○
contrepoint critique chez : Studio Ciné Live
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D’accord avec vous sur cet excellent article, en gros… Pour moi ce film (+ ou – radical d’ailleurs)n’est pas un chef d’oeuvre mais davantage une métaphore; de toute façon. Et pourquoi pas???