[Nous avions beaucoup aimé le roman “Syngué sabour – pierre de patience” et nous aimons beaucoup le film qui en a été tiré. Ces deux supports forment une oeuvre intense, subtile, pleine de poésie et d’humanisme. Nous nous doutions que leur auteur, Atiq Rahimi, était un homme intelligent et raffiné. Et nous avons eu l’occasion de le vérifier au cours du bref entretien qu’il nous a accordé, en même temps qu’à nos confrères de Popmovies et Hocus Focus.
Pas besoin de lui poser beaucoup de questions, le cinéaste/écrivain aime à parler de son oeuvre et expliciter sa démarche. Calmement, sereinement, avec sagesse et humour, il est revenu pour nous sur la genèse de son roman et sur son travail pour l’adaptation cinématographique de ce dernier…]
D’où vous est venue cette histoire de la Pierre de Patience?
L’histoire remonte à 2005. À ce moment-là, j’ai été invité à une rencontre littéraire à Hérat, à l’ouest de l’Afghanistan, une ville connue pour son passé très glorieux en littérature et notamment en littérature mystique perse. Mais juste avant de partir, j’ai reçu un coup de téléphone qui m’annonçait que cette rencontre était annulée à cause du décès d’une poétesse afghane, Nadia Anjuman. Elle était très jeune, 25 ans, et elle venait juste d’avoir un enfant. Elle est décédée parce que son mari l’a battue. J’ai été triste tout de suite, enfin non, pas triste : révolté. J’ai écrit une lettre ouverte qui a été publiée ici en France.
Et quelque temps après, j’ai pris l’avion jusqu’en Afghanistan, pour rencontrer la famille de la victime. Mais la famille a refusé de me rencontrer. Je n’ai pas pu les voir. En prison, le mari s’était injecté de l’essence dans les veines et il était dans le coma, à l’hôpital. À ce moment-là, je me suis dit que si j’étais une femme, je resterais au chevet de cet homme pour lui raconter tout ce qu’une femme, sa femme, peut avoir subi et souffert.
Ce qui était étonnant, dans ce fait divers, c’est que le mari était un homme éclairé, professeur à l’université. J’ai été assez étonné. Et en discutant à droite à gauche, j’ai appris que c’est la mère de cette femme qui a poussé son gendre a la tuer. Là, on se pose pas mal de questions sur la complexité de l’être humain… Au début, évidemment, via cette lettre ouverte, je me révoltais contre tous ces phallocrates, ce système patriarcal, et d’un seul coup j’apprend que c’est la mère de cette femme qui était impliquée… Quelques années avant, il y a eu cette autre affaire au Pakistan, où une mère a aidé son gendre à immoler par le feu son épouse, sa propre fille.
J’ai été frappé par ces histoires, et en 2007, j’ai écrit “Syngué sabour” en pensant à tout cela.
L’idée, c’était de voir comment cet homme devient, malgré lui, la pierre de patience de sa femme. Cette pierre magique, légendaire, de la culture persanophone. Dès qu’on l’a trouvée, on la dépose devant soi et et on déverse sur elle tous ses malheurs, ses secrets, ses non-dits… La pierre absorbe et un beau jour, elle éclate.
L’homme devient cette pierre pour sa femme. Elle lui raconte tout. Son passé, ses secrets… Il y a une sorte de va-et-vient entre cette légende et la réalité dramatique des femmes en Afghanistan, au Pakistan. Ou n’importe où…
A ce sujet, j’ai été très étonné quand, au Brésil, une femme qui vit dans un tout autre contexte m’a dit que cette histoire, “Pierre de patience”, c’était la sienne. Comme quoi…
De cette histoire, vous avez donc tiré un roman, qui a reçu le prix Goncourt, et un certain succès. Et maintenant ce film. Qu’est-ce qui vous a poussé à le porter à l’écran? Vous aviez fait la même démarche avec “Terre et cendres”…
Oui, voilà… Ce n’est pas juste une “stratégie”, mais, pour moi, une véritable démarche artistique. J’aime bien voir une même histoire, une même réalité, un même évènement, se révéler sur différents supports. A l’image et à l’écrit, il y a des différences. En travaillant sur le scénario, puis sur le film, j’ai remarqué que le cinéma révélait une autre partie de la réalité du récit, que la littérature ne peut montrer. Et de même, il est des choses que la littérature peut révéler, et pas le cinéma…
“Terre & cendres”, je l’ai adapté au cinéma, au théâtre, et même à l’opéra. C’était l’année dernière, à l’Opéra de Lyon, mis en scène par Yoshi Oïda, le fameux acteur des pièces de Peter Brook, qui est aussi un maestro au Japon. Il est intéressant de voir ce que chaque art révèle dans une histoire, dans une réalité. Ca, ça m’excite énormément. C’est ça qui m’intéresse…
C’est comme “Les Misérables”. Voyez le nombre d’adaptations qui ont été tirées du roman, au cinéma, au théâtre, à la télévision, en comédie musicale,… Il y a du pire et du meilleur, mais chacun se l’approprie. Et j’aime bien ça.
La différence entre la littérature et le cinéma, c’est par exemple le contexte historique et géographique des évènements. Quand, dans le roman, j’écris “Quelque part en Afghanistan ou ailleurs”, je ne peux pas le faire au cinéma. Le cinéma vous condamne à rester dans l’Histoire avec un grand “H”, parce que vous mettez vos personnages dans un espace-temps donné, dans une culture, dans une société, Il n’y a pas d’échappatoire.
Au cinéma, vous êtes embarqués dans l’Histoire, d’où l’aspect politique du cinéma. Quoi qu’on dise, le cinéma est plus politique que la littérature.
Oh bien sûr, le “ou ailleurs” est une pure coquetterie littéraire. Quand j’écris “En Afghanistan”, je mets tout de suite le point sur le “i”. C’est bien là que ça se passe…
Mais le film aurait pu se passer ailleurs, puisque vous dites vous-même qu’au Brésil, une femme vous a dit que c’était son histoire…
Oui! Et non! Pour moi, je ne pouvais pas situer le film ailleurs. C’est une question d’authenticité. L’histoire de la Pierre de patience est une légende persane, le contexte du livre est celui d’un pays en guerre, à une époque contemporaine, dans cette région du Monde, il est fait référence à une religion, à une culture…
Et puis, il y a eu le choix de la langue de tournage, un aspect important de la production. Comme j’ai écrit le livre en français, on m’a évidemment proposé de le tourner dans la même langue. Mais imaginez ce film en français…
Oui, j’ai écrit le livre en français, pour aborder des choses taboues dans une autre langue que la mienne, mais je lui ai donné un titre en persan. Alors que pour mes autres romans, écrits en persan, j’ai toujours donné des titres français. Là, c’était indispensable pour situer le contexte et renforcer l’authenticité du récit.
Après, on m’a demandé de le tourner en anglais, avec une actrice comme Penelope Cruz. Imaginez… Ca pouvait donner quoi? Quelque chose de complètement ridicule. Peut-être qu’un autre réalisateur aurait pu faire quelque chose de bien, mais moi, en tout cas, je ne sais pas faire ça.
Non, la seule option valable était de tourner ce film en farsi.
La langue vous embarque dans l’histoire, dans un lieu donné…
Mais cela ne veut pas dire que cette contextualité, cet ancrage dans un univers donné, n’est plus universel. Au contraire! Plus une histoire est authentique, plus elle est universelle.
Si dès le début, on affiche la volonté de faire quelque chose d’universel, c’est raté. En musique, c’est pareil. La “world music” c’est de la musique ratée pour moi (rire)… Bon, ceci dit, le contraire aussi existe : c’est le folklore. L’authenticité n’est pas dans le folklore non plus…
C’est un terrain périlleux, très subtil… Il faut trouver le bon équilibre, éviter les pièges de l’universalité et du folklore.
Mais seule cette authenticité nous amène aux tréfonds des êtres. Et quand on parle d’un être humain tout court, on parle à l’Homme, à l’humanité.
Sur ce film, vous avez collaboré avec Jean-Claude Carrière pour écrire le scénario…
Oui, j’ai besoin d’un regard extérieur qui puisse me mettre à distance par rapport à mon roman, parce que sinon je m’attache à des détails anodins qui n’ont aucune signification au cinéma.
Sur Terre & cendres, j’avais travaillé avec Kambozia Partovi, un fameux scénariste iranien qui a collaboré avec Kiarostami et Jafar Panahi, notamment sur Le Cercle, qui a eu le Lion d’Or à Venise. Pour Syngué sabour, j’ai travaillé avec Jean-Claude Carrière.
Mes co-scénaristes s’approprient le texte, réécrivent les personnages d’une autre manière. Je reprends tout cela et je recrée un autre monde…
Seul, je ne peux pas faire ça…
Sinon, pour le prochain film que je vais tourner, en Inde, on a fait le contraire, c’est Jean-Claude qui a apporté les éléments du scénario et c’est moi qui les ai réécrits. Parce que ce n’est pas tiré d’un de mes écrits. C’est tiré d’une nouvelle de Rabîndranâth Tagore qui s’appelle “Kabuliwala”. Ca veut dire “l’homme de Kaboul” et c’est l’histoire d’un afghan en Inde. Là, je n’avais pas besoin de distance. Peut-être parce que la nouvelle fait juste six pages et qu’il n’y a pas besoin de trop couper dans le texte (rire). J’aime bien cette expérience d’adapter le roman de quelqu’un d’autre.
Mais j’aime bien aussi, comme je l’ai dit, retravailler autour de mes propres oeuvres.
Là, j’ai fait une série de photos en Inde, un livre qui sera publié bientôt, où j’ai photographié, par exemple, une seule branche d’un arbre, pendant presque quinze jours. Et c’est hallucinant de constater les différences d’un cliché à l’autre. Là, on n’a même pas le passage d’un support à l’autre. C’est le même appareil, le même point de vue. Simplement, c’est le temps qui change les choses. Il n’y a que ça…
Alors imaginez une histoire écrite et ensuite transposée à l’image avec quatre ans d’écart… Et moi aussi entretemps, j’ai changé.
Pour Syngué sabour, J’ai redécouvert mes personnages et j’ai compris pourquoi j’ai écrit ce livre. J’ai raconté d’où venait cette histoire, mais ces personnages ont ensuite évolué en moi et aussi par le regard des autres. Ca c’est beau. Les personnages sont comme des êtres humains. Ce sont des être humains, bien sûr. Même s’ils sont sur des pages…
Bon, là, je me lance déjà dans le discours de mon prochain livre (rire)…
Le point commun de vos films, c’est aussi la parole. Le personnage se libère par la parole. Dans “Terre et Cendres”, il y avait aussi l’histoire de ce petit garçon devenu sourd et qui croyait que les gens autour de lui avait perdu la parole. Donc c’est intéressant par rapport à cette démarche de décliner vos oeuvres sur plusieurs formats, donc autant de voix pour raconter vos histoires…
Oui, voilà, il y a cette réflexion sur la parole d’un livre à l’autre, et d’une oeuvre à l’autre.
La parole en temps de deuil, qui était le propos de “Terre & cendres” et puis, la parole comme force libératrice dans “Pierre de patience”, bien sûr. Pourquoi cela? Parce que dans un pays comme l’Afghanistan – et d’autres pays – dès qu’il y a une dictature, la parole prend une valeur essentielle.
La valeur essentielle n’est plus cette question posée par Shakespeare “Etre ou ne pas être”, mais “Dire ou ne pas dire”. On ne peut pas dire la vérité sous la terreur ou sous la dictature, que ce soit une dictature religieuse ou politique. On ne vit que dans le silence ou dans le mensonge.
Donc oui, c’est un peu le propos de tout ce que j’ai fait. De livre en livre, de film en film, je réfléchis sur ça.
Dans le livre “Terre & cendres”, le narrateur dialogue avec le personnage en permanence, il le tutoie jusqu’à la fin. Dans le film, c’est le silence, tout à coup, ce sont les non-dits…
Dans “Pierre de patience”, le livre, la femme parle, parle,.. Dans le film aussi, mais ce qui était le plus important ici était de montrer comment la parole devient acte. Elle devient ce qu’elle dit. Ma démarche artistique était de filmer la parole comme action.
Certains filment la guerre et pour cela filment les balles qu fusent dans tous les sens et moi, je filme la parole. Tous les mouvements de la caméra sont faits sur les mots, d’une manière très chorégraphique. Je demandais au caméraman de bouger la caméra avec tel mot, s’arrêter à tel point du texte,…
L’action, ici, ce sont les mots. Ce sont les mots qui changent le personnage dans le film.
Ca change des “films d’action” où il y a des voitures qui roulent, des meurtres, etc… Tout ça pour raconter quoi? Si on résume l’histoire, c’est ridiculement petit. Dans ces films-là, une scène de 15 mn, c’est une simple poursuite. Pas grand chose…
D’ailleurs, mieux qu’avec des scènes de bataille, vous évoquez la guerre par les moments d’attente entre deux attaques…
Oui, et là, il se passe mille choses.
L’action, ce n’est pas l’action de l’extérieur mais l’action qui se passe à l’intérieur de nous-mêmes. Car au fond de nous, il y a beaucoup de mouvements. On voyage énormément avec nos pensées, avec nos rêves, avec notre imaginaire. Il y a plus d’action là que dans notre vie physique. On marche, on va d’un point à l’autre, mais dans notre esprit, on voyage très loin et c’est ça qui est extraordinaire…
Merci Atiq Rahimi.
[L’entretien se termine ici, faute de temps, Atiq Rahimi étant attendu pour une interview en direct à la radio. Il semble déçu de ne pouvoir continuer la discussion et parler encore de sa démarche artistique. Et nous donc! On aurait aimé lui poser encore de nombreuses questions sur son travail, sa collaboration avec Golshifteh Farahani, son rapport à l’Afghanistan, sa terre natale… Ce sera pour une autre fois.
En attendant, on vous conseille vivement d’aller en salle découvrir ce très beau film.]
Entretien réalisé le 18/02/2013 à l’hôtel Zebra square – Paris 16ème, avec Cécile (Popmovies) et Emmanuel Pujol (Hocus Focus).
Merci à Alexis Delage-Toriel et Annelise Landureau, du Public système cinéma, pour l’organisation de cette rencontre.