Corum, 09h30.
Je suis en avance, pour changer, prête pour ma première rencontre de la journée. Celle avec Tonino Benacquista. Un auteur dont je ne connais pas vraiment l’oeuvre, mais qui m’attire par son côté “touche à tout” : romans policiers, pièces de théâtre, bandes-dessinées et cinéma, bien sûr.
Il y a du monde, mais je suis bien placée dans la file d’attente. Lorsque les portes s’ouvrent, je parviens à obtenir exactement la même place que la veille, lors de la rencontre avec Leïla Bekthi.
Le débat auquel nous sommes conviés sert d’inauguration à la dixième édition de la Journée du Scénario, à Montpellier.
Sur l’estrade, il y a Monique Carcaud-Macaire, ancienne enseignante à la faculté Paul Valéry de Montpellier, Olivier Thiébaut, un écrivain et illustrateur français, et Jean-Luc Saumade, un scénariste français. Un homme petit, rond, souriant et dynamique vient les rejoindre : le fameux Tonino Benacquista.
Dès le départ, l’ambiance est bon enfant. Les intervenants échangent avec ferveur sur les questions relatives à l’écriture d’un scénario pour le cinéma. Tous participent activement au débat, mais Tonino Benacquista s’impose naturellement comme l’intervenant majeur de cette conversation. Il est drôle, bavard et surtout, très sympathique. Il raconte son parcours, et notamment le cheminement qui l’a mené de l’écriture de romans à l’écriture pour le cinéma.
Pour lui, le scénario, c’était «un vrai rêve de cinéma». Car, avant même de s’initier à la lecture et l’écriture, Benacquista a été bercé par les images cinématographiques ou télévisées. Il avoue que, durant son enfance, la télévision -«celle qui n’était pas dangereuse» – lui a beaucoup apporté. Son «envie de fiction» vient de là et du cinéma. Il avoue que son rapport aux films est singuliers, différent de celui qu’il a avec les livres. Ils l’inspirent : «L’image me donne envie de raconter des histoires». C’est pour cela qu’il se définit, en tant que scénariste, comme un “story-teller”, un raconteur d’histoires. Il se voit comme un ébéniste, faisant de la fiction son «matériau naturel» qu’il sculpte, polit, patine, façonnant des récits aptes à fasciner les lecteurs et les spectateurs.
Benacquista est aussi doué à l’oral qu’à l’écrit. Il sait captiver son auditoire, ponctuant ses propos d’anecdotes, s’arrêtant sur certains souvenirs, ou évoquant des travaux et des lectures qui l’ont marqué. Il parle avec passion. Ses mains s’agitent souvent dans tous les sens, oubliant qu’elles tiennent un micro pour permettre à l’ensemble des spectateurs d’entendre son discours.
Cela n’empêche pas le public de réagir et de poser des questions pertinentes. Sur l’idée de la littérature et du cinéma “de genre”, sur la forme narrative qu’il utilise habituellement, sur la notion d’oeuvre “populaire” ou encore sur la différence entre adaptation et transposition au cinéma.
Benacquista répond à tout posément, avec modestie et légèreté. Il partage son expérience avec les autres intervenants et les spectateurs, très réactifs.
J’ai l’entière sensation que nous partageons, ensemble, un moment de cinéma, de littérature. Un moment d’échanges.
Concernant la partie littéraire, l’auteur parle beaucoup de son roman “Saga”, l’histoire de quatre scénaristes enfermés dans un lieu presque hermétique, travaillent sans relâche sur une série télévisée. Une véritable mise en abyme du travail du scénariste et de la construction de la fiction, qui colle parfaitement aux thèmes abordés lors de ce débat. Benacquista parle aussi d’un aspect moins connu de son oeuvre, celui de scénariste de bandes-dessinées, évoquant, entres autres, “L’outre-mangeur”, qui relate l’enquête d’un flic obèse et boulimique. Une oeuvre qui a d’ailleurs été ensuite adaptée… au cinéma.
Concernant le cinéma, justement, Tonino Benacquista, parle ensuite longuement de son point de vue concernant l’adaptation des oeuvres littéraires sur grand écran. Quand on lui demande quelles sont, de son point de vue, les meilleures transpositions de romans au cinéma, il cite sans la moindre hésitation Lolita et Orange mécanique, deux films de Stanley Kubrick. Deux chefs d’oeuvre de l’histoire du cinéma et de l’adaptation cinématographique. Il évoque aussi Le Silence des agneaux, «une très belle réussite de cinéma», selon lui.
L’invité d’honneur reste plus évasif sur les adaptations de ses propres oeuvres par d’autres cinéastes. Il préfère parler de son propre travail de scénariste, sur les films de Jacques Audiard, De battre mon cœur s’est arrêté et Sur mes lèvres. Benacquista livre des détails intéressants sur sa manière de travailler, seul ou avec le réalisateur, chose qu’il préfère, d’ailleurs. Car selon lui, le scénariste n’est qu’un technicien au service du film et le scénario un simple “outil”, au même titre que la caméra permet de filmer et le micro d’enregistrer des sons. “Le scénario n’est pas une oeuvre”. L’oeuvre, elle naît du travail de l’ensemble de l’équipe du film, orchestré par le metteur en scène. Il aime cette idée de construction commune, cet échange avec le cinéaste.
Nous pourrions l’écouter parler encore et encore, mais toutes les bonnes choses ont une fin. il est temps de quitter la salle.
Après deux bonnes heures de discussion, je quitte donc à regret le cher Tonino Benacquista. Mais je reste néanmoins dans son univers pour ma prochaine étape qui est, justement, la projection de Sur mes lèvres.
Salle Pasteur, Corum, 14h00.
Je m’apprête à revoir Sur mes lèvres avec en tête les anecdotes racontées par Tonino Benacquista. Mais dès que les lumières s’éteignent, j’oublie tout, instantanément. Je me laisse happer par le noir. Par le récit et la mise en scène de Jacques Audiard. Par le jeu des acteurs.
Emmanuelle Devos, touchante et terriblement attachante, incarne Carla, une femme malentendante qui travaille comme secrétaire pour un entrepreneur immobilier. Son quotidien professionnel est éprouvant. Elle subit les moqueries et le mépris de ses collègues de travail et est submergée de travail. Et sa vie privée est tout aussi morne. Elle vit seule dans un appartement sinistre. Mais lorsque son patron lui adjoint un apprenti, Paul – Vincent Cassel, étonnant et fascinant – pour l’aider dans ses tâches quotidiennes, sa vie bascule. Le jeune homme est brut, impulsif et déroutant. Terriblement attirant, aussi. Le problème, c’est qu’il a fait de la prison et ne semble pas en avoir terminé avec les magouilles.
Le film est une sorte de thriller articulé autour du vol d’une forte somme d’argent – de l’argent sale, appartenant à des malfrats, des hommes sombres – pour lequel la capacité de Carla à lire sur les lèvres va servir. Avec ses plans très serrés, son montage nerveux et son sens du rythme, Audiard fait monter la tension crescendo et nous tient en haleine jusqu’au dénouement, implacable, quand les regards transpercent comme des lames, quand les coups de poing pleuvent, brutalement. Le personnage de Paul les subit autant que le spectateur, qui a été forcé de s’identifier à lui. Pendant tout le film, Audiard nous a placés dans la même position que ses personnages principaux. Comme eux, on a épié la bande de Marchand (Olivier Gourmet). On a fait connaissance avec Paul et Clara. On s’est attaché à eux. Alors on souffre pour Paul quand il subit l’assaut des malfaiteurs. Les coups et les insultes qu’il reçoit nous heurtent aussi. On tremble pour lui, dans le noir.
Sur mes lèvres est un film sombre et rude. Mais ce n’est pas que cela, et c’est tout ce qui fait sa force, sa beauté.
C’est avant tout une histoire de sentiments. Ceux qui, progressivement, se nouent entre Paul et Clara, ce drôle de duo, atypique et bancal. Au cours des longues nuits passées à préparer leur larcin, le petit voyou et la secrétaire sourde vont apprendre à se connaître et tomber amoureux l’un de l’autre. Une lueur d’espoir dans les ténèbres.
Oui, Audiard signe une formidable histoire d’Amour, à sa façon singulière. Sans niaiserie, ni mièvreries, bien sûr. Les dialogues sonnent juste. Les gestes des personnages font vrai. Il filme les étreintes avec une grande douceur. Au plus près du corps, au plus près de leur peau. Leurs yeux, leurs lèvres, leurs mains – tout. La plupart des plans du film sont bruts, arides. Mais dans ces moments-là, la caméra caresse ces deux écorchés vifs, soulignant la clarté de leurs prunelles luisantes ou leurs minces sourires. On croit à leur idylle naissante, on a envie de les voir se sortir indemnes de cette aventure.
Sur mes lèvres est aussi une immersion dans le quotidien d’une personne malentendante et une réflexion autour du son, de ce que l’on peut et ne peut pas entendre, de ce que l’on veut et ne veut pas entendre. Techniquement et artistiquement, le film est une totale réussite.
Difficile de reprendre ses esprits après cela. Lorsque les lumières s’allument de nouveau, je suis un peu éberluée. Il me faut un moment pour quitter Paris, sortir du corps de Clara et retomber dans le réel. La marque d’un grand film. Un pur moment de vie, de silences, de souffles et de regards.
Corum, 18h00.
Du monde. Un peu. Puis, beaucoup. La foule s’agglutine. Les corps se serrent les uns contre les autres. Je manque d’être piétinée. L’ambiance d’un vernissage victime de son succès, non ?
Afin de rendre hommage à un grand cinéaste italien, Antonio Pietrangeli, Cinémed a organisé une exposition consacrée à ses actrices. Ce sont de nombreux clichés en noir et blanc, très élégants, qui nous montrent Romy Schneider, Simone Signoret, Claudia Cardinale et bien d’autres. Elles sont belles. Photos et femmes, bien sûr.
Ce petit retour dans le passé, c’est à Antonio Maraldi qu’on le doit. Ce dernier travaille à Cesena, au sein de l’institution de cinéma qui détient des milliers de clichés des tournages de Pietrangeli, soit de véritables bijoux pour la mémoire du cinéma italien. Et du cinéma mondial.
Les photos retiennent le regard. Pour les “anciens” cinéphiles, c’est un véritable moment de nostalgie et d’émotion. Pour les plus jeunes, c’est un moment de découverte. J’observe les réactions des visiteurs. J’aimerais les prendre en photo, immortaliser ces êtres plein de vie, émus par le cinématographe.
Centre Rabelais, 21h00.
Dernière séance de la journée. Une séance qui s’annonce extraordinaire, unique. Je n’en doute pas une seule seconde. Car François Truffaut m’attend, avec L’homme qui aimait les femmes, et que nous allons découvrir le film-poème qu’a réalisé Yann Sinic à partir de ce chef d’oeuvre de 1977.
Première belle surprise, Brigitte Fossey est là. L’actrice, qui incarnait l’éditrice du personnage principal dans le film de Truffaut, est heureuse de retrouver la ville de Montpellier puisque le film a en partie été tourné ici. Elle nous livre des anecdotes sur le tournage, avec humour et joie.
Puis, comme prévu, Jean-François Bourgeot donne la parole à Yann Sinic, réalisateur atypique, dont les films oscillent entre fiction, documentaire et essai.
Nous avons l’honneur de découvrir un extrait de son projet. Une fois plongés dans le noir, nous sommes immédiatement emportés par la voix suave, exceptionnelle du réalisateur. Il filme Montpellier, ses rues. Il parle de femmes, de jambes, de mouvements. Puis, les femmes passent devant la caméra, devant nous. De dos, élégantes et troublantes.
Sinic rend un hommage évident au film de Truffaut, en reprenant certains éléments de sa structure et en partageant sa fascination pour les femmes. Mais il impose aussi son propre style, son regard sur ces femmes, ces passantes baudelairiennes, ces muses insaisissables.
Yann Sinic est chaleureusement applaudi par le public du Cinémed. Visiblement, l’extrait de son film a beaucoup plu. Une discussion s’ouvre ensuite entre lui, Bourgeot et Brigitte Fossey. Le trio honore la mémoire de Truffaut qui, comme le rappelle Fossey, a commencé dans un ciné-club, un lieu semblable à celui où se déroule actuellement notre séance. Mais ils font aussi l’éloge de Jean Vigo, figure majeure du cinéma français.
Emotions et sourires sur les visages des présentateurs. Communicatifs, comme leur enthousiasme. Cette salle respire l’Amour du Cinéma.
Place au film maintenant.
Le noir. Puis, les jambes. Des femmes. Plein de femmes. Beaucoup de femmes. Les plans s’enchaînent. Elles sont là, partout. Elles envoûtent. Elles hypnotisent. Puis, Charles Denner apparaît à l’écran. C’est lui, l’homme qui aime les femmes. Celui qui les charme, les regarde, les embrasse, les cueille. Telles des fleurs dans un grand jardin fleuri – dans la ville de Montpellier.
L’intrigue se déroule selon un scénario précis, aux dialogues très écrits mais joués avec justesse. On s’attache au personnage principal, on caresse toutes ses muses de nos yeux grands ouverts. On se laisse entraîner par les évènements, on rit aux blagues et aux jeux de mots, on se laisse séduire. Oui, je me laisse porter par Bertrand. Je succombe à son charme, à ses tours plein d’esprit, à ses tirades d’une grande finesse.
« Les jambes de femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie. »
Une réplique culte, inoubliable. Marquante. Ce film, c’est cela : Une marque. Ou une succession de marques. Des marques d’amour, d’affection, de tendresse. Les corps se touchent, les paroles se mélangent, les cœurs s’emballent. Parce qu’il est doué, Bertrand. Il charme les femmes. Toutes. Avec classe. Avec élégance. Denner ne correspond pas du tout à mon idéal masculin, mais impossible d’imaginer quelqu’un d’autre dans ce rôle. Avec son regard si tendre et si triste, avec ses petits sourires timides, avec son lyrisme et son audace.
Ce long-métrage est tout simplement beau. On ne tombe ni dans le sentimentalisme, ni dans le ridicule. Tout est bien dosé. Tout est bien monté, cadré.Rien n’est laissé au hasard. Il n’y a pas de place pour l’erreur. Juste pour les femmes. Ô femmes éternelles, magnifiées, sublimées par Truffaut.
Le film s’achève. Je me redresse dans mon siège, fatiguée. Il est tard. Mais quelle séance ! Rares sont les projections aussi riches, aussi fortes et intéressantes.
Bilan de cette journée ? Le scénario, avant tout. Partout. Avec Benacquista. Chez Audiard et Truffaut. Outil fabuleux, le scénario. Outil premier. A l’origine des films. L’essence du cinéma.