Miséricorde affpro[Cannes Première]

De quoi ça parle ?

Du retour de Jérémie (Félix Kysyl), un jeune homme d’une trentaine d’années, à Saint Martial, le petit village d’Aveyron où il a grandi. Habitant aujourd’hui à Toulouse, il est revenu pour assister aux funérailles de son ancien employeur, Jean-Baptiste, le boulanger local.
L’homme est accueilli par le fils de celui-ci, Vincent (Jean-Baptiste Durand), et sa veuve, Martine (Catherine Frot), qui, après la cérémonie, lui propose de rester dîner, puis de rester pour la nuit. Jérémie, peu emballé par la perspective de faire 200 km de nuit, accepte cette hospitalité, et contre toute attente, il s’imagine rester un peu plus longtemps que prévu. Après tout, rien ne le retient vraiment à Toulouse puisqu’il n’a plus de travail depuis des mois et que son couple bat de l’aile. Il pourrait même se réinstaller ici, reprendre la boulangerie.

Mais sa présence dérange Vincent, qui ne comprend pas pourquoi ce copain, qu’il avait perdu de vue depuis des lustres, s’incruste subitement dans sa vie et celle de sa mère. Il se demande même si Jérémie ne chercherait pas à séduire cette dernière et profiter de sa détresse, avant de constater qu’il tourne plutôt autour de Walter (David Ayala), un agriculteur local, bourru et solitaire. En tout cas, la tension monte peu à peu entre Vincent et Jérémie, qui finissent par en venir aux mains, d’abord pour de rire, sous le regard mi-amusé, mi-réprobateur de l’Abbé Grisolle (Jacques Develay), puis beaucoup plus sérieusement. Mais à ce moment-là, alors que le film devrait basculer dans le drame sordide, le récit bifurque soudainement vers une variation pleine de folie douce sur le désir, la culpabilité et le pardon.

Pourquoi on dit “Amen” ?

La miséricorde est la capacité à éprouver de la compassion face au malheur des autres, de pardonner à quelqu’un ses fautes et l’aimer malgré ses erreurs.
Dans sa définition première, c’est une qualité divine, « la bonté par laquelle Dieu pardonne aux hommes ». Et c’est une notion évoquée dans la Bible, notamment à travers l’histoire du fils prodigue. Il y est question d’un homme qui a eu deux fils, l’un, l’aîné, qui est resté à ses côtés et a suivi toutes ses règles sans jamais protester,  et l’autre, le cadet, qui a préféré partir vivre sa propre vie sans se soucier de sa famille, dilapidant son argent et se laissant guider par ses désirs. Mais quand le second revient quelques années plus tard, il est accueilli chaleureusement par son père, et reçoit plus d’égards que le premier n’en a jamais eu. Cela pousse l’aîné à éprouver de la jalousie envers son frère. Ce récit biblique cherche à montrer que la miséricorde est quelque chose qui dépasse la morale humaine, un amour qui permet de tout pardonner, sans condition, et s’apparente à un acte divin.

Le point de départ du film d’Alain Guiraudie est assez similaire. Il est bien question du retour au pays d’un jeune homme, qui ne tarde pas à susciter de la jalousie chez son « frère », du moins l’ami avec qui il a grandi et qu’il considérait comme tel. Mais évidemment, il y a quelques différences  avec le texte original (Evangile selon Saint Luc, XV – 11 à 32) puisqu’on reste ici dans l’univers décalé et iconoclaste d’Alain Guiraudie, et ses moeurs “pas très catholiques”.
Déjà, ici, l’accueil du “fils prodigue” est plutôt froid, à l’image du “père” décédé, mais le contexte n’est évidemment pas propice aux effusions chaleureuses.
Par ailleurs, Jérémie ne correspond pas à l’image du personnage biblique. Il n’a rien, a priori,  d’un jeune homme excessif qui a dilapidé son argent ou vécu une vie de débauche avant de revenir la queue entre les jambes (si on peut s’exprimer ainsi). Au contraire, il semble avoir tenté de se construire une vie “normale” à Toulouse, avec un emploi, du moins au début, et une vie de couple hétérosexuelle. Son retour au pays réveille des choses enfouies, sans doute un peu moins “sages”, mais correspondant sans doute plus à ce dont il a besoin pour s’épanouir. On devine déjà que la relation qu’il entretenait avec le défunt, Jean-Baptiste, dépassait largement le cadre professionnel et même le stade d’une affection entre un adolescent et son père de substitution. Sans doute ont-ils entretenu une liaison, à l’époque où Jérémie habitait encore le village. Le décès de son ancien mentor semble en tout cas beaucoup l’affecter.
Il essaie donc de se réfugier dans les bras de Walter, l’agriculteur, un peu décontenancé par cet intérêt soudain du jeune homme qui, auparavant, lui adressait à peine la parole. Peut-être parce que Walter, qui vit seul, presqu’en ermite, ressemble un peu à Saint Jean-Baptiste, et est un substitut affectif parfait au défunt.
Walter, le “fils modèle”, correspond un peu plus à son équivalent biblique. Il est resté au village, s’est marié, a eu des enfants et est en apparence heureux en ménage. Mais peut-être n’est-ce qu’une façade. Le retour de Jérémie réveille aussi des souvenirs enfouis et agit comme un catalyseur à la libération d’une colère contenue depuis des années. On comprend qu’il ait pu être jaloux, plus jeune, de la relation entre Jérémie et son père, sans forcément en comprendre les tenants et les aboutissants. Et probablement est-il agacé de voir son ancien ami chercher désormais l’affection de sa mère. Mais s’il se montre aussi hostile, c’est peut-être plus par jalousie de sa relation avec Walter, soit parce qu’il entretient en secret une relation avec ce dernier, soit parce qu’il préférerait être l’objet de l’affection de Jérémie, après des années de séparation et de désirs homoérotiques non assouvis.

Et puis ici, puisque le père n’est plus là, il n’y a personne pour réconcilier Jérémie et Vincent, hormis les minces tentatives de cet étrange curé, l’Abbé Grisolle qui passe moins de temps à dire la messe qu’à “cueillir des cèpes” – le symbole phallique des champignons suggérant une autre activité, qui sera corroborée plus tard  par une scène assez “culottée” – façon de parler… Donc l’histoire ne peut que mal se finir entre les deux.
Par ailleurs, Miséricorde n’a rien d’une oeuvre tournée vers le ciel – le Ciel. C’est un film tellurique, ancré dans le sol, qui se déroule essentiellement dans ou près de la forêt automnale, entre terre humide et feuilles en décomposition. Un récit à hauteur d’hommes, avec ce que cela implique en sentiments ambigus, en accès de violence et de rage, en secrets et mensonges. Dans ces conditions, le pardon et la rédemption sont-ils possibles?
Curieusement, oui, comme le prouve la seconde partie où, enfin, émergent les figures alternatives à celle du père, prêtes à accorder à Jérémie leur miséricorde – Martine et Grisolle. Une miséricorde humaine, bien sûr, qui n’a rien à voir avec la miséricorde divine. Celle-ci s’accorde sans concession, sans contrepartie. C’est un acte de générosité pure. Celle-là est plus ambiguë, intéressée, voire coercitive. Les deux personnages éprouvent chacun de leur côté des sentiments troubles pour Jérémie et leur “miséricorde”, assortie de leur silence quant au pétrin dans lequel s’est mis l’ancien apprenti-boulanger (normal, quoi…) leur permet de le garder près d’eux, comme prisonnier du village.

Miséricorde est donc une fable troublante sur la nature humaine et sur les émotions qui parcourent les êtres humains (amour, haine, désir, deuil,…). Elle permet à Alain Guiraudie de filmer à nouveau des personnages atypiques, rarement montrés au cinéma. Ce sont tous des êtres imparfaits, faillibles, complexes, au comportement parfois choquant (Mon Dieu, cette scène avec le “pieux” Abbé Grisolle au pieu…) mais qui suscitent la sympathie.
Par ailleurs, elle offre l’opportunité au cinéaste d’évoquer, en filigrane, les problèmes auxquels sont confrontés les villages de province aujourd’hui. Exode progressif de la population vers les grandes villes, conditions de vie difficiles des agriculteurs, fermeture des petits commerces, isolement des personnes, désaffection des habitants pour l’église, qui servait jadis à cimenter la population… Ce n’est pas un brûlot social, mais le message passe. Guiraudie filme le village comme un lieu vieillissant, en train de disparaître peu à peu, comme il saisissait l’usine en train de fermer dans Ce vieux rêve qui bouge ou les derniers bergers d’ounayes, créatures fictives, mais symbolisant la disparition de métiers et de savoir-faire occitans, dans Du soleil pour les gueux. Dans ce film qui repose sur un noyau d’inspiration biblique, on peut aussi voir Jérémie comme le prophète éponyme, souvent représenté en train de se lamenter sur l’état du monde et la destruction de Jérusalem. Ici, le personnage incarné par Félix Kysyl ne se lamente pas vraiment, mais assiste à la désertification du village et la perte des repères moraux de ses habitants – et des siens.

On pourrait probablement passer des heures à disséquer les thématiques du film, bien plus complexe qu’il n’y paraît, et les interactions des personnages. Tout comme on pourrait aussi admirer le côté malin de la narration, qui semble constamment chercher à surprendre le spectateur, l’emmener là où il ne s’attend pas à aller, tout en suscitant un mélange subtil de noirceur et de grâce, d’humour et de drame, de sacré et de profane.
Miséricorde a des airs de thrillers, de film noir, de drame passionnel, de comédie grinçante, sans aller franchement vers l’un de ses genres. C’est un lacis d’intrigues ou tout se développe en même temps, dans un même mouvement.
Assurément, le film a marqué les festivaliers cannois, et beaucoup, à commencer par nous, se demandent pourquoi il ne figure pas parmi les oeuvres retenues en compétition officielle.
Mais l’important est d’avoir pu découvrir ce film surprenant – même en connaissant le goût de Guiraudie pour les oeuvres atypiques et provocantes. Il s’agit assurément d’une des oeuvres majeures de sa filmographie, qui devrait séduire de nombreux cinéphiles, et probablement en perdre quelques-uns en route, sans compter les bigots courroucés.

Contrepoints critiques :

”Miséricorde ressemble de fait la plupart du temps à un Guiraudie en mode mineur, parsemé de petits effets de signature (par exemple, ce que le film organise autour du gendarme), mais sans la rigueur mathématique des boucles narratives de Ce vieux rêve qui bouge et de L’Inconnu du lac”
(Josué Morel – Critikat)

”Avec ce polar rural, virtuose et gourmand, Guiraudie cuisine une recette savoureuse comme une omelette aux girolles. En guise de persillade, un humour tordant.”
(Caroline Besse – Télérama)

Crédits photos : Images fournies par le Festival de Cannes – copyright Les Films du Losange

REVIEW OVERVIEW
Note :
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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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