may december affpro[Compétition Officielle]

De quoi ça parle?

D’une actrice de télévision renommée, Elizabeth Berry (Natalie Portman) qui, pour préparer son nouveau rôle, vient passer quelques jours en immersion chez la femme qu’elle doit incarner à l’écran, Gracie Atherton (Juliane Moore), impliquée dans un scandale ayant défrayé la chronique vingt ans auparavant.

Et des conséquences sur ses hôtes, contraints de se replonger dans une histoire qu’ils avaient soigneusement laissée derrière eux.

Pourquoi applaudit-on doublement?

May December évoque la différence d’âge entre Gracie et son compagnon Joe (Charles Melton). Vingt-trois ans d’écart. Cela n’est pas négligeable, mais après tout, s’ils s’aiment et sont heureux comme cela… On voit souvent des hommes âgés épouser des femmes beaucoup plus jeunes, donc pourquoi pas l’inverse?
En revanche, ce qui avait scandalisé les habitants de Savannah quand cette liaison avait été révélée au grand jour, c’est que Gracie était une femme mariée et mère de famille, et surtout que son amant n’avait que treize ans à l’époque des faits. Gracie avait été condamnée pour détournement de mineur et envoyée quelques mois en prison, alors qu’elle était enceinte de Joe.
Depuis, Gracie et Joe se sont retrouvés, se sont mariés et ont eu trois enfants. Deux d’entre eux sont aujourd’hui majeurs et prêts à quitter le nid familial pour partir à l’université. Le troisième ne devrait pas tarder à partir à son tour. Joe, taiseux et sérieux, assure les revenus du foyer, pendant que Gracie reste à la maison. Mais elle participe aux revenus du foyer en réalisant des pâtisseries que s’arrachent le voisinage, qui lui passe très régulièrement des commandes de gâteaux.
Bref, le scandale semble bel et bien oublié et cette famille paraît désormais heureuse et épanouie.
On pensait pourtant que ce nouveau long-métrage de Todd Haynes constituerait le troisième volet d’une trilogie mélodramatique comprenant Loin du Paradis et Carol, et traitant de passions amoureuses jugées “scandaleuse” aux yeux des autres, de la société “bien-pensante”.  Mais puisque tout va bien pour Gracie et Joe…

Attendez… Est-ce que tout va si bien? Dès la scène introductive, on voit bien que quelque chose cloche. Il y a un décalage entre le ton léger du dialogue, le côté paisible du décor, et la musique, le thème musical inquiétant et mystérieux composé par Michel Legrand pour Le Messager de Joseph Losey, qui a ensuite été repris pour l’émission “Faites entrer l’accusé”. La mise en scène prend soudain le tic d’une mauvaise fiction télévisée, la caméra zoomant brusquement sur Gracie au moment où elle ouvre son réfrigérateur, l’air effaré, ce qui devrait indiquer un basculement vers quelque chose de particulièrement tragique. Non, la maîtresse de maison se demande juste s’il y aura assez de hotdogs pour tout le monde lors de sa garden-party. On est plus sur un effet comique de sitcom bas de gamme, mais la finalité est la même : montrer le côté factice de cette petite vie bien rangée.
D’autres éléments indiquent que le scandale n’est pas totalement oublié par le voisinage. Par exemple ce colis anonyme rempli d’excréments que le couple découvre dans sa boîte aux lettres, faisant suite à des dizaines d’envois similaires.

L’arrivée d’Elizabeth va encore compliquer les choses. Sa méthode de travail, très “actor’s studio”, impose à ce qu’elle devienne Gracie, qu’elle atteigne un mimétisme physique et comportementale parfait avec celle qu’elle doit incarner. Elle travaille la façon de parler, les intonations, la posture, la gestuelle de Gracie et se met à lui ressembler de plus en plus, à tel point que l’on se demande si les deux femmes ne vont pas finir par fusionner à l’écran comme dans un plan fameux du Persona d’Ingmar Bergman. Mais ici, il n’est pas question de fusion. La comédienne crée une image miroir de Gracie, donc une représentation à la fois très similaire et totalement inversée. Effectivement, les deux femmes ont des démarches opposées. Elizabeth utilise le jeu d’actrice pour pouvoir toucher à la vérité du personnage et de son histoire. Gracie, elle aussi, joue un rôle, pour imposer un mensonge – celui d’une femme ayant surmonté ce passé scandaleux et trouvé un épanouissement dans son couple et sa vie de famille. Au fond d’elle-même, elle sait que sa relation avec Joe n’est qu’une gigantesque comédie, une mauvaise série, qui pourrait bien être annulée après une vingtaine de saisons. Maintenant que Joe et elle vont bientôt se retrouver en tête-à-tête, sans les enfants pour rythmer la vie de famille, ils vont donc avoir davantage de temps pour réfléchir à leur relation et ses origines houleuses, ce qu’ils n’ont jamais vraiment eu l’occasion de faire jusqu’alors. Son intérêt à elle est donc plutôt de laisser le passé soigneusement enfoui, de dissimuler certaines vérités, pour se protéger, maintenir encore un peu cette image factice de femme épanouie.

La dualité de Gracie transparaît dans une belle scène, où elle accompagne a fille choisir une robe pour un évènement. Elizabeth, évidemment, les accompagne et prend place auprès de son hôte dans le magasin. L’actrice se retrouve assise, par un subtil jeu de décor, entre Gracie et son reflet dans un grand miroir, deux versions de la même femme, semblables et contradictoires. D’un côté la mère parfaite, qui se tient aux côtés de sa progéniture et la soutient, de l’autre, une femme au tempérament dominateur, toxique, jamais avare en petites piques assassines, le tout réuni dans un même corps.
Elisabeth décèle cette personnalité complexe et s’en nourrit. Elle complète le tableau en enquêtant par elle-même et en remuant la boue. Elle retrouve des coupures de journaux parlant de l’affaire et présentant l’accusée comme une femme perverse, une vile tentatrice. Elle interroge les proches de Gracie à l’époque, victimes collatérales du scandale : son ex-mari et leur fils, qui a l’âge de Joe et ne s’est jamais remis de cette trahison maternelle. Là encore, l’image de la Gracie d’aujourd’hui – voisine souriante, femme sûre d’elle et de son pouvoir de séduction, mère-modèle – se trouve sérieusement écornée.
Mais c’est surtout quand Elizabeth finit par se rapprocher de Joe, pour une immersion encore plus forte dans le rôle, que le couple se retrouve vraiment dans la tourmente. L’actrice a l’âge que Gracie avait quand elle a séduit son jeune amant. Joe est troublé par le mimétisme entre les deux femmes et se retrouve plongé quelques années en arrière, dans la peau de l’adolescent qu’il était – et qu’il n’a peut-être jamais cessé d’être. Il réalise peut-être à ce moment-là, pour la première fois, la différence d’âge entre son épouse et lui et s’interroge sur comment cette relation passionnelle a débuté. Est-ce lui qui l’a séduite ou elle qui l’a manipulée?

La vérité, se trouvera peut-être dans le jeu d’Elizabeth, qui, une fois son travail préparatoire terminé, se livre à un long monologue reprenant une des lettres d’amours de Gracie à Joe. La scène, absolument magistrale et portée par le talent de Natalie Portman, fait voir Gracie dans toute sa complexité, à la fois forte et fragile, aimant le contrôle mais capable de perdre toute mesure et donne au film une ampleur inattendue.

Pourtant, certains seront probablement déçus par May December. En sortie de projection, beaucoup de personnes restaient un peu sur leur faim et un peu décontenancées par cet objet cinématographique assez curieux. Effectivement, on pourrait se dire qu’il se boucle au moment où il pourrait enfin démarrer, avec l’explosion de la cellule familiale. Mais pas besoin de montrer cela. Tout se déroule justement dans la marge, dans les petits recoins, dans les expressions qui trahissent les personnages, dans des petits riens difficilement perceptibles, mais que la caméra de Todd Haynes réussit à saisir avec une infinie délicatesse. Il faut de la patience au spectateur pour recoller les morceaux de l’histoire, son sous-texte, comme il faut du temps à Elizabeth pour tisser sa toile autour des personnages, tel un prédateur impitoyable.
D’aucuns  seront peut-être aussi gênés par le mélange des genres – comédie, drame, thriller – et l’alternance de séquences très légères, presque anecdotiques, avec des moments plus graves, pensant que le cinéaste n’arrive pas à choisir le ton à donner à son film. Mais cela colle parfaitement à sa thématique principale qui est justement la dualité, l’opposition entre le réel et la comédie, entre l’image que l’on renvoie et ce que l’on est vraiment. C’est un objet filmique bipolaire, en quelque sorte, ou un peu schizophrène.
Difficile, donc de qualifier le film de “léger” ou “mineur”, comme on a pu l’entendre ça et là. Désolé, mais pour un film aussi insignifiant que certains aimeraient le faire croire, May December s’avère riche de scènes absolument remarquables, développe des thématiques complexes qui trouvent parfaitement leur place dans la filmographie de Todd Haynes et repose sur des performances d’actrices et d’acteurs étourdissantes. Natalie Portman montre toute l’étendue de son talent dans un rôle pas si évident que cela, et elle brille de mille feux dans la scène du fameux monologue où elle devient, dans le phrasé, la gestuelle, les postures, un véritable clone de Julianne Moore. Cette dernière l’a bien aidé en forçant un peu le trait sur certains aspects de son personnage et en créant quelques gimmicks, comme la façon de laisser traîner certains morceaux de phrases, par exemple, pour faciliter ce mimétisme. Elle incarne elle aussi avec beaucoup d’intensité cette Gracie psychologiquement complexe, à la fois terrifiante et émouvante. Mais il serait criminel d’oublier leur partenaire masculin, Charles Melton, qui livre une performance plus discrète, mais tout aussi efficace. Il est le détonateur de ce récit, la touche finale à cette subtile étude de moeurs.

“Léger”? “Mineur”? Non, May December est assurément un grand film. Et plutôt deux fois qu’une!

Contrepoints critiques :

”May December could have more fire; it could be even more twisted. But it’s seductive enough to keep us following along, one betrayal after another.”
(Stephanie Zacharek – Times)

”Drôle de tonalité que propose le réalisateur du sublime Carol dans May December. Si les deux actrices principales épatent, le résultat reste décontenançant et bien peu captivant. On reste distant à ne pas trop comprendre où tout ça veut en venir.”
(Marvin Ancian – @MarvinAncian

”Alors, peut-être, que Todd Haynes a voulu faire une comédie. Et que celle-ci n’est pas tout à fait réussie, pas assez grinçante, ou trop subtile dans le sixième degré (de séparation). Ce qu’on retient, c’est la beauté froide de l’ensemble, qui nous place à distance, comme une couverture de papier glacé.” »
(Citizen Kane – Ecran Noir)

Crédits photos : Copyright May december productions 2022 LLC – images fournies par le festival de Cannes

REVIEW OVERVIEW
Note :
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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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