On ne le dit pas assez, mais un festival de cinéma, c’est un peu comme une épreuve sportive.
Chaque étape obéit à un rythme précis. Lever aux aurores pour un premier sprint : la billetterie. A l’heure d’ouverture, il faut être connecté au serveur, tous les sens éveillés, prêt à appuyer sur le bouton « réserver » dès le top départ, pour acquérir les précieux sésames donnant accès aux séances ciblées. Tout retard à l’allumage peut s’avérer fatal car sur la ligne de départ les concurrents sont tout aussi motivés. Cela se joue à quelques secondes, parfois quelques centièmes pour qu’une projection soit indiquée « complète » et dans ce cas là, il faut vite revoir sa stratégie, partir sur un autre plan de course ou passer par une tentative risquée de file de dernière minute, sans billet, en faisant la queue, à l’ancienne, et en espérant qu’il reste quelques fauteuils libres à occuper.
Après, chaque festivalier compose son programme en fonction de son rythme circadien, de son état de forme et de sa capacité à enchaîner les projections. Certains sont en mode sprint intensif le matin pour se libérer le reste de la journée, d’autres calent les séances tout au long de la journée. Tout dépend évidemment des films au programme et de leur durée.
Un festival de cinéma, c’est un exercice éprouvant. Il impose une bonne gymnastique mentale pour s’y retrouver dans un planning chargé, avec des séances qui se chevauchent, des retards liés à des problèmes techniques qui peuvent obliger à décaler des projections. Il nécessite une bonne condition physique pour slalomer entre les badauds sur la Croisette, monter des marches – et pas uniquement celles au pied du Grand Théâtre Lumière – ou encore se contorsionner dans son fauteuil quand on se retrouve coincé entre deux voisins empiétant méchamment sur vos accoudoirs. Il requiert enfin une bonne endurance psychologique pour recevoir des oeuvres souvent complexes, peu évidentes à appréhender.
En bref, c’est une véritable épreuve d’endurance étalée sur quinze jours. Il faut s’y préparer avant, s’entraîner à enchaîner les projections, même si les professionnels ont plus l’habitude que les néophytes. Et après il faut gérer l’effort, se ménager quelques moments de répit, de plein air et de soleil, se doper quand il le faut (vitamine C et caféine font bien l’affaire). Et il faut s’alimenter correctement.
Bien manger, c’est important et ce ne sont pas les personnages de La Passion de Dodin Bouffant qui diront le contraire, puisqu’ils passent l’essentiel du film soit à cuisiner, soit à manger. Le nouveau long-métrage de Tran Anh Hung s’ouvre sur une longue scène de préparation de dîner. Eugénie, la cuisinière (Juliette Binoche) caresse la viande avec soin, fait rissoler le lard fumée, gratte délicatement le poisson pendant que les apprenties (Galatea Bellugi et Bonnie Chagneau-Ravoire) baignent les légumes, les épluchent et préparent le bouillon. Le maitre de maison, Dodin (Benoît Magimel), aide à réaliser certaines préparations et s’occupe de sélectionner les vins fins et délicats qui accompagneront les nombreux mets du dîner entre amis qu’il a organisé. Les plans donnent envie de s’inviter à sa table, car tout paraît absolument exquis (en tout cas plus que la conscious nutrition de Miss Novak).
A cette époque, on savait recevoir… D’ailleurs, à peine ce repas terminé, Dodin et ses camarades sont invités à la table d’un prince étranger. Le repas est très correct, en dépit de quelques fautes de goût ou d’enchaînement des plats, et Dodin se fixe pour objectif de préparer un menu très simple, mais aux saveurs incomparables, dont un pot-au-feu de sa confection.
Pour cela, il va avoir plus que jamais besoin d’Eugénie. Or cette dernière donne des signes de fatigue, ces derniers temps. Dodin s’en inquiète car elle est bien plus que sa cuisinière. Il y a des sentiments entre eux, de l’admiration et du respect mutuels, de l’affection. Ils sont unis par la même exigence culinaire, la même sensibilité qui leur permet de concocter ensemble des mets prodigieux.
Tran Anh Hung, qui a déjà prouvé son aptitude à éveiller les papilles des cinéphiles avec L’Odeur de la papaye verte signe ici l’un des plus beaux hommages rendus par le septième art à la gastronomie, dans la lignée d’oeuvres comme Le Festin de Babette. Sa mise en scène donne l’eau à la bouche, avec une $caméra virevoltant entre les casseroles, les marmites et les planches à découper. Elle sait comment valoriser les gestes, les bons produits, les textures et les couleurs des plats, tous supervisés, en coulisses, par Pierre Gagnaire. Evidemment, ceux qui aiment la bonne chère apprécieront davantage que les anorexiques ou les adeptes de la junk food, incapables de faire la différence entre un tournedos Rossini et un burger congelé minimalistes. Pour ceux là, le film risque de s’avérer aussi passionnant qu’un épisode de Top Chef. Mais s’ils aiment un peu le cinéma, il y a aussi de quoi ravir les pupilles. Les éclairages sont prodigieux, créant une atmosphère singulière, à la fois chaleureuse et mélancolique, comme une lumière bergmanienne de fin d’automne. C’était déjà un des atouts majeurs d’Eternité, son précédent film. Mais là encore, on trouve des amateurs et des détracteurs. De notre côté, papilles et pupilles ont festoyé et nous ont bien ouvert l’appétit. Mais revenons un peu à notre mouton à la broche et notre analogie sportive.
Même en respectant toutes les règles pour performer au grand marathon cinématographique cannois, il n’est pas rare d’avoir un coup de mou durant certains films plus contemplatifs, voire de sombrer carrément, comme ce festivalier qui a ronflé durant plus d’une heure durant L’Enlèvement, lors de la projection de presse de 22h.
Dans ces moments-là, les critiques de cinéma sont heureux de tomber sur un film plus “léger”, plus rythmé, plus percutant, qui n’oblige pas à se triturer les méninges pour essayer d’en dégager la substantifique moëlle ou le sens caché. Sinon, il faut encore ajouter au temps de visionnage un temps d’analyse et d’écriture plus ou moins long, qui entame encore un peu plus leur réserve d’énergie.
C’est pour cela qu’on dit “Grazie” à Nanni Moretti, qui nous propose, avec Vers un avenir radieux une oeuvre à la fois drôle et émouvante, intime et politique, dans la lignée de Journal intime et Aprile. Et comme il est très sympathique (ou qu’il considère le public d’aujourd’hui comme moins apte à comprendre les subtilités du cinéma), il nous donne directement les clés de son oeuvre en en commentant l’action et en surlignant les thématiques et les symboles. Comme souvent chez lui, il est question d’un film dans le film. Nanni Moretti incarne lui-même Giovanni, un cinéaste qui lui ressemble beaucoup, en train de tourner un film sur la scission du Parti Communiste Italien en 1956. En Hongrie, un mouvement de rébellion populaire est violemment réprimé par l’armée soviétique, exposant les dérives dictatoriales de Staline. Dans un quartier de Rome, un cirque de passage, d’origine hongroise, se met en grève pour attirer l’attention de l’opinion et cela génère quelques dissensions entre le responsable de l’antenne locale du parti (Silvio Orlando) et son assistante (Barbora Bobulova) qui n’ont pas du tout la même approche des choses. Le cinéaste explique sa démarche à ses jeunes assistants, qui ignoraient même qu’un parti communiste italien a existé. Il veut montrer que si le monde en est là où il est aujourd’hui, avec l’extrême-droite au pouvoir en Italie et une Russie toujours aussi belliqueuse, c’est peut-être parce que la gauche, en Italie ou ailleurs, n’a pas su prendre ses distances avec le communisme soviétique et n’a pas su avancer unie pour contrer les idées conservatrices et ultralibérales. Et pour bien montrer son amertume en tant qu’auteur et citoyen il envisage de faire de son film une tragédie, se terminant par le suicide du protagoniste principal.
Dans le même temps, Giovanni est confronté à une crise personnelle et professionnelle majeure. Son épouse (Margherita Buy) et habituelle productrice, a décidé de le quitter, lassée de ses jérémiades permanentes et de son égocentrisme. Sur le tournage, les choses ne se déroulent pas comme prévu, entre l’actrice principale qui n’en fait qu’à sa tête (Elle porte des mules!), les techniciens qui râlent, l’accessoiriste qui s’ingénie constamment à oublier des objets modernes dans le décor des années 1950 et le financier français qui semble curieusement absent. Et sa fille a un petit ami et va peut-être bientôt quitter la maison. Sa dépression personnelle finit par prendre le pas sur celle du personnage, laissant craindre le pire pour Giovanni.
Pour Nanni Moretti, en revanche, ce coup de blues semble être une source de seconde jeunesse. Même s’il a connu bien des désillusions sur le plan politique, il n’a pas perdu son côté rebelle et utilise ses armes pour résister à la bêtise et la violence du monde : l’humour, la fantaisie, la poésie et la liberté de réécrire l’histoire en cas de besoin, juste pour le plaisir. S’il veut diriger un film romantique et musical s’appuyant sur des chansons de variété italiennes, il peut le faire – et il le fait, d’ailleurs – s’il veut changer le cours de l’Histoire en plus de celle de l’histoire, il peut le faire. C’est peut-être le dernier tour de piste du cirque Moretti – ouvert depuis 1976 – et pour sa grande parade, il convoque la plupart de ses artistes-fétiches. A Silvio Orlando et Margherita Buy, fidèles parmi les fidèles, se joignent Laura Morante, Alba Rohrwacher, Jasmine Trinca, Giulia Lazzarini et quelques autres venus défiler quelques instants. Quand le cinéaste lui-même fait un petit salut de la main au spectateur, on se demande s’il s’agit d’un au-revoir ou d’un adieu. Car même s’il livre ici un nouveau chef d’oeuvre bouillonnant de jeunesse d’esprit, on sent bien que le cinéaste est préoccupé par l’avenir du cinéma, son côté de plus en plus formaté, son penchant démesuré pour la violence et son financement de plus en plus compliqué, sauf à passer par des plateformes comme Netflix – à qui il donne quelques coups de griffe bien sentis.
Un prix en compétition lui donnera-t-il l’envie de continuer à lutter encore quelques années? On l’espère… Tant qu’il a l’énergie, l’inspiration, on souhaite encore le revoir sur grand écran.
Dans l’une des scènes les plus irrésistibles de son film, Moretti joue les trouble-fête sur le tournage d’un confrère en s’opposant à une scène-clé ultra-violente, au nom de l’éthique. Pas sûr qu’il cautionne la violence au coeur de Hopeless, film noir coréen présenté à Un Certain Regard. Pas sûr non plus qu’il épargne l’intrigue, puisqu’il s’agit d’une énième histoire d’adolescent marginal qui, pour échapper à son quotidien, s’acoquine avec un gang et est entraîné dans une spirale de violence sans espoir. Le cinéaste, Kim Chang-hoon, gagnerait à y aller mollo sur le mélo. Ici, le personnage principal accumule les galères. A l’école, il s’est battu avec un autre élève et est exclu jusqu’à pouvoir payer un dédommagement à ce-dernier. Pour cela, il faudrait demander une forte somme d’argent à beau-papa, mais comme chaque “conversation” finit généralement par une pluie de coups violents, il ne préfère pas. Les seuls qui acceptent de lui avancer la somme sont les membres d’un gang local. Et, comme on a déjà vu des dizaines d’histoires similaires, on sait que les services se paient au prix fort, avec des intérêts. La suite d’une scénario obéit à un cheminement assez prévisible et sans grand intérêt.
Hopeless séduit davantage par la description des liens complexes qui unissent ses personnages, notamment l’adolescent et sa demi-soeur. Mais on ne peut pas dire que l’on a vraiment été emballés par ce récit trop long et maladroit.
Nous avons préféré, et de loin, La Mère de tous les mensonges, présenté dans la même section.
Le principe ressemble beaucoup au film de Rithy Panh, L’Image manquante. A l’origine, il y a les questionnements de la cinéaste Asmae El Moudir sur l’absence de photographies à l’intérieur de la maison familiale ou vit sa famille, à Casablanca. Pas de photos affichées au mur, à part un vieux portrait d’Hassan II, pas d’albums de photos de famille. Alors, elle mobilise ses proches pour construire une maquette de l’ensemble du quartier de son enfance. Son père peint les détails, fignole les éclairages, ajoute des petits éléments. Sa mère coud les figurines représentant la famille et le voisinage, leur ajoute des vêtements. Ce dispositif hors normes lui permet de libérer la parole et de favoriser l’émergence des secrets. Au début, on est un peu gênés de pénétrer ainsi dans l’intimité d’une famille mais on finit par s’habituer au dispositif. Ce qui est révélé dépasse ce cadre. Il est question de certaines pages sombres de l’histoire du Maroc, dont la “crise du pain” de 1981 et les émeutes qui avaient suivi, violemment réprimées par les autorités marocaines. Un beau film.
Un festival de cinéma, c’est une épreuve d’endurance. Il ne faut pas se griller trop vite, éviter le “film de trop” qui met KO jusqu’à la fin. Aussi, nous éviterons la séance de minuit, où Kennedy d’Anurag Kashyap est projeté. 2h30 de polar indien en fin de festival, non merci… Sans nous. On va se coucher pour rester en forme…
A demain pour la suite de ces chroniques cannoises.