Après une vie bien remplie, Emir (Omar Marwan) tire sa révérence. Avant d’être rattrapé par la maladie, il a eu le temps de dicter ses mémoires à un écrivain pour un livre autopublié. Il y raconte sa jeunesse en Algérie, sa participation à la lutte pour l’indépendance aux côtés du FLN, son arrivée en France, où ont grandi ses enfants et ses petits-enfants, ses années de militantisme, engagées à gauche. Cet homme qui a toujours été partagé entre les cultures algérienne et française, qui a traversé diverses époques et été impliqué dans de nombreux combats, était logiquement le centre de gravité d’une famille assez compliquée, divisée par des modes de vie et des convictions différentes. Il en était le facteur commun, l’élément rassembleur, le ciment.
À sa mort, ses deux filles et ses cinq petits-enfants se retrouvent pour organiser ses obsèques, unis par la peine. Mais très vite, l’unité familiale se fissure. Dès qu’il y a des choix à faire, les membres de la famille ne sont pas d’accord.
Le cercueil ? Ali (Florent Lacger), pragmatique, veut un matériau bon marché puisqu’il s’agit d’une incinération. Du carton, par exemple. « Ah non, ce n’est pas un déménagement », proteste sa tante, Françoise (Caroline Chaniolleau), qui veut un bois noble pour le cercueil. Mêmes accrochages concernant la couleur du tissu de la doublure (blanc ou blanc “pisseux”?), les musiques et textes lus durant la cérémonie, qui est d’ailleurs la plus grande source de désaccord. La majorité souhaite une cérémonie musulmane, car ces derniers temps, le patriarche écoutait beaucoup de chants coraniques. Mais certains petits-enfants protestent. Papy était communiste, athée et laïc. S’il écoutait des chants religieux, cela ne pouvait être qu’un symptôme lié à la maladie d’Alzheimer, dont il était atteint. En tout cas, il n’aurait jamais souhaité une cérémonie musulmane.
À chaque étape, il faut trouver un compromis, marchander comme dans les boutiques du souk de la Casbah d’Alger. Ils y parviennent difficilement, mais font un dernier effort en mémoire d’Emir, et finalement, chacun y trouve son compte, ou presque.
Pour Neige (Maïwenn), l’aînée des petits-enfants, cette cérémonie frustrante ne suffit pas. Ce grand-père algérien, c’était sa vraie famille, le seul qui comptait vraiment. Son père a déserté depuis longtemps le domicile familial, sans doute plus à l’aise pour s’occuper de ses serpents que de ses propres enfants. Il n’est plus là que par épisodes, sans jamais donner une once d’affection à sa progéniture. Sa mère, Caroline (Fanny Ardant), est, elle, omniprésente, mais sa présence est étouffante, toxique. Elle ne manque jamais une occasion de la bousculer, l’humilier, la terrifier. On comprend qu’elle a longtemps exercé une emprise destructrice sur Neige. C’est en tout cas la seule personne qu’elle redoute d’affronter, alors qu’elle ne se prive jamais de dire ce qu’elle pense à son entourage et qu’elle sait imposer ses opinions avec conviction.
Son grand-père était le seul trait d’union entre la mère et sa fille, sans doute aussi le pacificateur de leurs conflits. Maintenant qu’il est décédé, il n’y a plus de raison de maintenir le lien, et après une ultime humiliation publique, la quadragénaire décide de couper définitivement le cordon.
Désormais orpheline, Neige cherche à se reconstruire en partant en quête de ses origines, son ADN…
Cette histoire est construite comme une fiction, mais elle ressemble malgré tout beaucoup à la vie de son auteure, Maïwenn.
Comme Neige, le personnage principal, qu’elle interprète elle-même, la cinéaste à des racines algériennes. Comme elle, elle a eu un grand-père qui a lutté pour l’indépendance de l’Algérie aux côtés du FLN et qui a beaucoup compté dans les moments difficiles. Comme Neige, Maïwenn a une soeur plus jeune, elle aussi actrice (ici, c’est Marine Vacht qui interprète l’alter-ego d’Isild Le Besco) et avec laquelle elle a des relation parfois tumultueuses. Et comme elle, Maïwenn a vécu une enfance compliquée, liée au divorce de ses parents, aux violences dont elle a été victime de la part de son père et aux blessures psychologiques infligées par une mère – l’actrice Catherine Belkhodja – tantôt absente, tantôt obsédée de faire de ses filles des vedettes de cinéma. Maïwenn avait déjà abordé ce sujet dans son premier film, Pardonnez-moi, qui sonnait comme un règlement de comptes. Mais à y regarder de plus près, ses films suivants tournaient autour de ces mêmes blessures, ces mêmes tourments familiaux. Le Bal des actrices traitait du métier d’actrice, dans lequel elle a été propulsée malgré elle, et de ses faux-semblants. Polisse traitait, entre autres, d’enfance maltraitée et Mon roi de la difficulté de sortir d’une relation toxique et d’échapper à l’emprise d’un amour violent. ADN lui permet peut-être de boucler la boucle avant de s’attaquer à des projets différents.
Le résultat est évidemment d’une grande sincérité, et cela donne de très belle scènes, comme l’ultime joute verbale entre Neige et sa mère, où la brutalité des mots s’entrelace avec une forme d’amour singulière, mais bien réelle, ou la réconciliation des deux soeurs autour d’un acte de renaissance et de libération.
Mais si cette histoire est très personnelle, Maïwenn, aidée au scénario par Mathieu Demy, réussit à en faire quelque chose de plus universel, en faisant vibrer la corde sensible du spectateur. Ceux qui ont déjà éprouvé la perte d’un proche et/ou qui ont déjà connu des relations fraternelles tumultueuses pourront probablement se retrouver un peu dans cette histoire de deuil et de liens du sang, de mémoire familiale et d’émancipation.
L’accueil public devrait être plutôt bon. En revanche, il n’est pas certain que ce film, probablement prévu pour la compétition du Festival de Cannes, ait pu également séduire le jury. Après un prix du jury pour Polisse et un prix d’interprétation pour Emmanuelle Bercot pour Mon roi, on attend désormais de Maïwenn qu’elle franchisse encore un palier. Or ADN semble un peu moins ample et moins ambitieux que ses précédentes oeuvres. Peut-être parce qu’il est plus court et plus linéaire narrativement. Mais aussi parce qu’il est formellement plus lisse, hormis une scène de cauchemar peu convaincante. Ce sujet intimiste ne se prêtait probablement pas aux expérimentations, mais on attendait quand même davantage de puissance cinématographique. Espérons qu’après avoir enfin fait le deuil de son histoire familiale complexe, Maïwenn saura trouver un nouveau souffle et des idées neuves qui lui permettront d’acquérir enfin sa maturité de cinéaste.
ADN
ADN
Réalisatrice : Maïwenn
Avec : Maïwenn, Fanny Ardant, Marine Vacht, Louis Garrel, Omar Marwan, Florent Lacger, Caroline Chaniolleau, Dylan Robert
Origine : France, Algérie
Genre : mélodrame familial fortement autobiographique
Durée : 1h30
Date de sortie France : 28/10/2020
Contrepoints critiques :
”Il n’y a rien de mal dans le fait de se raconter soi-même (…) Quant à savoir si la salle de cinéma doit se transformer en cabinet de psy, on avouera que c’est tout de suite moins sympa quand on nous contraint à débourser onze euros avant la séance au lieu d’en recevoir soixante à la fin.”
(Guillaume Gas, Abus de ciné)
”Pour son cinquième long-métrage comme réalisatrice, Maïwenn explore liens du sang et liens du cœur. Et livre un beau grand film sur la transmission. Un film entre drame et comédie, qui palpite.”
(Isabelle Danel, Bande à part)
Crédits photos : copyright Le Pacte