Dans Portrait de la jeune fille en feu, l’artiste-peintre incarnée par Noémie Merlant donne les clés d’un portrait réussi. Bien choisir la trame, le support, trouver le bon modèle, esquisser les contours grossièrement avant d’observer attentivement le sujet et de restituer, par des touches subtiles et délicates, toute sa beauté.
Par la même occasion, la cinéaste Céline Sciamma, nous donne, elle, une belle leçon de cinéma avec ce film subtil et bouleversant. Une leçon de direction d’actrices, tant Noémie Merlant et Adèle Haenel sont remarquables dans les rôles principaux, une leçon de composition des cadres, qui ressemblent tous à des toiles de maîtres, et une leçon de mise en scène, la caméra se rapprochant peu à peu des actrices à mesure que leurs personnages s’apprivoisent pour mieux capter l’essence de la passion amoureuse et la flamme du désir qui consume ces deux femmes. C’est tout aussi pudique et délicat que Carol, qui avait valu un prix d’interprétation féminine à Rooney Mara il y a quatre ans. On souhaite le même destin aux actrices du film de Céline Sciamma.
Autre portrait ambitieux, celui de l’objecteur de conscience Franz Jägerstätter, arrêté et tué par les nazis en 1943, puis béatifié en 2007 par le Pape Benoît XVI. Une vie cachée raconte son parcours, depuis sa décision de s’opposer à l’idéologie de Hitler jusqu’à son exécution. Terrence Malick essaie de comprendre ce qui a poussé cet homme ordinaire à renoncer à ses enfants, son épouse, sa vie même pour s’opposer à la barbarie. Pour cela, il opte pour des choix de mise en scène forts, qui opposent les images des paysages alpins à l’univers carcéral dans lequel évolue le personnage, les scènes de labour aux scènes de torture et d’humiliations. Il joue sur la durée (3 heures chrono), la lenteur des plans, les espaces. Il remplace la plupart des dialogues par la lecture des lettres échangées par Franz et son épouse. Le résultat est à la fois éprouvant et fascinant. C’est du cinéma radical, forcément clivant, mais c’est quand même du grand cinéma…
Au niveau des portraits réussis, on peut ajouter celui de Maria, l’héroïne de Chambre 212, présenté à Un Certain Regard. Cette quadragénaire, incarnée par Chiara Mastroianni, se voit accorder une nuit de réflexion après une dispute avec son mari Richard (Benjamin Biolay), qui a découvert qu’elle entretenait une liaison avec l’un de ses jeunes étudiants. Installée dans l’hôtel située juste en face de son domicile, Maria s’interroge sur son amour pour Richard et la fragilité de leur couple, sur leur vie sans enfants, sur ce qui la pousse dans les bras d’hommes au nom imprononçable (le dernier en date répond au patronyme d’Asdrubal Electorat). Pour l’aider dans cette méditation, elle convoque involontairement le Richard d’il y a vingt-cinq ans (Vincent Lacoste), l’amour de jeunesse de ce dernier (Camille Cottin), mais aussi tous les amants qu’elle a accumulés (dont le fameux Asdrubal), sa mère, moralisatrice, sa grand-mère, encore plus courroucée de son comportement, et la matérialisation de sa conscience, un homosexuel se prenant pour le sosie de Charles Aznavour. Tout ce petit monde s’agite dans la fameuse chambre 212 (le numéro de l’article du code civil qui stipule que les époux se doivent fidélité), baignée dans une ambiance onirique digne des meilleurs films de Bertrand Blier. Mais c’est Christophe Honoré qui est aux commandes de cette jolie comédie douce-amère, qui semble avoir séduit l’exigeant public du Théâtre Debussy.
Albert Serra n’aura pas eu cette chance. Apparemment, Liberté, son nouveau long-métrage, suscite un rejet massif. Les spectateurs le jugent déjà “Ennuyeux à mourir”. Ca, ce n’est pas une surprise au vu de ses films précédents… Ils l’ont trouvé “inutilement graveleux” et “scatophile”. Le film se voulant un aperçu exhaustif des différentes pratiques sexuelles et libertines, c’est normal qu’il y ait un peu de polémique. Le festivalier cannois n’est pas habitué à découvrir un tel catalogue au milieu de la journée. Mais le vrai scandale, pour ceux qui s’attendaient à du croustillant et de l’émoustillant, c’est que le film ne provoque absolument aucun désir sexuel. “On bande plus mou que mou!”. Bref, on se dit qu’on a bien fait d’éviter comme la peste ce qui est qualifié de “plus mauvais film du Festival de Cannes 2019”. Rien que ça!
L’avantage, pour Albert Serra, c’est qu’il ne risque pas de voir ses “vidéos coquines” diffusées sur les réseaux sociaux. Dans Share, Pippa Bianco relate les mésaventures de Mandy (Rhianne Barreto), une adolescente qui, après s’être réveillée ivre morte dans son jardin après une soirée entre potes dont elle n’a plus aucun souvenir, s’aperçoit que ses “amis” ont partagé sur les réseaux sociaux une vidéo où on la voit dénudée et inconsciente, potentiellement soumise au désir d’un groupe de garçons passablement excités (qui n’ont pas du voir Liberté, donc…).
La jeune femme est perturbée et ne sait pas quoi faire. Elle aimerait vite oublier l’incident et retrouver une vie normale, mais elle aimerait aussi comprendre ce qu’il s’est passé. A-t-elle été violée, comme le laisse à penser le bleu qu’elle a dans le bas du dos? A-t-elle eu elle-même un comportement déplacé lors de la fameuse nuit? Quand ses parents découvrent l’affaire, stupéfaits, il l’incitent à porter plainte et décident de tout faire pour la protéger et l’aider à se reconstruire.
Le film s’intéresse à l’importance des réseaux sociaux dans la vie des adolescents et les problèmes de harcèlement qui peuvent en découler. Mais c’est surtout prétexte à un portrait d’adolescente tout en finesse, porté par une jeune actrice épatante.
Alain Delon se serait bien passé, lui aussi, des réseaux sociaux. Quand Thierry Frémaux a annoncé que le Festival de Cannes remettrait une Palme d’Or d’honneur à l’acteur, certains internaute ont hurlé au scandale et exigé des organisateurs qu’ils bannissent Delon de la manifestation, pour protester contre les propos polémiques de l’acteur, jugés racistes, homophobes et misogynes. Un déversement de haine et de violence absolument absurde. C’est vrai, Alain Delon n’a pas sa langue dans sa poche, et il lui arrive fréquemment d’exprimer des idées rétrogrades, que l’on peut discuter ou rejeter. Mais un artiste doit être jugé sur son travail, et de ce point de vue-là, Alain Delon mérite largement d’être récompensé par le Festival, n’en déplaise à tous les guignols qui, cachés derrière leur écran, insultent, menacent, exigent. Delon, c’est Le Guépard, Rocco & ses frères, Plein soleil, La Piscine, Le Cercle Rouge, Le Samouraï, et bien d’autres classiques du 7ème Art. Il fait partie de l’histoire du cinéma, de l’histoire du festival de Cannes et mérite, au crépuscule de sa carrière, d’être salué une dernière fois par le public. Il était bien sur la scène du théâtre Debussy, très ému, pour recevoir sa récompense et présenter l’un de ses meilleurs films, Monsieur Klein de Joseph Losey. Et, pour beaucoup de festivaliers, cela a constitué l’un des grands moments d’émotion de cette 72ème édition.
A demain pour la suite de ces chroniques cannoises.