Parmi les films les plus attendus de ce 72ème Festival de Cannes, il y avait bien évidemment Douleur & Gloire, le nouveau long-métrage de Pedro Almodovar. Le cinéaste espagnol est assurément l’un des chouchous de la Croisette, l’un des fils préférés du festival. A chaque fois qu’il vient participer à la compétition, c’est un évènement. Ses partisans n’attendent généralement pas la projection pour commencer leur lobbying et exigent qu’on lui remette enfin la précieuse Palme d’Or, tant méritée. Il est vrai qu’il l’a maintes fois effleurée avant que le jury ne décide de l’attribuer à un autre cinéaste, parfois pour des raisons plus politiques qu’artistiques… On pense notamment à Volver, qui avait glané deux prix, et à Tout sur ma mère, qui ne lui avait valu “que” le prix de la mise en scène, cette fameuse année où David Cronenberg et son jury voulaient donner tous les prix à Rosetta et L’Humanité. Alors, peut-être ce nouveau film saura-t-il séduire le jury? En tout cas, le cinéaste a mis tous les ingrédients pour cela : un récit fortement autobiographique, inspiré par une période difficile de la vie du cinéaste, des thématiques connues – encore et toujours autour de la relation mère-fils, l’éveil à l’amour et au désir, les tourments existentiels – des acteurs et actrices très proches, qu’il a su diriger mieux que personne (Antonio Banderas, Penelope Cruz, Cecilia Roth…), des décors colorés, exprimant les émotions des personnages… Almodovar s’y met à nu comme jamais, en revisitant tout un pan de son oeuvre avec un regard plus mature, plus sage. C’est probablement son film le plus abouti depuis Volver. Et, pour l’instant, c’est le plus beau et le plus émouvant film du festival. Evidemment, il reste encore une semaine de projections avant le palmarès, mais Douleur & Gloire ne déçoit pas et tient son rang de prétendant majeur à la Palme d’Or.
Little Joe de Jessica Haussner, était aussi attendu par les festivaliers, en raison de son intriguant synopsis. Mais il semble avoir beaucoup moins convaincu les festivaliers. Dans cette curieuse fable fantastique, une botaniste met au point une fleur génétiquement modifiée, capable de produire un parfum rendant les êtres humains heureux à condition de recevoir de leur part tout le soin et l’attention nécessaires à leur épanouissement. Mais une succession d’évènements étranges l’incite à penser que le pollen libéré par la plante peut avoir des effets secondaires ennuyeux sur le cerveau humain. Le comportement de ceux qui l’inhalent semble changer imperceptiblement, comme s’ils étaient soudain dénués d’empathie envers leurs congénères, mais aux petits soins pour la fleur en question.
La scientifique constate surtout ce changement sur son fils de douze ans. Consciente de délaisser le garçon pour son travail, elle avait cherché à se faire pardonner en lui offrant un spécimen de la plante. Quelques jours plus tard, l’enfant est plus distant, plus secret, et commence à manifester d’autres envies, comme celle de partir s’installer avec son père. La paranoïa monte peu à peu, sans que l’on sache jamais si on assiste réellement à une invasion silencieuse, fomentée par une plante OGM intelligente et manipulatrice, ou à l’imagination d’une femme surmenée, partagée entre la nécessité de s’imposer professionnellement et la culpabilité de ne pas s’occuper correctement de son fils.
Ce refus d’expliciter l’intrigue est la principale force du récit de Jessica Haussner. Il permet à la cinéaste de déstabiliser le spectateur, qui ne peut compter que sur son propre ressenti pour déterminer si le personnage principal est sain d’esprit ou perturbé mentalement, et de faire monter la tension avec trois fois rien – une musique stridente, un travelling avant sur la fleur, un éclairage feutré…
On peut tout à fait se contenter de ce dispositif et apprécier le film en l’état, pour son ambiance anxiogène et son côté psychanalytique. Mais on peut aussi trouver regrettable que la cinéaste ne cherche pas à en faire une oeuvre plus ample, plus politique.
Avec cette trame narrative, Jessica Haussner aurait pu faire de son film une réflexion sur la montée des mouvements fascistes, la culture de la peur, qui sert à appuyer des politiques répressives, la peur de ce qui est étranger. Elle se contente de rester sur le terrain de l’intime et, faute d’enjeux et de rythme, Little Joe finit par ennuyer plutôt que terrifier ou fasciner le spectateur…
Si Joe, le fils de la botaniste, peut légitimement se sentir délaissé par sa maman, que dire du petit Danny, livré à lui même dans les couloirs d’un hôtel quasi-désert, avec pour seule compagnie deux jumelles assez flippantes, pendant que Papa rédige des pages et des pages de son roman ?!?. Vous l’aurez compris, on parle de The Shining, l’adaptation du roman éponyme de Stephen King. Comme avec 2001 l’an passé, le Festival a choisi de proposer aux spectateurs la projection spéciale d’un film de Stanley Kubrick, dans l’écrin de la salle Debussy. Comme la plupart des séances Cannes Classics, cette initiative permet aux jeunes cinéphiles de découvrir ou redécouvrir des chefs d’oeuvres sur grand écran, dans les meilleures conditions possibles. Evidemment, cela n’est valable que pendant la séance. Parce qu’après avoir vu ce film terrifiant, certains ont probablement fait quelques cauchemars…
Des fils, on passe au FIS, le Front Islamique du Salut, le mouvement politique intégriste et ses ramifications armées, qui ont semé la terreur en Algérie au début des années 1990, et aux filles, premières victimes des dogmes religieux imposés par les fanatiques.
Papicha, le premier long-métrage de Mounia Meddour suit le personnage de Nedjma (Lyna Khoudri), une étudiante algéroise qui rêve de devenir styliste. Ses créations ont un certain succès dans les coulisses des night-clubs où elle et ses copines étudiantes passent parfois la nuit. Certains de ses concitoyens n’ont pas vraiment la même conception de la mode et essaient d’imposer à toutes les femmes la même tenue, une robe longue, pour ne pas dire couvrante, très couvrante…
Jeune et rebelle, Nedjma décide de résister à cette poussée d’obscurantisme. Elle se met en tête d’organiser un défilé de mode à l’intérieur de la cité universitaire, en détournant les vêtements religieux traditionnels pour en faire des robes de soirées élégantes et sexy. Mais elle réalise que les idées rétrogrades gagnent peu à peu toutes les strates de la population. Au début, on ne trouvait que quelques affichettes incitant les « sœurs » à porter “le voile plutôt que le linceul”. Désormais, ce sont des murs entiers recouverts d’affiches. Les agressions verbales sans conséquence de quelques fous de Dieu laissent place à des attentats et des exécutions sommaires. Et dans l’entourage immédiat des jeunes femmes, les masques tombent.
L’intérêt principal du film est de montrer comment se développe la gangrène islamiste, comment les idées se propagent parmi la population, sous l’effet de la peur ou d’une attirance malsaine pour le pouvoir procuré par ces dogmes absurdes. On peut aisément faire le parallèle avec les mécanismes de recrutement de Daesh dans les villes de banlieue européennes.
Mais Papicha est avant tout un appel à la jeunesse algérienne, une invitation à se regrouper, à unir les énergies pour imaginer ensemble l’avenir du pays, en s’affranchissant d’un régime sclérosé, mais en empêchant les idées obscurantistes de refaire surface.
Le film de Mounia Meddour séduit par ses ruptures de ton, mais aussi par la grâce de ses jeunes interprètes, toutes formidables.
A demain pour la suite de ces chroniques cannoises.