Loveless - 3Le film s’ouvre sur un paysage boisé, au coeur de l’hiver russe. L’image a quelque chose d’apaisant, faisant de cet endroit une sorte de havre de paix, une poche de résistance naturelle au milieu d’un océan de bitume. Autour, on voit en effet de nombreux bâtiments en béton, cages de verre et d’acier abritant des êtres à la dérive.  Mais à y regarder de plus près, le plan a quelque chose de funèbre. Dans ce paysage hivernal, les arbres ressemblent à des créatures suppliciées, tordues de douleur, déracinées.

Ils ressemblent un peu au jeune Aliocha, un gamin du quartier qui aime s’y évader pour échapper à son quotidien sordide. Ses parents, en instance de divorce, n’en finissent plus de se déchirer. Ils n’attendent que de réussir à vendre l’appartement pour se séparer définitivement. Et aucun des deux ne se bat pour avoir la garde de l’enfant. Au contraire, ils essaient de se débarrasser de ce fardeau. Le père, Boris (Alexey Rozin), a fait tomber enceinte sa nouvelle conquête et ne veut pas s’encombrer du fruit de sa première union. La mère, Zhenia (Mariana Spivak), ne cache pas qu’elle n’a jamais aimé cet enfant, qu’elle a toujours considéré comme un fardeau. Elle refuse de s’en occuper. Quant aux grands-parents du gamin, ils refusent catégoriquement cette charge, estimant que c’est à ses parents d’assumer leurs erreurs. Qu’à cela ne tienne, il devra aller en pension. “De toute façon, ça le préparera pour l’armée”, ajoute la mère, cynique. Mais évidemment, aucun des deux n’a le courage d’aller annoncer cela au gamin. En même temps, c’est inutile, puisqu’il entend tout depuis sa chambre et encaisse silencieusement le choc, tout en pleurant toutes les larmes de son corps.

Les jours qui suivent, ils ne s’occupent pas plus de leur enfant, sourds à sa souffrance et à son mal-être. Quand ils ne se disputent pas, ils passent leur temps les yeux rivés à leurs smartphones ou partent vivre égoïstement leurs nouvelles histoires d’amour, chacun de leur côté, laissant Aliocha livré à lui-même. Et finalement, ils ne réalisent que trop tard que l’enfant a disparu.
Aliocha a quitté le domicile familial et n’est pas revenu. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’ils commencent à s’inquiéter pour lui, voire à éprouver un peu de culpabilité, non sans avoir accusé au préalable l’autre de négligence. Hélas, ils ne trouvent pas vraiment d’appui auprès de la police, qui pense, vu la situation du couple, à une banale fugue. Une association accepte de les aider à chercher l’enfant en attendant que la police prenne le relais. Mais les recherches piétinent et l’arrivée d’une nouvelle vague de froid diminue chaque jour un peu plus les chances de retrouver l’enfant sain et sauf…

Ce qui commençait comme la description d’un couple en plein délitement se transforme alors en une sorte de longue quête ayant pour enjeu de retrouver le disparu, un suspense reposant essentiellement sur ce qui a bien pu arriver à Aliocha. Où peut-il bien se cacher? Est-il hébergé par un camarade de classe? A-t-il rejoint sa grand-mère, malgré les réticences de cette dernière à l’accueillir chez elle? Se dissimule-t-il dans l’école? Dans le petit parc à côté de son domicile? A-t-il vraiment fugué ou a-t-il eu un accident? Pire, a-t-il été enlevé par un inconnu?
Le cinéaste aborde cette disparition sous tous les angles, multipliant les fausses pistes et les espoirs déçus jusqu’à son dénouement, glaçant. Mais Faute d’amour n’est certainement pas la simple reconstitution d’un fait divers. A la rigueur, on peut le voir comme un drame moral d’inspiration dostoïevskienne, à l’instar de Elena ou du Bannissement, une fable dans laquelle Boris et Zhenia comprennent, un peu tard, leurs erreurs et leur manque d’implication parentale. Mais le véritable sujet du film est ailleurs. Comme toujours chez Zviaguintsev, le scénario n’est que prétexte à une virulente critique de la société russe, perdue entre un passé communiste encore très présent et une modernité “occidentale”, ultra-libérale qui pousse les êtres vers plus d’égoïsme et de repli sur soi.  Ce n’est pas un hasard si le scénario se déroule en décembre 2012, juste avant la fin des temps prévue par le calendrier Maya. L’apocalypse promise n’a pas eu lieu, cette période a peut-être marqué la fin d’un monde, à défaut de fin du monde. A cette période, Vladimir Poutine a, par un tour de passe-passe politique, repris la présidence de la Fédération Russe et orchestré définitivement le virage libéral du pays, avec des conséquences tant sur le plan géopolitique (la crise en Ukraine et en Crimée) que sur le plan économique (la crise financière de 2014).

Ce nouveau monde, Zviaguintsev ne semble pas vraiment l’apprécier. Il le contemple froidement, implacablement, montrant des personnages obsédés par la réussite, par leur image, par le besoin de posséder. Boris craint que son divorce ne lui coûte son travail, très bien rémunéré, car son patron, très orthodoxe a pour politique de n’engager que des personnes mariées avec enfants. Sa nouvelle petite amie veut l’avoir pour elle seule et lui fait une sorte de chantage affectif. Zhenia dilapide l’argent du ménage dans des soins esthétiques et passe son temps à faire des selfies, quand elle n’essaie pas d’ensorceler son nouveau compagnon, un pauvre type amoureux qu’elle pourra mettre à sa botte. La grand-mère d’Aliocha, dépitée de n’avoir pu contrôler la vie de sa fille, décide de rompre tout contact avec sa famille…
Tous ces personnages sont égocentriques, avides de contrôle et de pouvoir sur les autres. Le passage du communisme au capitalisme les a désinhibés. Ils en oublient tout sens du collectif, de la famille, ainsi que leurs responsabilités élémentaires. Ils ne se rendent pas compte qu’ils sont en train de perdre pied, rongés par leur individualisme et leur confort petit-bourgeois.

En parfait disciple d’Antonioni, le cinéaste se délecte à montrer l’incommunicabilité de ses personnages, pourtant hyper-connectés, tellement absorbés par leurs téléphones mobiles qu’ils ne se parlent plus, sinon pour se hurler dessus, tellement entourés d’informations qu’ils ne réagissent plus aux plus horribles d’entre elles, devenues banales, partie intégrante du quotidien.
Bien sûr, ils finiront par être rattrapés par leurs erreurs, leurs comportements erratiques, mais le dénouement, glaçant, laisse à penser qu’ils n’ont pas vraiment changé, et que le pire est peut-être à venir.

Formellement très maîtrisée, portée par des acteurs impeccables, Faute d’amour est une oeuvre forte, subtile et bouleversante. Si le côté austère de la mise en scène et l’âpreté du sujet n’ont pas rebuté les membres du jury, on pourrait bien la retrouver au palmarès. C’est tout ce que l’on souhaite à Andreï Zviaguintsev, qui construit, de film en film, une oeuvre importante et s’impose comme l’un des nouveaux maîtres du 7ème Art mondial.

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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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