Aujourd’hui, ce fut la journée de la barbe sur la Croisette.
Tout d’abord celle de Borgman, le vagabond squatteur, damné de la terre qui vient tourmenter une famille de bourgeois dans le nouveau film d’Alex Van Warmerdam. Le personnage, incarné avec malice par Jan Bijvoet, nous a envoûtés. L’oeuvre, à l’humour noir irrésistible, nous a enthousiasmés.
(Lire notre critique)
Puis celle de Llewyn Davis, le héros du nouveau film des frères Coen, joué par Oscar Isaac. Un chanteur de folk des années 1970, à Greenwich Village, qui passe son temps à courir après quelque chose. Après son agent, après un producteur, après une relation stable ou un endroit ou pouvoir passer la nuit, après un chat facétieux qui essaie de lui fausser compagnie à la première occasion, après le succès ou après sa vie, tout simplement…
Lui aussi, on l’aime beaucoup. Inside Llewyn Davis n’est peut-être pas le film le plus remarquable de la carrière des frères Coen, mais il s’agit quand même d’un bel objet cinématographique, porté par une bande-son épatante et baigné dans une belle atmosphère, à la lisière du fantastique. (Lire notre critique)
Les “barbus” et leur régime intégriste, c’est ce qu’essaient de fuir les migrants iraniens de L’Escale, le documentaire poignant de Kaveh Bakhtiari, présenté à la Quinzaine des réalisateurs. Tous ont envie de démarrer une nouvelle vie dans un pays européen, plus prospère et plus démocratique. Mais pour le moment, ils sont bloqués en Grèce, où ils vivent dans la clandestinité, partageant un minuscule appartement. Ils s’entraident et se soutiennent mutuellement en attendant que les autorités leur accordent le statut de réfugiés politiques. Certains n’ont pas cette patience. Ils préfèrent tenter leur chance en se faisant établir de faux papiers ou en sollicitant des passeurs capables de leur faire passer les frontières, en direction de la Suisse, de l’Allemagne ou de la France. Et d’autres renoncent carrément et retournent au pays, ruinés et dans la peur de représailles du régime.
Le cinéaste, cousin d’un de ces migrants, filme leur quotidien, leur combat pour faire valoir leurs droits et pour ouvrir les yeux des autorités européennes sur leur sort. Cette oeuvre, intense et révoltante, nous a touchés par son humanisme, sa grande pudeur et sa façon de porter haut l’étendard de la Liberté.
”La barbe!”, c’est aussi ce que disaient certains festivaliers à la sortie de Death march, le film du philippin Adolfo Alix Jr, présenté à Un Certain regard. Apparemment, tout le monde n’a pas été convaincu par cette reconstitution en noir & blanc de la marche de la mort de Bataan, un des crimes de guerre commis par les soldats japonais pendant la 2ème Guerre Mondiale…
Mais l’accueil le moins enthousiaste du jour a été réservé au nouveau film de Serge Bozon, Tip top, présenté dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs.
Les festivaliers, dans leur immense majorité, semblent justement ne pas l’avoir trouvé tip-top… Humour stupide, acteurs en roue libre, scénario poussif, les motifs d’insatisfaction étaient nombreux. Du coup, cela nous a refroidis et nous avons préféré faire l’impasse sur ce film…
Nous avons aussi fait l’impasse sur Le Dernier des injustes, le documentaire de Claude Lanzmann sur Benjamin Murmelstein, le seul responsable du Conseil Juif qui a survécu à la seconde guerre mondiale. Plus pour des raisons de planning, car le film dure près de quatre heures. Mais apparemment, quatre heures d’intelligence et d’émotion, pour ceux qui ont tenté l’expérience.
Nous aurions pu regretter notre choix si, à la place, nous n’avions pas vu L’Image manquante de Rithy Panh. Un chef d’oeuvre, tout simplement…
Le cinéaste cambodgien, poursuit ici son travail cinématographique sur le génocide perpétré par les Khmers rouges, en s’intéressant à tout ce que les films de propagande de l’époque ont occulté. Le point de départ du film est un constat amer. Il y a peu d’images attestant des atrocités commises par les soldats Khmers. Alors, il décide de les reconstituer, à partir de ses propres souvenirs d’enfance. Mais, pour cela, plutôt que de diriger des comédiens, il fait le choix d’utiliser des figurines en bois sculptées. Il reconstitue des scènes entières, moments joyeux de l’ancien temps, avant la dictature, et moments plus douloureux, plus funèbres, après que les Khmers aient pris le pouvoir.
Au début, on se dit que le procédé va s’essouffler, que Rithy Panh ne va pas pouvoir tenir 1h30 juste avec ses figurines en bois, que l’on risque de s’ennuyer. Mais très vite, on est fasciné par ces personnages inanimés, mais hautement expressifs et vivants, on est happé par le récit, par la voix-off qui nous raconte l’atroce réalité du génocide Khmer, par la mise à nue bouleversante du cinéaste qui raconte son histoire, celle de son père, de sa mère et des autres membres de sa famille, assassinés par les sbires de Pol Pot.
Difficile d’exprimer les émotions véhiculées par ce film magnifique, pièce maîtresse de l’oeuvre du cinéaste. C’est sans doute l’un des films les plus forts, les plus poignants, sur cette période sombre de l’histoire du Cambodge. Et c’est assurément une des plus belles preuves de l’utilité du cinéma, art capable de figer les archives pour l’éternité et de recréer les images manquantes…
On ne peut que remercier Thierry Frémaux d’avoir sélectionné ce film et de lui avoir permis de bénéficier de l’exposition médiatique offerte par le festival.
A chaque édition, on attend fébrilement LE film qui va nous bouleverser, nous émerveiller, nous enthousiasmer au-delà du raisonnable. Parfois en vain… Ce ne sera pas le cas cette année. Nous sommes conscients d’avoir vu l’un des plus beaux films de ce cru 2013 et cela suffit amplement à notre bonheur.
Parmi les autres films présentés ce dimanche, nous avons entendu beaucoup de bien de The Lunchbox, film indien de Ritesh Batra, à la Semaine de la Critique et des avis plus partagés pour le film noir de David Lowery, Ain’t them bodies saint, dans la même section.
A la Quinzaine des Réalisateurs, les échos de Ilo Ilo, le film d’Anthony Chen sont tout aussi mitigés.
Sinon, nous n’avons pas eu le courage d’assister à la deuxième séance de minuit du festival, le Blind Detective de Johnnie To. Après les émotions du jour, nous avons préféré récupérer un peu avant la suite des festivités.
A demain, donc, pour la suite de nos aventures cannoises…