Après des débuts remarqués dans le cinéma d’animation – les excellents Les Triplettes de Belleville et L’Illusionniste – , Sylvain Chomet a décidé, pour son troisième long-métrage, de s’essayer à la fiction en prises de vue réelles, mais en essayant de garder ce qui fait sa griffe : pour la forme, une ambiance délicieusement désuète, un visuel soigné et une bande-son “rétro”; pour le fond, des thématiques graves abordées avec subtilité, humour et poésie.
Attila Marcel est axé autour du personnage de Paul (Guillaume Gouix), un trentenaire enfermé dans une existence monotone, faite de danse, de piano et de chouquettes. A l’âge de deux ans, le garçon a été témoin de la mort de ses parents et en est ressorti traumatisé. Depuis, il n’a jamais prononcé un mot et s’est replié sur lui-même. Ce sont ses tantes, Anna et Annie (Hélène Vincent et la regrettée Bernadette Lafont), deux vieilles filles revêches, qui ont assuré son éducation. Elles l’ont notamment poussé à pratiquer le piano avec assiduité, dans l’espoir de le voir devenir un jour un grand musicien.
Chaque jour, le rituel est immuable. Le garçon fait ses gammes dans le salon, une pièce sombre et austère. Puis ses tantes l’emmènent à la boulangerie acheter les chouquettes qu’il pourra dévorer l’après-midi, au cours des longs et fastidieux cours de danse de salon dispensés par ses tantes, qu’il accompagne au piano. n’est pas très bavard. Normal, il est devenu muet après avoir assisté, à la mort de ses parents,deux vieilles filles revêches.
Parfois, petite bouffée d’oxygène, il a droit à une promenade au parc, avant de rentrer dîner avec ses tantes et leurs invités, tout aussi coincés qu’elles, aux noms aussi improbables que Chassepot de Pissy ou Pineton de Chambrun…
Paul se rend compte qu’il étouffe, mais il n’arrive pas à se sortir de cette vie médiocre, plombé par le poids de son trauma d’enfance.
Mais un jour, par hasard, il pénètre chez sa voisine du dessous, Madame Proust, une femme excentrique qui possède le don de faire ressurgir chez les gens leurs souvenirs les plus profondément enfouis, grâce à la combinaison d’un morceau de musique, d’une tisane aux herbes aux effets secondaires assez particuliers et.. d’une madeleine, référence littéraire oblige (1).
En passant de la chouquette à la madeleine, Paul peut revoir le visage gracieux de sa mère (Fanny Touron), se remémorer les berceuses qu’elle lui chantait. Il peut aussi revoir celui de son père, Attila Marcel (Guillaume Gouix, bis), un catcheur dont les grimaces et les cris le terrifiaient.
Au fil des séances, Paul se souvient de choses heureuses ou moins agréables, progressant inéluctablement vers ce lieu de sa mémoire où se trouve son souvenir le plus difficile, qui constitue aussi la clé de sa liberté.
Il s’agit évidemment d’une oeuvre qui traite de psychanalyse et de la façon dont les blessures de l’enfance influent sur le caractère des individus. Mais pas seulement. Car à y regarder de plus près, les thèmes principaux de l’oeuvre sont ceux du deuil, de la perte, de l’absence.
En effet, la plupart des personnages sont tracassés par la perte de quelque chose ou quelqu’un, ou bien à une perte programmée, et ils doivent essayer de se battre pour aller de l’avant et positiver, pour faire triompher la vie plutôt que la mort.
Anna et Annie ont perdu leur soeur et leur beau-frère, et elles ont peur de perdre Paul, qui s’apprête logiquement à vivre sa propre vie. Gégé (Vincent Deniard), l’ami d’Attila, supporte lui aussi le poids du deuil, qui l’a plongé dans une grave dépression, au point de lui faire perdre son travail, son toit, son envie de vivre. Monsieur Coehlo (Luis Régo), l’accordeur de piano, est veuf et a perdu la vue. Paul est orphelin et a perdu la voix et le chien de Madame Proust, en fin de vie, a perdu l’ouïe. Un arbre centenaire est mourant, des animaux de compagnie sont empaillés par un médecin généraliste qui veut devenir taxidermiste, le piano de Paul, démesuré, ressemble à un corbillard… Les symboles de mort ne manquent pas.
La seule perte à peu près “joyeuse” du film revient à la jeune Michelle (Kea Kaing), une violoncelliste amoureuse de Paul puisqu’elle est préoccupée par la perte de… sa virginité.
Car si le film est truffé de symbole de deuil, de mort et d’absence, c’est pour mieux célébrer la vie et ses petits bonheurs. Sylvain Chomet nous entraîne dans son univers coloré, tendrement nostalgique et truffé de beaux moments de cinéma. Sous son oeil malicieux, même une scène de bagarre – une dispute conjugale sous forme de match de catch – se transforme en ballet sensuel, où la grâce finit par l’emporter. Superbe séquence, à l’image de l’ensemble de l’oeuvre.
Le cinéaste nous avait déjà épatés avec La Vieille dame et les pigeons, son court-métrage multi-primé. Puis ses Triplettes de Belleville nous avaient enchantés, comme elles avaient fait swinguer le public du festival de Cannes. Et on avait adoré son Illusionniste qui faisait renaître la magie du cinéma de Jacques Tati. Ce troisième long-métrage ne fait que confirmer tout le bien que l’on pensait de cet auteur singulier.
En plus d’être un scénariste inventif et un brillant faiseur d’images, Sylvain Chomet se révèle également très à l’aise dans la direction d’acteurs.
Certes, il s’est simplifié la tâche en choisissant des comédiens expérimentés, comme Hélène Vincent, Bernadette Lafont, Luis Régo et Jean-Claude Dreyfus, mais encore fallait-il réussir à exploiter au mieux leurs capacités. Guillaume Gouix est très bien dans ce double rôle – le réservé Paul et le bouillonnant Attila Marcel – et sa compagne à la ville, Fanny Touron, est une belle révélation. Mais Anne Le Ny leur vole presque la vedette, impériale dans la peau de Madame Proust, cette mère de substitution bouddhiste/écolo qui cultive son potager tout en jouant de l’ukulélé. Elle aussi n’a pas attendu de prouver son talent, en s’imposant notamment comme un des seconds rôles qui comptent dans le paysage cinématographique français, mais elle trouve là l’un des plus beaux rôles de sa carrière et est particulièrement mise en valeur par la caméra de Sylvain Chomet.
Le seul point faible, très relatif, concerne la mise en scène à proprement parler, assez simple. On aurait aimé que l’inventivité dont faisait preuve le réalisateur dans ses films d’animation se retrouve aussi dans les mouvements de caméra de ce film en prises de vues réelles. Mais ce manque s’avère heureusement mineur et n’empêche pas le charme d’agir, ni l’émotion d’affleurer.
Le seul problème, c’est qu’on ne pourra plus manger de madeleines – ou de chouquettes – sans repenser à Attila Marcel. C’est malin… Ah! Intoxiqué aux biscuits et au cinéma, voilà un cas désespéré que seul un médecin-taxidermiste pourra traiter, sûrement par injection d’une nouvelle dose de Sylvain Chomet. A quand le suivant? (2)
(1) : Pour les non-initiés, s’il y en a, il s’agit d’une référence à un passage célèbre de “” de l’écrivain Marcel Proust, où une simple madeleine, par sa saveur et son goût, réveille chez le personnage principal de délicieux souvenirs d’enfances
(2) : Le cinéaste a plein de projets en tête. Au cinéma, il aimerait réaliser un hommage au western, avec les mêmes acteurs. Et sur scène, il voudrait monter un spectacle dérivé des Triplettes de Belleville. Pas une adaptation du film, mais un prolongement.
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Attila Marcel Attila Marcel Réalisateur : Sylvain Chomet |
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photos : © Pathé Distribution