En seulement trois films, Abdellatif Kechiche s’est imposé comme l’un des meilleurs cinéastes français. Ses oeuvres, qui traitent de problèmes très contemporains avec beaucoup de finesse et de conviction, ont jusque-là réussi la gageure de séduire à la fois la critique et le grand public. Pour preuve son dernier film, La Graine et le mulet, auréolé de quatre César, d’une pluie de louanges journalistiques et d’un joli succès populaire pour un film art & essai…
Il n’est cependant pas certain que son nouveau film, Vénus noire, suscite la même adhésion. Et pour cause : il s’agit d’une oeuvre assez austère, froide – glaçante, même – et dérangeante.
Impossible, à moins d’être particulièrement tordu, d’éprouver du plaisir à la description longue et exhaustive des humiliations et des outrages subis par Saartjie Baartman, connue le nom de la “Vénus Hottentote”.
En effet, Abdellatif Kechiche s’attache ici à retracer la vie et la mort de cette femme sud-africaine, symbole malgré elle de l’attitude de certains blancs européens du XIXème siècle – et d’aujourd’hui encore, hélas – à l’égard des peuples noirs africains, jugés comme des “races inférieures”.
Saartjie Baartman est née aux alentours de 1789 dans une famille du peuple Khoïkhoï, et, rapidement orpheline, elle a été prise comme “domestique” – terme policé pour dire “esclave” – au service d’un fermier afrikaaner, Hendrick Caezar (Joué par André Jacobs).
Son physique particulier, marqué par une stéatopygie (1) et la présence d’un “tablier hottentote” (2) donne au fermier et à l’un de ses amis l’idée d’exhiber la jeune femme en Europe, tel un monstre de foire, et d’en tirer profit financièrement.
Ils font miroiter à Saartjie fortune et affranchissement de sa condition d’esclave. Elle accepte évidemment de les suivre et de se prêter à ces représentations dégradantes où on la tient en cage ou enchaînée, comme un animal féroce ou une sauvage primitive…
A partir de 1810, elle est ainsi montrée au public londonien qui, terrorisé au début, s’enhardit ensuite de plus en plus en l’invectivant, la touchant, la pinçant et la frappant…
Sous la pression d’un groupe de militants pour l’abolition de l’esclavage et la promotion de la dignité humaine, Caezar décide de partir pour la France avec sa “protégée”. Il s’associe avec un montreur d’ours, Réaux (Olivier Gourmet).
Le spectacle évolue un peu. Saartjie a l’occasion de montrer qu’elle n’est pas aussi sauvage que ne le pensent les spectateurs. Mais elle doit aussi subir au passage de nouvelles humiliations de la part de Réaux, son nouveau “dompteur” et de sa partenaire, Jeanne (Elina Löwensohn)…
A partir de là, la descente aux enfers de la jeune femme s’accélère…
Caezar, lassé de la rébellion de Saartjie et conscient qu’il ne pourra plus rien tirer d’elle, la vend à Réaux, qui peut dès lors laisser libre cours à sa perversité et orienter le numéro scénique vers davantage d’érotisme et de libertinage.
Mais les bourgeois parisiens se désintéressent bien vite de ce spectacle exotique. Saartjie passe les derniers mois de sa vie à se prostituer, toujours sous la tutelle de Réaux. Elle décède le 29 décembre 1815, probablement de variole ou de syphilis.
Mais son calvaire continue, post-mortem.
Vivante elle est passée du stade d’esclave au stade d’être humain primitif, de monstre de foire puis d’animal sauvage, avant d’être transformée en objet sexuel.
Décédée, Réaux a vendu sa dépouille au zoologue Georges Cuvier (François Marthouret), qui l’a définitivement privée de sa dignité. Il l’a disséquée, a exposé ses organes – notamment ses organes génitaux, qu’elle refusait de montrer en public – au Muséum d’histoire naturelle, et s’est servi de sa dépouille pour illustrer un exposé ignoble sur la hiérarchie des races, qui sert de préambule au film de Kechiche.
En gros, la vénus Hottentote est présentée comme l’espèce humaine la plus proche de l’orang-outang, la forme humaine la moins évoluée…
Un comble quand on pense que la jeune femme parlait, outre son dialecte khoïsan, le hollandais, l’anglais et un peu le français, qu’elle avait l’oreille musicale parfaite et pouvait jouer d’un instrument aussi bien que des musiciens français ou anglais…
Pour que soit finalement totalement niée son appartenance à l’espèce humaine, elle n’a même pas eu droit à une sépulture décente. Ses ossements, son cerveau et ses organes ont été exposés pendant près de deux siècles au Muséum – jusqu’en 1974 -, et ce n’est qu’en 2002, après maintes négociations et controverses, que le gouvernement français a consenti à restituer le corps de Saartjie Baartman à son pays d’origine, où elle a enfin pu être enterrée dignement et retrouver cette humanité que l’on a si longtemps bafouée…
Toutes les personnes qu’elle a croisées, ont cherché, à des degrés divers, à l’exploiter, à profiter de ce qu’elle représentait.
C’est le cas de Caezar ou de Réaux, qui, avec leur fausse bienveillance et leurs beaux discours sur l’esclave affranchie pouvant devenir une artiste reconnue en Europe, ne cherchaient en fait qu’à obtenir gloire et richesses en exhibant cette femmes aux rondeurs exotiques.
C’est aussi le cas des scientifiques qui l’ont examiné froidement, cliniquement, sans s’intéresser à sa personnalité, son histoire, son parcours. Tout ça pour émettre des thèses racistes profondément absurdes et accroître un peu plus leur prestige personnel, au mépris total de la vie de cet être humain.
Mais c’est aussi le cas de ce journaliste flairant l’article à sensation, réécrivant à sa manière l’histoire de la jeune femme en en faisant une princesse, certes, mais en occultant ce qui constituent les événements les plus importants de sa vie…
C’est même le cas des anglais qui ont essayé de faire interdire le spectacle de Caezar en déposant une plainte contre lui pour esclavagisme. Bien sûr, ils ont fait cela en partie pour le bien-être de Saartjie, mais aussi et surtout pour en faire un exemple au service de leur cause. Cela aurait pu être cette femme-là ou une autre, cela aurait été la même chose. Ils ne s’intéressaient pas vraiment à elle, ne lui ont pas demandé son avis sur l’utilité de ce procès.
C’est peut-être pour cela qu’elle a pris le parti de Caezar. Elle a affirmé participer de son plein gré à ce spectacle, insistant sur le fait qu’elle était une artiste.
Il y a du vrai dans ces propos. La Vénus noire était effectivement une artiste accomplie, capable de jouer ce personnage de femme primitive, mais aussi de chanter, de danser, de jouer de la musique…
Même si elle aurait évidemment voulu jouer autre chose que ce rôle indigne, elle a préféré être définie comme une artiste plutôt que comme une victime, comme une femme libre plutôt que comme une esclave. Par fierté, par opposition au regard empreint de misérabilisme de ces hommes se présentant comme des sauveurs, mais espérant aussi glaner de cette action judiciaire une gloire personnelle.
D’ailleurs, la conclusion du juge, au moment de prononcer le non-lieu, est assez édifiante : “Que soit notée la grandeur de ce pays où même une hottentote peut défendre ses intérêts…”. Le bonhomme était sincèrement persuadé d’avoir fait preuve de grandeur en laissant cette “sauvage” s’exprimer !
Tout est question de regard dans ce film.
Du regard que les protagonistes portent sur Saartjie Baartman en tant que curiosité ethnique, victime, sujet d’étude scientifique ou symbole du racisme et de l’intolérance crasse des blancs européens…
Du regard de l’actrice cubaine Yahima Torres, plein de force et de colère contenue, de pudeur et de dignité, de rêves et d’espoirs, malgré tout. Dire qu’Abdellatif Kechiche est un immense directeurs d’acteurs est un doux euphémisme. Après avoir imposé Aure Atika comme une véritable actrice dramatique, révélé Sara Forestier, Sabrina Ouazani et Hafsia Herzi, voilà qu’il nous découvre une nouvelle perle rare au jeu intense, tout en silence éloquent et en intériorité bouillonnante…
Du regard du spectateur, enfin, qui, grâce à l’interprète principale, les choix de mise en scène, les cadrages, est contraint de s’identifier à Saartjie et de subir le même calvaire qu’elle, mais qui se retrouve aussi dans une situation de voyeur, comme ce public qui venait découvrir, chaque soir, la Vénus Hottentote dans son numéro de monstre de foire…
On se retrouve donc tour à tour victimes et spectateurs impuissants, secoués, violentés, révoltés, fascinés, constamment obligés de réfléchir aux émotions contradictoires qui nous assaillent. La situation est d’autant plus inconfortable que le cinéaste ne nous épargne rien des humiliations subies par cette femme.
Chaque scène est étirée jusqu’au malaise, et fait écho aux scènes précédentes. Toujours le même principe : Saartjie est exhibée, jetée en pâture au regard des autres, traitée comme une moins que rien, violée – oui, violée, physiquement et psychologiquement : par des attouchements dégradants, des claques, des insultes, des huées, des regards méprisants ou lubriques…
Pour supporter cette plongée au coeur de l’ignominie, on cherche un peu d’oxygène. Il est rare… Le cinéaste s’est interdit toute note humoristique – le sujet ne prête pas à rire – et toute émotion facile. Il a refusé le sensationnalisme et l’emphase mélodramatique. Certains le déploreront sans doute, jugeant le film trop aride, insupportablement dénué d’émotion. D’autres y verront même une certaine complaisance vis-à-vis des sévices infligés à cette femme…
Mais cette démarche était la seule moralement acceptable. Faire de la déchéance de Saartjie Baartman un spectacle mélodramatique serait revenu à l’exploiter une fois de plus à des fins douteuses, et à lui faire ainsi subir un nouvel outrage.
Autre parti-pris de mise en scène qui risque de faire grincer des dents, le choix de ne porter aucun jugement moralisateur sur les personnages, aussi bien sur Saartjie que sur ses bourreaux, et de respecter une certaine neutralité. Les personnages laissent peu éclater leurs sentiments, à l’exception d’une ou deux scènes très brèves, et restent opaques et ambigus de bout en bout.
Ceci est censé contraindre le spectateur à réagir, à exprimer son propre jugement sur les protagonistes et à réfléchir sur ses propres émotions. Comment aurait-il réagi à la place de Saartjie Baartman? A la place de Caezar et de Réaux? A la place des spectateurs de cet affligeant spectacle? Les réponses à ces questions en surprendraient probablement plus d’un…(3)
Les seuls moments où l’on peut reprendre son souffle sont ceux, rarissimes, où Saartjie Baartman a enfin l’occasion de s’exprimer vraiment :
Face au tribunal, où elle livre une petite partie de son histoire, de son passé en Afrique du Sud (4)…
Face au journaliste, quand elle craque et laisse échapper quelques larmes trahissant une sensibilité et une vulnérabilité qu’on ne lui connaissait pas. Elle reprend alors une identité propre. Elle n’est plus un martyr emblématique ou un phénomène de foire. Juste elle-même avec ses failles, ses fêlures, ses drames intimes, ses rêves brisés, ses espoirs restés au pays…
Lorsqu’elle chante ou joue de la musique, moments de grâce où elle parvient à captiver son auditoire non plus à l’aide de sa particularité physique et de son côté “exotique”, mais par la seule expression de son talent, de son âme…
C’est là toute la force de Vénus noire : redonner toute sa dignité à une femme dont toute la vie – et même au-delà – n’a été qu’humiliations, brimades et négation de son humanité…
Alors, oui, bien sûr, c’est difficilement supportable, éprouvant, choquant, âpre, mais il fallait bien cela pour réveiller nos consciences trop souvent endormies, pour titiller notre instinct de révolte, d’indignation, pour réfléchir en profondeur sur notre rapport à l’Autre, à la différence, à ce qui nous est étranger.
Des questions qui sont plus que jamais d’actualité…
Que l’on ne s’y trompe pas, même s’il est assez différent formellement de La Faute à Voltaire, L’esquive ou La Graine et le mulet, Vénus noire est un grand film humaniste, politique et engagé. Indispensable…
(1) : La stéatopygie est une augmentation du nombre de cellules adipeuses dans la région fessière. C’est une caractéristique génétique que l’on rencontre principalement chez certains peuples d’Afrique de l’Est. Même si cela fait l’objet de controverses, on pense que la stéatopygie était autrefois un signe de beauté et de fertilité et les Vénus paléolithiques en constitueraient la preuve manifeste.
(2) : le tablier hottentote est une particularité génitale de certaines femmes africaines, qui voit les petites lèvres particulièrement étirées. Ce serait à la fois une particularité générique provenant de la stéatopygie et la conséquence d’e déformations volontaires, pour répondre à des coutumes ancestrales. Dans les peuples concernés, la taille des petites lèvres est apparemment un élément de séduction primordial.
(3) : L’expérience que constitue la vision de ce film en salle est assez passionnante. L’observation des réactions du public est assez édifiante. Dans la salle dans laquelle j’ai vu le film, j’ai été surpris de voir des spectateurs sortir en nombre au moment de la scène du salon libertin. Pour ces gens, la vue d’un godemiché en ivoire serait donc plus choquante que les propos de Cuvier sur la ressemblance entre la vénus hottentote et un singe?
(4) : Le cinéaste avait prévu, après la scène introductive du Muséum d’histoire naturelle, de commencer le récit par la vie de Saartjie en Afrique du Sud, mais il a finalement renoncé. Pas assez de temps, pas assez de budget…
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Réalisateur : Abdellatif Kechiche
Avec : Yahima Torres, André Jacobs, Olivier Gourmet, François Marthouret, Elina Löwensohn, Jean-Christophe Bouvet
Origine : France
Genre : descente aux enfers
Durée : 2h44
Date de sortie France : 27/10/2010
Note pour ce film : ●●●●●●
contrepoint critique chez : Critikat
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