De quoi ça parle ?
D’une curieuse histoire d’amitié qui vire à la haine, sans raison valable, dans une petite île irlandaise.
Et, en filigrane, du conflit fratricide, tout aussi absurde, qui a déchiré le peuple irlandais, durant tout le XXème siècle.
Le récit se situe sur une île isolée au large de la côte ouest de l’Irlande, en 1923. Pádraic Súilleabháin (Colin Farrell) vient comme chaque jour frapper à la porte de Colm Doherty (Brendan Gleeson) pour qu’ils aillent ensemble se boire une pinte ou deux au pub local. Mais ce jour-là, son vieil ami ne lui répond pas. Il reste dans son coin, sans bouger, en détournant le regard. Il pense d’abord à une blague, mais Colm refuse encore et encore de lui adresser la parole et de s’asseoir à sa table. Alors il faut se rendre à l’évidence, il est vraiment fâché.
Padraic essaie de comprendre. Peut-être a-t-il dit quelque chose qui l’a blessé? Après quelques verres, il est vrai qu’il a parfois pu se montrer agressif avec certains clients ou tenir des propos qu’il a regrettés le lendemain, mais jamais avec celui qu’il considère comme son meilleur ami. Lorsqu’il retourne le voir pour lui présenter ses excuses, Colm lui explique qu’il n’est pas fâché contre lui, mais qu’il a juste décidé, de manière unilatérale, qu’ils n’étaient plus amis, et qu’il souhaite désormais que Padraic le laisse tranquille.
Cette situation est impossible à accepter pour Padraic. Colm n’est pas seulement son meilleur ami, c’est aussi son seul ami, si l’on excepte le jeune Dominic Kearney (Barry Keoghan), qui s’avère souvent un peu trop collant et enquiquinant. La vie insulaire n’offrant que peu de possibilités de connexions sociales, il ne peut se résigner à perdre cette connivence que les deux hommes ont entretenue pendant des années, surtout sans raison valable.
Mais chaque tentative d’essayer d’arranger les choses, directement ou indirectement, par l’intermédiaire du prêtre du village ou de la soeur de Padraic, Siobhán (Kerry Condon), vient encore envenimer les choses et faire, peu à peu, basculer la relation amicale vers une haine réciproque.
Pourquoi on aime ?
Avant de briller sur grand écran avec des films aussi réussis que Bons baisers de Bruges, 7 psychopathes et Three Billoboards, Martin McDonagh s’est illustré au théâtre avec différentes pièces, dont deux textes consacrés à son Irlande natale, “The Cripple of Inishmaan” et “The lieutenant of Inishmore” qu’il a écrites entre 1996 et 2001. Une pièce nommée “The Banshees of Inisherin” aurait dû les compléter pour former une trilogie, mais n’a jamais été publiée. C’est sans doute l’origine de ce nouveau long-métrage surprenant, qui évolue de bout en bout dans une tonalité douce-amère, entre légèreté et gravité.
Le film s’apparente plutôt à une comédie, dans sa forme, car les deux personnages sont assez attachants, et que leur dispute, sans motif valable, semble futile. Elle semble d’autant plus absurde que la petite île où ils vivent semblent totalement coupée des problèmes du monde. Elle est notamment épargnée – pour le moment du moins – par la guerre civile qui débute, à quelques kilomètres de là, sur l’île principale. Mais le film semble petit à petit être gagné par la noirceur, comme contaminé par un mal indicible, inconnu. La morosité altère l’habituelle jovialité des habitants, l’ambiance devient mélancolique, comme si toute l’île était victime d’une profonde dépression. Peut-être parce que le monde environnant va mal, justement, et que les explosions qui se font entendre au loin finissent par faire naître le malaise chez les insulaires.
L’irruption inattendue d’une forte tension dans la relation de deux vieux amis est aussi le présage des années difficiles qui s’annoncent pour leur île et leur pays. Et de la mort qui s’apprête à frapper la communauté. Le titre de l’oeuvre est évocateur. Une banshee, dans la mythologie celte, est une créature surnaturelle féminine qui est annonciatrice d’une mort imminente. Ici, un des personnage aux allures de vieille sorcière, qui suit avec une ostensible jubilation l’évolution des rapports entre Colm et Padraic, correspond assez bien à la description, et transforme le film en une oeuvre fantastique, funèbre et douloureuse.
The Banshees of Inisherin est une subtile allégorie des conflits qui ont meurtri l’Irlande pendant près d’un siècle : Une guerre d’indépendance pour s’émanciper du Royaume Britannique, puis une guerre civile opposant les factions indépendantistes, la partition de l’île en deux nations distinctes, les tensions communautaires entre catholiques et protestants,… Si aujourd’hui, la situation semble s’être apaisée, le spectre de la guerre civile hante encore l’île. Le moindre remous politique est scruté avec attention, pour faire en sorte que la situation ne dégénère pas. Récemment, le Brexit a induit de nouveaux questionnements. Le peuple nord-irlandais a voté, contrairement aux autres nations du Royaume-Uni, contre la sortie de l’Union Européenne. Ce choix a remis sur la table la question de l’indépendance irlandaise et de la réunification de l’Eire et de l’Irlande du Nord, portée par des partis politiques dominants en Irlande, avec la crainte de voir de nouvelles tensions apparaître.
Les personnages peuvent être vus comme les deux branches belligérantes de la guerre civile de 1923. Padraic est un bavard, qui est toujours dans le dialogue, l’échange, la négociation verbale. Il représente peut-être les indépendantistes partisans de Michael Collins, qui ont négocié un traité d’autonomie de l’Irlande avec les anglais, en échange d’un serment d’allégeance à la couronne britannique. Colm, lui, est un taiseux, qui n’arrive pas à exprimer ses sentiments avec des mots et peut recourir à la violence pour faire valoir son point de vue. Il évoque la faction révolutionnaire des indépendantistes, celle de l’IRA, qui veut gagner son autonomie par la force et le conflit. De la même façon, les deux hommes voient le futur de manière divergente. Padraic veut conserver la même routine immuable, faire en sorte que rien ne change. Colm, lui, veut évoluer, aller plus loin, et ne peut accepter cet immobilisme. Là encore, on peut y voir des similitudes entre les positions des deux clans indépendantistes, l’un partisan du respect des accords négociés et l’autre prônant une rupture totale avec l’Angleterre.
Au-delà de cela, Colm et Padraic symbolisent deux univers radicalement opposés, obligés de coexister sur le même bout de terrain. Ils ont des caractères opposés. L’un est bourru et taciturne, l’autre un type jovial. Colm aime la musique et compose des mélodies qu’il joue au violon lorsque le village entier se retrouve au pub, à la nuit tombée. Padraic, lui, ne comprend pas grand chose à la musique ou à la littérature. Son truc à lui, ce sont les animaux, à commencer par son âne, qu’il ne quitte pas d’un sabot. Le brave berger n’a aucune culture, contrairement à sa soeur Siobhán. Les deux hommes sont tellement dissemblables qu’on se demande comment ils ont pu être aussi proches, pendant des années. En même temps, on ressent, même quand la situation dégénère, le lien qui les unit, l’appartenance à une même communauté, un même esprit. Et surtout un mélange de compassion et de tendresse, caractéristique du genre humain.
En mettant de côté le contexte irlandais, le film de Martin McDonagh peut être vue comme une belle réflexion sur l’être humain et sur ses difficultés à évoluer en société, à concilier son désir d’indépendance absolue et son besoin d’évoluer en société pour se sentir exister.
Enfin, le film s’intéresse aussi à la création artistique. La raison de la brouille vient en partie du fait que Colm veut prendre de la hauteur pour pouvoir se consacrer à son art. Il pense que Padraic le tire vers le bas, avec ses conversations stériles et ennuyeuses, son manque de culture générale et ses fréquentes beuveries qui se terminent en bagarres générales. Il veut consacrer tout son temps à méditer, écrire, composer une mélodie capable de passer à la postérité – et qu’il a prévu d’appeler “The Banshees of Inisherin”. Et il est prêt à tout sacrifier pour atteindre son but. Mais cela pose une question essentielle : l’artiste peut-il se couper à ce point du monde qui l’entoure? Peut-il créer une oeuvre capable de toucher des spectateurs, auditeurs, lecteurs, sans être capable d’accepter l’autre avec ses défauts et ses faiblesses? Peut-il faire naître l’émotion en étant froid et insensible?
On ne pourra pas faire ces reproches à Martin McDonagh, qui construit tous ses scénarios en apportant beaucoup de soin aux personnages et aux relations qui les unissent. C’est encore le cas ici, et cela donne une nouvelle fois à Brendan Gleeson et Colin Farrell, le duo de Bons baisers de Bruges, l’opportunité de montrer toute l’étendue de leur talent. Mais Kerry Condom leur vole quasiment la vedette. L’actrice est épatante dans le rôle de Siobhán, la seule personne sensée de l’île, qui a compris que l’exode était peut-être la seule solution de se sortir de ce marasme et de ces conflits fratricides. Si la vieille sorcière est annonciatrice de lendemains difficiles, de deuil et de chagrins, le personnage de Siobhán est annonciateur de l’espoir d’un renouveau, d’une reconstruction sur des bases plus saines, plus apaisées. Acceptons-en l’augure.
Pronostics pour la palmarès ?
Martin McDonagh avait obtenu le prix du meilleur scénario pour Three Billboards. Il mériterait à nouveau un prix pour celui-ci, beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît.
Mais Brendan Gleeson, Colin Farrell et Kerry Condom sont des outsiders solides pour les prix d’interprétation masculin et féminin.
Ensuite, tout dépend du jury et de sa sensibilité. On ne misera pas une phalange sur la présence du film au palmarès de la Mostra de Venise 2022, mais le voir au palmarès n’aurait rien de scandaleux.
Contrepoints critiques
”Ce jeu du chat et de la souris entre ces deux personnages pour lesquels la discussion est une impasse reste cependant plutôt cryptique, on peine parfois à comprendre où le réalisateur veut nous mener. Néanmoins, ce n’est finalement pas ce qui importe le plus ici, disons plutôt que le long-métrage dispose d’autres atouts.”
(Damien Brodard – Cineman)
”En choisissant délibérément un humour très très noir, Martin McDonagh enchante par la profondeur de ses personnages, une approche sensible des êtres humains qui cherchent ici leur place.”
(Olivier Bachelard – Abus de Ciné)
Crédits photos : 20th Century Fox/The Walt Disney Company – images fournies par La Biennale Cinema 2022