Pendant longtemps, la seule possibilité d’accéder aux projections d’un festival de cinéma était de faire la queue pour entrer dans la salle ou pour obtenir un billet qui permette d’y avoir accès, selon la règle du “premier arrivé, premier servi”.
Pour les séances très demandées, cela nécessitait même d’arriver très longtemps en avance pour être certain d’obtenir un billet. On se souvient, par exemple, du curieux ballet nocturne cannois, quand les cinéphiles de la séance de minuit partaient se coucher, fourbus, et croisaient les courageux qui attendaient devant le Palais des festivals, à 2h du matin, l’ouverture de la billetterie, six heures plus tard… Cela nécessitait une bonne résistance physique pour tenir debout pendant des heures, supporter les variations climatiques parfois compliquées et les bousculades de la foule en mouvement. Mais l’attente était souvent récompensée. C’était aussi un moyen de discuter avec d’autres cinéphiles, se lancer dans des débats passionnés pour passer le temps, faire de belles rencontres, nouer des amitiés indéfectibles ou plus si affinités autres que le 7ème Art.
Puis, avec une menace terroriste de plus en plus forte, il a fallu structurer un peu les files d’attentes, les agrémenter de contrôles de sécurité pour vérifier si la pochette de 15cm par 10cm de cette aimable octogénaire ne dissimulait pas une bombe ou un bazooka de poche, ou si ma souris d’ordinateur n’était pas
un détonateur atomique (je revois la tête du vigile de la plage du Lido en train de scanner la bête, c’était assez hilarant. Mais lui ne semblait pas rigoler du tout…). Les files d’attente sont devenues moins conviviales.
Mais ce qui a eu raison d’elles, c’est finalement un petit machin microscopique, voire nanoscopique. Le coronavirus a tout chamboulé. Les organisateurs de festivals se sont dit qu’il n’était peut-être pas très malin de laisser des centaines de personnes s’agglutiner les unes aux autres en pleine pandémie de COVID-19 et ont donc mis en place des systèmes de réservation online qui permettaient de commander tous ses billets en quelques clics de la fameuse souris précitée, ou en utilisant son smartphone. Les places étant numérotées, plus besoin de faire la queue. Il suffisait de réserver et d’arriver juste avant la séance, sans stress.
En 2020, la Mostra a confié cette tâche à Boxol et, de mémoire, tout s’est très bien passé. Il était possible de réserver les films trois jours avant les séances, en une seule fois, avec des places libérées par catégorie au fur et à mesure. Le système a fonctionné correctement, hormis quelques bugs sans conséquence. Mais il est vrai que les spectateurs étaient un peu moins nombreux que d’ordinaire et que la programmation comptait moins de films.
En 2021, les organisateurs ont de nouveau fait confiance à Boxol, mais cette fois-ci, les règles du jeu ont changé. Il fallait réserver 3 jours et 2 heures avant chaque séance. En conséquence, pour réserver un film à 11h, trois jours plus tard, cela signifiait de se connecter à 9h, en plein pendant le film de 8h30! Quelle belle idée! Bien sûr, impossible de se connecter plus tard, puisque les billets partaient en moins de cinq minutes après ouverture du site. Donc un curieux ballet s’opérait dans la salle de projection : écrans allumés, personnes sortant de la salle pour passer commande en dérangeant toute une rangée de spectateurs. Et si par malheur le film de 8h30 était un gros film hollywoodien, la moindre tentative d’allumer un téléphone induisait illico un groupe de lasers pointés sur le coupable, avec menace de retrait de badge, de confiscation du smartphone ou d’envoi pour un séjour à Guantanamo tâter des méthodes musclées de la CIA…
On ne parle même pas des petites salles de projection où la séance était complète en moins de 5 secondes. Il fallait une bonne connexion internet et un doigt agile pour réserver avant les autres!
Bref, la Mostra 2021 a été vécue comme une épreuve par de nombreux festivaliers et certains ont décidé de renoncer tant qu’un système de réservation plus simple et plus équitable soit mis en place.
Si cela peut rassurer les organisateurs, la billetterie du Festival de Cannes 2022 a aussi connu quelques défaillances. Un même serveur pour des milliers d’accrédités, cela peut occasionner quelques problèmes d’accès si tout le monde se connecte simultanément… Pour les accrédités presse, cela a été réglé avec la création d’une billetterie dédiée. Pour les autres festivaliers, en revanche, la bataille a été rude…
On attendait donc avec impatience de découvrir Vivaticket, le système mis en place pour l’édition 2022 de la Mostra d’Arte Cinematografica, fort de l’expérience des deux dernières années mais aussi des succès et ratés des festivals concurrents. On était d’autant plus confiants qu’Alberto Barbera avait annoncé la mise en place d’un nouveau système de billetterie, un modèle de technologie. Et l’idée de pouvoir réserver les séances pour deux journées complètes en une seule fois, en tout début de matinée, nous semblait tout à fait pertinente.
1ère session de réservation, dimanche 28 août 2022, 7h du matin :
Le lien fonctionne (bon point!), mais envoie vers une file d’attente électronique. Temps d’attente estimé à 10 mn. Raisonnable. Pour symboliser la progression dans la queue, un petit bonhomme de pixels marche vers son but comme Frodo et les siens vers le Mordor. Mais il va à son rythme, hein, le petit bonhomme. Les 10 minutes d’attente prévues se sont transformées en 20, 25, 30, puis 50 minutes. Et finalement, nous accédons au site. Les séances sont toutes là, mais divisées par groupes de salles. En deux clics, nous avons accès à une séance et pouvons visualiser la salle et les places restantes pour choisir un siège. Mais au moment de valider, catastrophe, le siège choisi est “temporairement indisponible”. Même bazar pour toutes les salles et toutes les séances… Et comme on insiste un peu trop, hop, punition… Retour à la file d’attente. Accès au site et rebelotte, impossible de réserver quoi que ce soit… Et c’est parti pour tout un cycle de tentatives qui aboutissent au même résultat : aucun billet réservable. Parfois, on a droit à une variante. Le site nous indique, par exemple, que notre accréditation n’existe pas. Ben si… Puis que notre temps d’accès au site est écoulé alors qu’on vient juste d’être autorisés à rentrer. Parfois le petit bonhomme, qui s’est shooté au Red Bull comme Jim Carey dans Yes man, se met à accélérer la cadence d’un coup, réduisant le temps d’attente. Il vaut mieux rester à proximité de son ordinateur pour ne pas rater le coche. Mais parfois, petit bonhomme se fâche, lassé de ces cadences inhumaines, et se met en grève, en suspendant la file d’attente.
Nous tentons le second groupe de salles, histoire d’avoir au moins un film à voir en ce début de festival. Même combat! Mais là, on nous propose d’acheter le billet. Euh… Ce n’est pas ce qui était prévu, vu qu’on a déjà payé l’accréditation presse… Mais c’est normal, puisqu’il s’agit de la page de billetterie réservée au public payant. Un bug? Ah non, finalement. La possibilité d’entrer son numéro d’accréditation est donnée après coup. Mais encore aurait-il fallu le signaler avant… Le temps de comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un bug – certaines séances sont déjà complètes.
Après 4h30 d’attente, toujours pas l’ombre d’un billet. Brillant modèle de technologie! A Cannes, même avec le système de billetterie défaillant et les nombreux plantages de serveurs, nous avions eu des billets au bout d‘une heure et demie ou deux heures. Ici, rien de rien! Des retours intempestifs dans la file d’attente, des bugs en tout genre, des bizarreries au niveau des attributions des zones réservables… Une dinguerie, qui réussit à faire pire que la version Boxol 2021! Pauvre petit bonhomme, qui a dû user ses semelles de pixels à force de revenir au point de départ, tel un Bill Murray perdu dans Un jour sans fin.
Finalement, au bout de quasiment 5 heures, le site s’est débloqué et il a été possible de réserver quelques séances. 5 heures!!! Plus long que certains films de Lav Diaz ou de Frederick Wiseman!
Les organisateurs s’excusent et promettent que tout est arrangé. Le site est fonctionnel. Vérification avec…
2ème session de réservation, mardi 30 août 2022, 7h du matin :
Hello, petit bonhomme, comment vas-tu? As-tu bien récupéré de ta longue marche de dimanche? Combien de temps pour accéder au site? 8 minutes? Super! Nous attendons sagement.
Au bout d’une minute, petit bonhomme commence à fatiguer; on passe à 10 mn d’attente. Au bout de deux minutes, l’attente grimpe à 15 mn. Après quatre minutes, l’attente excède la demi-heure… On n’est pas rendus! D’autant qu’on passe très vite en “file d’attente suspendue”.
Sur twitter, des oiseaux de mauvais augure remontent déjà les mêmes bugs que dimanche et quelques nouveaux variants. Eux ont pu accéder au site, mais ne parviennent pas à réserver ou sont brutalement déconnectés au moment de finaliser la réservation. Ah, quelle cruauté mentale! Est-ce un rejeton de Jigsaw, le psychopathe de la série Saw, qui a inventé cette sottise? Au bout d’une heure, nous accédons enfin au site. Nous sélectionnons nos séances, film après film, pas à pas, en espérant ne pas être déconnectés et perdre les réservations déjà amorcées. Un suspense hitchcockien. On peut penser que la mère de Norman Bates a connu pareilles mésaventures dans sa chambre d’hôtel, empêchée de prendre sa douche à cause de l’attente fébrile devant son écran. C’est ça qui l’a rendue dingue…
Finalement, nous réussissons à boucler la réservation en 1h et 10 mn. Il y a du mieux. Mais curieusement, certaines séances n’apparaissent pas dans la liste des films réservables. Il semble assez peu probable que les séances en question soient déjà complètes, mais bon… Nous verrons bien.
Un petit tour sur le site de billeterie “public” nous apprend que les conférences de presse sont disponibles. Il reste des places. Parfait, mais au moment de sélectionner un siège, nous apprenons que notre accréditation ne permet pas de réserver ce siège. Euh… Pourquoi les proposer, alors?
Nous renonçons pour aujourd’hui…
Il ne reste aux organisateurs que 48h pour régler tous ces problèmes et bugs divers, car avec le début des projections à 8h30, il ne sera pas possible d’attendre pendant des heures que la billetterie fonctionne correctement. En même temps, si impossible d’avoir un ticket, pas de séance, et si pas de séance, ça laisse plein de temps pour essayer de réserver des billets…
Il est encore possible de réorganiser l’accès à la billetterie pour éviter les problèmes liés aux connexions simultanées ou, à défaut, de revenir à l’option des files d’attentes physiques, quitte à réimposer le port du masque. Ce ne sera pas pire que de déambuler sans masque dans les ruelles étroites entre San Marco et Rialto, pleines de touristes catarrheux.
Viva il cinéma! Mais pas Vivaticket!