[Compétition Officielle]
De quoi ça parle?
Du combat que l’artiste Nan Goldin et les activistes du groupe PAIN ont mené – et mènent encore – contre la famille Sackler, propriétaire de la société Purdue Pharma, qu’ils estiment coupable de la mort ou la dépendance médicamenteuse sévère de milliers de personnes aux Etats-Unis et à travers le monde.
Au début des années 2000, la société Purdue Pharma a en effet encouragé la commercialisation de l’Oxy-Contin, un puissant anti-douleur à base d’opioïdes, en minimisant sciemment les risques de dépendance des utilisateurs. La stratégie marketing a été payante puisque les ventes ont explosé, en faisant grimper les bénéfices de la compagnie de plusieurs dizaines de milliards de dollars en quelques années. Le nombre de cas de dépendance grave, d’overdoses et de décès aussi. On estime aujourd’hui que la prise de ce médicament a causé plus de 500 000 morts en 20 ans sur le territoire américain.
Nan Goldin a fait partie des patients atteints de dépendance. En 2014, un médecin lui a prescrit le médicament pour traiter des douleurs chroniques et elle n’est sortie de la dépendance qu’au prix d’une difficile cure de désintoxication. Alors, elle s’est rapprochée de l’association P.A.I.N (Prescription Addiction Intervention Now). Le groupe a trouvé intolérable que la famille Sackler essaie ainsi de redorer son blason en réinjectant dans les musée, sous forme de subventions ou de “généreuses donations”, l’argent issu des ventes colossales d’anti-douleurs et retiré des sommes versées aux victimes en compensation du préjudice subi, négociées par les avocats. Alors, ils ont organisé des happenings médiatiques dans ces musées, en utilisant les bonnes vieilles méthodes commandos d’Act-Up. Après avoir mis en scène la mort de centaines de victimes des médicaments de Purdue Pharma, ils ont demandé aux directeurs de refuser toute subvention issue de l’argent sale de Sackler et de retirer le nom de la famille accordé à certains salons d’exposition ou d’ailes de bâtiments.
Le film parle aussi de la vie et de l’oeuvre de Nan Goldin, qui est devenue l’une des plus célèbres photographes d’art de la, planète. Il raconte son enfance, marquée par le suicide de sa soeur aînée, sa jeunesse dans les milieux de la culture underground de Boston, sa découverte de sa bisexualité, ses amitiés, ses amours malheureux et ses travaux les plus connus.
Pourquoi on est accro ?
L’avantage d’un documentaire sur une photographe connue, c’est qu’il y a beaucoup de matière visuelle utilisable pour illustrer le récit : photographies de famille prises avec son premier appareil, photographies d’art issues de ses travaux les plus célèbres, comme “The Ballad of Sexual Dependency”, vidéos de ses happenings au musée Guggenheim, au MET, au Louvre…
On est directement plongé dans l’oeuvre de l’artiste, qui a toujours été intimement entrelacée avec sa vie personnelle, puisqu’elle se mettait beaucoup en scène elle-même et s’inspirait de son entourage, ses expériences personnelles. Sa rencontre avec David Armstrong, photographe et drag-queen, l’a incitée à photographier les personnes qu’elle a rencontrées au sein de la communauté LGBT et des soirées auxquelles ils assistaient. C’est ce travail, autour de personnes évoluant dans des cercles peu connus du grand public, qui a contribué à la faire connaître.
C’est un portrait assez complet, qui restitue parfaitement la philosophie artistique de Nan Goldin et la spécificité de son travail.
L’inconvénient, et le revers de la médaille, c’est qu’il faut pouvoir trier les milliers de documents disponibles, et réaliser un travail de montage long et complexe pour caser un maximum de choses. Laura Poitras s’est bien acquittée de sa tâche, mais le film reste très dense. Peut-être aurait-elle pu couper quelques séquences redondantes, ou ordonner différemment la narration qui effectue des allers-retours incessants entre ses trois piliers – l’enfance et le traumatisme lié au suicide de sa soeur, l’oeuvre générale et l’affaire de l’Oxy-Contin. Elle aurait aussi pu les traiter séparément, voire consacrer une oeuvre à part entière sur le scandale Purdue Pharma et les actions contre Sackler, en détaillant davantage tous les tenants et les aboutissants de l’affaire et en dénonçant plus largement tous les mécénats servant à de grands groupes industriels à redorer leur image ou masquer leurs dérives.
Cependant, les qualités du film de Laura Poitras l’emportent sur les défauts.
On se laisse séduire par la personnalité attachante de Nan Goldin, son audace et sa force de caractère. S’attaquer à Sackler aurait pu briser sa carrière. Mais elle ne s’est pas laissée démonter et à utilisé sa notoriété pour forcer les musées où elle était exposée à arrêter tout partenariat avec la famille Sackler, sans quoi elle demanderait le retrait de ses oeuvre desdits lieux culturels. Une menace dérisoire face aux millions versés chaque année par Sackler aux grands musées de la planète, mais qui a porté ses fruits.
On se laisse aussi émouvoir par l’histoire de cette femme qui a décidé d’assumer ses choix de vie, s’est entourée de personnes affichant leur vraie nature, sans tabous, sans artifices et a combattu toute sa vie l’intolérance, le rejet, la stigmatisation. All the beauty and the bloodshed montre que cette démarche trouve son origine dans tout le mystère qui a entouré la disparition de la soeur de Nan Goldin et les raisons qui l’ont poussée au suicide. Ce trauma fondateur a incité la photographe à toujours montrer les choses telles qu’elles le sont, avec authenticité et sincérité et à glorifier la différence de celles et ceux qu’elle a immortalisés. Laura Poitras partage visiblement ces valeurs et les met ici parfaitement en exergue.
Pronotics pour le palmarès ?
Le film de Laura Poitras est le seul documentaire de la compétition, ce qui en fait un objet atypique par rapport aux autres postulants au Lion d’Or. Si la compétition est très serrée, sa différence sera peut-être un atout décisif au moment des délibérations. Mais cela peut aussi lui être défavorable et l’éjecter du palmarès. On penche plutôt pour la deuxième option et on ne le voit pas gagner de prix majeur au palmarès. Mais Gianfranco Rosi avait bien créé la surprise avec Sacro Gra, Lion d’Or en 2013. Alors, Laura Poitras peut se permettre d’espérer.
Contrepoints critiques
“The documentary has been so rammed full of information, but in its last 15 minutes only the core principles flow, revealing a mighty coherence. The origin of the phrase “All The Beauty and the Bloodshed” is dropped in to offer a fitting and furious elegy for those on the other side. This is an overwhelming film.”
(Sophie Monks Kaufman – Indiewire)
Crédits photos : Nan Goldin – Images fournies par La Biennale Cinema 2022