De quoi ça parle ?
Généralement, quand une femme attend un enfant, on dit qu’elle attend “un heureux évènement”. Mais parfois, quand cette grossesse est imprévue, l’évènement n’a rien d’heureux.
Anne (Anamaria Vartolome, formidable), une jeune femme de dix-huit ans, n’a rien contre le fait d’avoir un jour des enfants avec l’homme qu’elle aime, mais elle est moins ravie d’apprendre qu’elle est tombée enceinte suite à sa première relation sexuelle, une brève liaison avec un étudiant bordelais un peu plus âgé qu’elle. Le moment est mal choisi. Elle n’est encore que lycéenne et doit passer le bac à la fin de l’année. Ensuite, elle souhaiterait continuer d’étudier à l’université et décrocher un diplôme de lettres, sésame obligatoire pour devenir enseignante ou réaliser ses rêves d’écriture. Cette grossesse, et l’obligation d’élever l’enfant par la suite, risque de totalement remettre en question son avenir. La solution serait de se recourir à l’avortement, tout simplement. Mais le récit de L’Evènement se déroule au début des années 1960, une époque où l’avortement était illégal.
Le scénario suit le long et angoissant parcours de la jeune femme pour trouver la solution qui la débarrassera de cette “maladie qui ne touche que les femmes et les transforme en femmes au foyer”.
Pourquoi on accouche d’une critique positive ?
Il n’était pas évident de s’attaquer à l’adaptation du roman autobiographique d’Annie Ernaux (1). D’une part car il s’agit d’un récit très personnel, qui entrelace ses journaux intimes de l’époque et son ressenti contemporain sur ce qu’elle a vécu. D’autre part car ce territoire cinématographique n’est plus vraiment vierge – si on ose s’exprimer ainsi. Quand on pense à des histoires d’avortement clandestin, on songe évidemment à la Palme d’Or 2007, 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu, Une affaire de femmes de Claude Chabrol ou Vera Drake de Mike Leigh, plus de nombreuses oeuvres où de jeunes femmes perdues doivent prendre le risque de subir cet acte pour retrouver leur liberté. Il n’y a plus vraiment de surprise, ni de suspense.
Pourtant, Audrey Diwan réussit, grâce à sa mise en scène – qui suit de très près le personnage principal, caméra à l’épaule, comme dans les films de Cassavetes – à communiquer la tension vécue par la jeune Anne, son désarroi face à la situation et l’impossibilité de trouver de l’aide auprès de ses proches ou de professionnels. Le corps médical ne lui apporte presque aucun soutien. Les médecins acceptent d’accompagner sa grossesse et de l’aider à mettre l’enfant au monde, mais refusent de procéder à un avortement, considéré comme un crime. La simple évocation du nom les fait trembler, car si la loi punit sévèrement ceux qui effectuent ces actes, elle peut également sévir contre ceux qui ne dénoncent pas les projets de leurs jeunes patientes.
Pour les mêmes raisons, Anne ne peut pas s’appuyer sur ses camarades d’internat, qui rejettent la simple idée de l’avortement. De toute façon, en discuter avec elles reviendrait à admettre qu’elle a déjà eu des rapports sexuels à son âge, ce qui pourrait la faire passer pour une fille légère et générer un bouche-à-oreille désastreux. Elle n’envisagerait par ailleurs pour rien au monde de parler de cela avec sa mère (incarnée par Sandrine Bonnaire, vingt ans après son rôle d’adolescente rebelle dans A nos amours). Ses parents, d’origine modeste, ont tout fait pour qu’elle ait la chance de suivre des études et prendraient mal le fait qu’elle ait “fauté” avec un garçon plutôt que de se consacrer à son travail. Quant au garçon en question, il fuit ses responsabilités, indifférent aux problèmes.
Les seules solutions consistent à essayer soi-même de décrocher le foetus ou de recourir à une “faiseuse d’anges”. Dans les deux cas, le risque sanitaire est réel. Si l’intervention se passe mal et provoque une infection, la jeune femme risque d’aller à l’hôpital, ce qui s’apparente à jouer à la loterie. En tirant un bon numéro, c’est “Fausse couche” qui sera inscrit sur son dossier médical – une délivrance – mais si elle a moins de chance, c’est “Avortement” qui sera inscrit, avec la promesse de graves problèmes juridiques. Car si, à cette époque, peu de femmes étaient condamnées pour ce motif (entre 200 et 500 personnes par an), toutes étaient condamnées à des peines de prison.
En adaptant L’Evènement, la cinéaste risquait également de tomber dans le film à thèse, plus intéressé par la portée politique de son oeuvre que par l’intrigue en elle-même. Mais en collant au plus près de son héroïne et en la suivant dans toutes les étapes de son parcours vers la liberté, en ne nous épargnant aucun détail, la cinéaste force le point de vue de sa seule héroïne, sans jugement par rapport à sa situation, ni sur les avis de ceux qui l’entourent, souvent hostiles à l’avortement, et évite cet écueil à la perfection.
C’est vraiment le ressenti du personnage – comme le livre d’Annie Ernaux, écrit à la première personne – qui permet au spectateur de se forger son propre avis. Comme elle nous donne à voir ce que le personnage voit, on voit forcément des choses que certains jugeront dérangeantes, voire insoutenables : l’insertion d’aiguilles pour essayer de décrocher le foetus, son expulsion brutale,… Audrey Diwan ne filme pas tout ceci pour choquer ou écoeurer le spectateur. Elle montre des choses factuelles. Violentes, certes, et douloureuses. Mais elles le sont aussi pour le jeune personnage, qui a vécu non seulement ces moments difficiles, mais a dû aussi gérer les sentiments de honte et de peur qu’ont généré sa situation. Le tour de force du film est de communiquer de façon viscérale ce qu’a expérimenté la jeune Anne, grâce à cette mise en scène radicale, héritée justement du “cinéma-vérité” des années 1960.
Enfin, L’Evènement a le mérite de rappeler qu’à une époque pas si lointaine, les femmes n’avaient pas le droit de disposer de leur propre corps, ni de mettre un terme à une grossesse non-sollicitée. Une jeune femme qui se mettait dans une situation délicate, souvent à cause du manque de précaution de son partenaire, n’avait d’autre choix que de l’épouser et de devenir une femme au foyer, renonçant à à une éducation supérieure, un métier. Celles qui tombaient enceinte suite à un viol se voyaient aussi refuser ce droit élémentaire et devaient élever par la suite seules l’enfant né de cet évènement traumatisant.
Certes, cette époque est révolue en France, mais de fréquentes manifestations anti-avortement, souvent portées par des mouvements ultra-religieux, et les positions ambigües de certaines personnalités politiques rappellent que le sujet est encore très sensible. Un changement politique pourrait très bien remettre en question ce droit acquis dans la douleur, et faire revivre à de jeunes femmes les mêmes angoisses que celle du personnage principal du film.
Par ailleurs, ce droit à l’avortement, comme de très nombreux droits des femmes, est encore loin d’être acquis dans de nombreux pays du monde.
Audrey Diwan signe donc un film utile, puissant et émouvant, qui rend hommage au roman d’Annie Ernaux et à toutes les femmes qui se sont battues pour l’obtention de ce droit fondamental.
Prix potentiels ?
Le film a reçu quelques sifflets en projection presse, probablement parce qu’en Italie, pays très catholique, la question de l’avortement est encore un peu taboue et que le choix de montrer l’avortement dans toute sa crudité a pu choquer les âmes sensibles. Mais cela ne préjuge en rien de la façon dont le jury a reçu le film. La compétition étant féroce, Audrey Diwan fait figure d’outsider au palmarès. Une récompense saluerait ses choix de mise en scène audacieux.
Anamaria Vartolome a ses chances pour un prix d’interprétation.
Contrepoints critiques
“Le film est plat, déjà-vu, sans aucune tension. Je n’ai rien ressenti. Aucune émotion.”
(Un spectateur français en sortie de projection)
”Diwan ne fait pas d’Anne une héroïne du quotidien : c’est une jeune femme ordinaire, qui n’accepte pas que son seul destin soit justement celui d’“accepter” : accepter que son corps, que ses sentiments, que son avenir ne lui appartiennent pas.”
(Michael Ghennam – Les Fiches du cinéma)
”Three especially tough, visceral scenes — shot candidly but not exploitatively, via an empathetic female gaze — form a vivid cautionary tale for the dangers of unsafe, clandestine abortions”
(Guy Lodge – Variety)
(1) : “L’évènement” d’Annie Ernaux – éd. Gallimard
Crédits Photos : Photo officielle communiquée par La Biennale Cinema