Arkansas, en1870. Frank Ross est abattu de sang froid par un scélérat du nom de Tom Chaney, pour un butin aussi maigre que deux pièces d’or et un cheval. Sa fille, Mattie Ross, une adolescente de 14 ans, débarque en ville pour s’occuper de ses funérailles et obtenir justice.
Face à l’immobilisme du shérif local, elle décide d’engager un U.S. Marshal pour le traquer et le faire pendre. Son choix se porte sur Rooster Cogburn, un justicier vieillissant, rustre et alcoolique mais réputé tenace et plein de cran (le “true grit” du titre). Après d’âpres négociations, le bonhomme accepte la mission.
Mais il n’est pas le seul sur le coup, un chasseur de primes appelé LaBoeuf est déjà sur la piste du bandit, recherché pour d’autres crimes de sang aux Texas et dont la tête est mise à prix pour une forte somme…
Mattie, Cogburn et LaBoeuf vont devoir chevaucher ensemble et collaborer les uns avec les autres, malgré des motivations et des philosophies différentes. Leur quête les mène en territoire indien, sur les traces d’un gang de bandits redoutables. Un voyage dangereux dans ce far-west de légende, dont les personnages ne sortiront pas indemnes, mais grandis…
Cette trame narrative rappellera forcément quelque chose aux cinéphiles amateurs de westerns, tout comme la dégaine de son personnage principal, cowboy borgne à la gâchette facile et aux répliques fusant comme des balles. Et pour cause, cette intrigue, née de la plume de l’écrivain Charles Portis, a déjà été portée à l’écran par Henry Hathaway en 1969, sous le titre 100 dollars pour un shérif, avec l’immense John Wayne dans le rôle du marshal (1).
Le film est considéré comme culte. C’est avec ce long-métrage que Wayne a remporté son unique oscar (2). Et il a ensuite repris le rôle dans Une bible et un fusil, aux côtés de Katherine Hepburn, cette fois sur un scénario original (3).
Il fallait donc du cran, même quarante ans plus tard, pour se lancer dans une nouvelle version de 100 dollars pour un shérif car le risque était grand d’apparaître comme un remake à deux sous et, pour l’acteur principal, de faire visage pâle, pardon pâle figure comparé à John Wayne.
Mais du cran, les frères Coen en sont fortement pourvus, eux qui, à chaque film explorent de nouveaux territoires cinématographiques, de nouveaux genres, chaque fois avec le même bonheur, le même brio narratif, la même intelligence de mise en scène. Il y a deux ans, ils signaient une comédie d’espionnage, Burn after reading, l’an dernier, ils nous régalaient d’une formidable comédie existentialiste, à l’humour très noir, A serious man.
Cette fois, c’est au western qu’ils s’attaquent, avec la même réussite. Il faut dire qu’ils ont longtemps tourné autour du genre avant de se décider à en réaliser un vrai de vrai, avec colts fumants, chevauchées héroïques et duels épiques. Sang pour sang, Arizona Junior, O’brother et surtout No country for old men avaient tous un petit côté western moderne mâtiné de comédie ou de film noir. True grit nous plonge, lui, au coeur de l’ouest américain, juste après la guerre de Sécession, dans une traque oscillant entre l’épopée flamboyante et le voyage initiatique.
Intelligemment, les deux frangins prennent leur distance avec le film d’Hathaway en réalisant moins un remake qu’une relecture du roman original avec leur “griffe”, ce subtil mélange d’humour noir et d’étude sociologique.
Ils ont gardé les meilleures trouvailles du film de 1969 – le bandeau noir sur l’oeil de Cogburn et l’ébauche de liens amoureux entre Mattie et LaBoeuf – mais ont tenté de coller le plus fidèlement possible au récit de Charles Portis, en insistant sur les relations conflictuelles puis complices qui se nouent entre les différents protagonistes et faisant de la jeune Mattie Ross le personnage central de l’oeuvre.
Un pari audacieux, car requérant de trouver la comédienne adéquate pour le rôle, capable de faire preuve à la fois de candeur et de courage, de charme et de rage. Mais les frères Coen, on le sait depuis longtemps, sont de formidables directeurs d’acteurs, doublés de vrais dénicheurs de talents. Ils savent tirer le meilleur de leurs interprètes et les mettre en valeur. Ce sont eux qui ont découvert Frances McDormand (Madame Joel Coen à la ville), qui ont fait décoller les carrières d’Holly Hunter, Josh Brolin, John Goodman ou de Steve Buscemi (excusez du peu…), ou qui ont offert ses plus beaux rôles à John Turturro. Ils ont une fois de plus trouvé la perle rare en la personne d’Hailee Steinfeld, une jeune actrice de quatorze ans à la maturité étonnante.
Grâce à son naturel et l’assurance qu’elle dégage, le personnage devient vite attachant. On admire l’aplomb avec lequel elle tient tête aux gros durs machos qui l’entourent et qui tentent de la renvoyer à ses poupées. Il faut la voir embobiner un éleveur de chevaux radin et obtus lors d’une jubilatoire séance de marchandage ou tenir tête à LaBoeuf, lors de leur première rencontre :
”- Pendant que j’étais là, assis à vous regarder, j’ai pensé un moment vous voler un baiser… bien que vous soyez très jeune, et malade… et peu attirante. Mais maintenant, je pense fortement à vous donner cinq ou six coups de fouet avec ma ceinture…
– L’un comme l’autre seraient tout aussi déplaisants !”
Et, bien sûr, on se délecte de ses joutes verbales avec Cogburn, qui trouve enfin quelqu’un qui a autant de répartie que lui. C’est sans doute cela, bien plus que les 75 $ de récompenses promis – alors que la prime texane pour la capture du bonhomme est sûrement plus élevée – qui poussent le vieux marshal à accepter l’offre de la jeune fille. Elle a réussi à piquer son orgueil, à le pousser à accomplir une traque non pas pour de l’argent, mais par pure charité et sens de la justice. Cela tombe plutôt bien puisqu’on lui reproche de plus en plus son sens plutôt expéditif de la justice…
Si Ethan et Joel Coen ont choisi d’adapter cette trame narrative, c’est très probablement pour le plaisir de voir évoluer l’improbable trio formé par la gamine au franc-parler dévastateur, le vieil ours mal léché, rugueux et porté sur la bouteille, et le freluquet texan vantard et donneur de leçons. Une belle brochette, au choix, de héros imparfaits ou de loosers magnifiques comme les affectionnent les frangins cinéastes.
Avec leur talent de dialoguistes, ils donnent beaucoup de sel aux échanges entre les membres du trio dont les relations oscillent entre amour et haine, rivalité et camaraderie, bravades régionalistes et valeurs morales communes…
Evidemment, le fait que les personnages soient tous joués par d’excellents acteurs – chez les “bons” comme chez les “méchants” – participe pour beaucoup à la réussite du film.
Commençons par les bad boys : Josh Brolin incarne avec son talent usuel Tom Chaney, le bandit qui focalise l’attention du trio, mais il se fait voler la vedette par Barry Pepper, inquiétant chef de bande au visage ravagé.
Côté good guys, Matt Damon casse son image un peu trop lisse en campant un LaBoeuf aussi agaçant qu’attachant, entre le boy-scout et le bouseux inculte. Le personnage était l’un des moins intéressants du film d’Hathaway, mais il prend ici une part égale à celle de ses compagnons.
Et puis, bien sûr, il y a Jeff Bridges, qui hérite du rôle casse-gueule de Rooster Cogburn. Plutôt que d’essayer de singer John Wayne, l’acteur joue sur ses points forts. Notamment cette espèce de fausse nonchalance doublée d’un côté grognon prononcé et d’un humour sarcastique qui le rendaient irrésistible dans The Big Lebowski. (Vous a-t-on déjà dit à quel point on admire le Dude chez Angle[s] de vue? Rien de moins, à notre avis, que l’un des personnages les plus mémorables des frères Coen et du cinéma américain de ces vingt dernières années.). Sa performance est ici du même acabit. Drôle et charmeur, touchant en clown imbibé et crédible en figure héroïque de l’ouest américain capable de terrasser à lui tout seul une horde (sauvage) de bandits pas manchots.
Sa performance lui vaut tout naturellement une nouvelle nomination à l’oscar du meilleur acteur, un an après son sacre pour Crazy heart (4).
A côté de cette réjouissante galerie de personnage, il y a le décor majestueux que constitue cet Ouest encore sauvage et plein de dangers. Un paysage qui, sous la caméra de Roger Deakins, le chef-op attitré des frères Coen, prend une allure quasi-irréelle, soulignant l’aspect crépusculaire et désabusé de l’ensemble.
La mise en scène des frères Coen, avec quelques mouvements de caméra sublimes (la séquence introductive, par exemple) et une science du montage au sommet, fait le reste…
Résumons un peu : True grit est un film esthétiquement splendide, scénaristiquement solide, à l’interprétation sans faille et à la mise en scène maîtrisée. Rien à redire?
Si, car certains argueront que le film n’apporte pas grand chose en plus par rapport à la version d’Henry Hathaway, dont plusieurs critiques remettent eux-même en question la valeur cinématographique. Et qu’il ne s’agit que d’un de ces purs divertissements que les frères Coen ont pris l’habitude de réaliser après chaque film un peu plus consistant, comme leur tout dernier…
Il s’agirait donc d’un film mineur, d’un simple exercice de style. “anecdotique”, selon nos confrères de Chronicart. Ou “paresseux” pour Critikat.
Vraiment?!? De notre point de vue, le film, bien que construit pour toucher un assez large public, est loin de n’être qu’un simple divertissement. Il possède une ampleur digne des westerns de l’âge d’or hollywoodien, plus porté sur la réflexion que sur l’action, privilégiant une narration lente, posée et mettant en scène des personnages ambigus et imparfaits, donc passionnants.
Il s’inscrit parfaitement dans la logique de l’oeuvre des frères Coen, dans laquelle l’amertume et le pessimisme prennent de plus en plus de place et est un très intéressant complément de leur précédent film, A serious man.
On notera d’ailleurs que celui-ci se bouclait sur une tempête et la mort annoncée d’un père de famille et que True grit s’ouvre sur un épisode neigeux et la mort constatée d’un père de famille.
On ne va pas refaire la critique de A Serious man, mais pour résumer, il s’agit d’un film extrêmement riche, fort de multiples niveaux de lectures possibles. Il y est question d’argent corrupteur, d’âme souillée, d’innocence perdue, de spiritualité et de justice divine… C’est à la fois un récit initiatique et une oeuvre crépusculaire, sur laquelle plane une ambiance de fin du monde.
Exactement comme True grit…
L’argent corrupteur ?
Celui qui pousse Chaney, pauvre type aux capacités intellectuelles limitées, à tuer un homme… Celui qui sert de moteur aux chasseurs de prime que sont Cogburn et LaBoeuf avant que l’affectif ne vienne s’en mêler.
L’innocence perdue?
Celle de Mattie, qui se retrouve confrontée à toute la rudesse du monde, et à sa propre part d’ombre. Car True grit est un récit initiatique. Le passage à l’âge adulte d’une adolescente.
Comme dans bien des contes enfantins, cette transformation prend l’allure d’une fable aux accents oniriques et psychanalytiques : A partir du moment où Mattie décide d’accompagner Cogburn et LaBoeuf, elle franchit une frontière physique – une rivière – et symbolique. Elle pénètre dans un territoire inconnu où elle n’a plus ses repères, un territoire dangereux où se mêlent amour, haine, désirs et peurs. Un territoire truffé d’éléments incongrus, amusants ou inquiétants, dont la nature symbolique serait à développer. On y croise un homme déguisé en ours (symbole d’initiation chez bien des tribus indiennes et symbole de noirceur, de ténèbres dans les croyances européennes), un pendu (dans le Tarot de Marseille, sa signification est multiple mais il peut personnaliser l’héroïsme, le sacrifice, le changement de pensée, une spiritualité forte…) ou des serpents (symboles de féminité pour les indiens, symboles de mort pour d’autres cultures, et tentateurs bibliques qui, dans le cas présent peuvent se rapporter à l’attirance larvée que Mattie éprouve envers ses compagnons de route.)
La spiritualité, l’âme souillée, la justice divine?
L’aspect religieux n’est pas développé de manière frontale dans le film alors qu’il l’est apparemment bien plus dans le roman. Mais il ne fait aucun doute que Mattie a été élevée selon la morale chrétienne et que ses désirs de vengeance meurtrière ne cadrent pas avec les préceptes de sa religion. La encore, Mattie franchit des frontières invisibles, se laissant porter par des pulsions haineuses qui lui révèlent une zone inconnue de sa propre personnalité. Il est intéressant de noter qu’elle paiera le prix fort l’accomplissement de sa vengeance. On peut voir son sort comme une punition divine…
Le côté crépusculaire, l’ambiance de fin du monde?
C’est la fin d’un monde, assurément. Celui de l’enfance, pour Mattie. Celui de la conquête de l’ouest qui bientôt, prendra fin avec la colonisation de la Californie et de toutes les régions côtières de l’Ouest américain. Celui d’un Sud sécessionniste battu par les troupes de l’Union du nord…
C’est aussi la fin des grandes légendes de l’ouest sauvage, des cowboys solitaires et des justiciers impitoyables…
True grit est un film hanté par la mort, comme A serious man. Il s’ouvre sur le plan d’un cadavre, celui de Franck Ross, puis la jeune femme assiste à l’exécution de trois condamnés à mort avec qui elle devra partager sa “chambre” en ville. Elle-même frôlera la mort à plusieurs reprises et autour d’elle, les cadavres pullulent. Ils sont abandonnés sur place comme des chiens.
Et, évidemment, le film se boucle sur le plan fixe magnifique d’une vieille femme marchant vers l’horizon et un ciel illuminé, laissant derrière elle deux pierres tombales…
Alors non, non et non. True grit n’a rien d’un vulgaire film de divertissement.
Sous son allure très classique et son respect total des codes du genre, Il s’agit d’une oeuvre bien plus riche et complexe qu’il n’y paraît, offrant plusieurs niveaux de compréhension et de lecture.
Décidément, depuis le déjà très réussi No country for old men, les frères Coen sont en grande forme. Ils s’imposent de plus en plus comme des figures majeures du cinéma américain moderne, tout en ressuscitant l’esprit des grands films hollywoodien d’antan. Quel talent !
(1) : “True grit” de Charles Portis – éd. Serpent à plumes
(2) : John Wayne a déclaré, non sans ironie, lors de la remise du trophée “si j’avais su qu’il me permettrait d’obtenir l’Oscar, j’aurais mis ce bandeau sur l’oeil depuis longtemps…”
(3) : Le film n’a pas eu le même succès, mais a définitivement assuré la légende de Rooster Cogburn.
(4) : Hailee Steinfeld est nommée, elle, dans la catégorie “meilleur second rôle féminin”
[Chronique dédiée à K. De Moscou qui attendait ce texte avec impatience… Satisfait?]
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True grit
True grit
Réalisateur : Ethan Coen, Joel Coen
Avec : Jeff Bridges, Hailee Steinfeld, Matt Damon, Barry Pepper, Josh Brolin, Elizabeth Marvel
Origine : Etats-Unis
Genre : western & fable psychanalytique
Durée : 1h50
Date de sortie France : 24/02/2011
Note pour ce film : ●●●●●●
contrepoint critique chez : Critikat
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Boustoune, merci pour ta critique, que j’ai lue après avoir vu – je pourrais dire ‘contemplé’ – le film hier.
Passionnant de voir le traitement du genre western par les Coen, comment ils se sont approprié ce genre mythique et fondateur du cinéma américain en y apposant leur touche, ne serait-ce que par l’humour (j’ai beaucoup ri) et une forme d’onirisme (quoique moins flagrante que chez Jarmush, ou dans leur ‘O’brother…’). J’y ai vu moins de noirceur que dans ‘No country for old men’ où les Coen, sans pitié, réglait le compte du mythe de l’Ouest américain. Il est d’ailleurs surprenant que ‘True grit’ vienne après ‘No country…’.
C’est un grand film.
Salut K.
Non, ce n’est pas étonnant de voir ce film après « No country for old men » dans la filmo des frères Coen.
Déjà parce qu’ils ont longtemps tourné autour du western avant de se décider à en réaliser un vrai.
Ensuite parce que « No Country… » a amorcé un virage vers plus de noirceur dans l’oeuvre des deux frangins. La vision du monde et de l’Amérique en particulier se fait de plus en plus cynique et désabusée, si bien que même leurs films plus « légers » et « grand public » prennent une saveur amère. Il y a toujours eu cette pointe d’inquiétude et de catastrophisme chez les cinéastes, mais elle prend de plus en plus d’ampleur. Derrière ses atours de comédie d’espionnage « Burn after reading » laissait une impression assez particulière, qui tranchait avec le côté excentrique des personnages. Et surtout, « A serious man », qui avait tout de la comédie satirique légère, dévoilai une profondeur insoupçonnée et une ambiance plus anxiogène qu’hilarante.
« True Grit » s’inscrit dans la même lignée. C’est un film qui est hanté par la mort et l’idée de la disparition. Le plan final est très fort car il peut soit être vu comme optimiste : « Mattie continue d’aller de l’avant, mue par une force morale impressionnante » ou profondément pessimiste : « elle avance vers sa mort, inéluctable. Et avec elle disparaît l’une des dernières figures héroïque de l’ouest américain », remplacée plus tard, au XXIème siècle, par les antihéros corrompus ou désabusés de « No country for old men »…
Sinon, oui, c’est un grand film…