De par sa narration elliptique, sa thématique ambigüe  et ses partis pris esthétiques déroutants, le nouveau film de Paul Thomas Anderson, The Master risque fort de désarçonner et de rebuter certains spectateurs. Pourtant, il s’agit d’une oeuvre admirable, qui fascine autant par sa maîtrise formelle que par l’ampleur de son propos, et qui s’inscrit dans la lignée de There will be blood, le précédent chef d’oeuvre du cinéaste.

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Le premier plan, déjà magistral, nous emmène sur une plage du Pacifique, auprès de marines démobilisés après avoir servi leur patrie, pendant la Seconde Guerre Mondiale. Les frères d’armes profitent de leurs derniers moments ensemble. Ils sont souriants, sereins, heureux,  comme si cette parenthèse enchantée, sous un soleil brûlant, dissipait pour un temps les traumatismes laissés par la guerre et l’âpreté des combats. Les soldats chahutent, courent sur la plage, nagent… Certains hommes façonnent avec du sable un corps féminin contre lequel ils peuvent se lover, et fantasmer sur les belles qui les attendent au pays. Mais très vite, les vagues viennent tout emporter et ramener les soldats à la civilisation, pour un autre combat, tout aussi difficile…

Parmi eux, il y a Freddie Quell (Joaquin Phoenix). Le jeune homme, perturbé par les horreurs vues à la guerre, souffre de stress post-traumatique. Il est alcoolique, obsédé par le sexe, et souffre d’un comportement erratique, marqué par quelques accès de violence. Il n’est pas prêt à être réinséré dans la société, mais l’armée, qui doit avoir à gérer des centaines de dossiers similaires, le relâche dans la nature.
Il travaille comme photographe dans un grand magasin, puis comme employé dans une ferme, mais ces expériences tournent court, à cause de l’inconséquence du jeune homme et son penchant pour la  boisson – des cocktails qu’il réalise lui-même  à base de dissolvant. Un soir d’errance et de beuverie, il monte à bord d’un yacht en partance pour New-York. Celui-ci appartient à Lancaster Dodd (Philip Seymour Hoffman), un homme qui se décrit lui-même comme médecin, physicien et écrivain, et qui règne en patriarche bienveillant sur une petite communauté d’admirateurs, conquis par sa philosophie et ses théories scientifiques, connues sous le nom de “La Cause”.
Très vite, il prend Freddie sous son aile. Il essaie de guérir l’ex-soldat avec sa méthode, proche de l’hypnose, et l’initie à ses idées mystiques, tournant autour de l’influence des vies antérieures sur leur comportement.
Une curieuse relation se noue entre les deux hommes, entre amitié, affection similaire à un lien père-fils et rapport dominant/dominé…

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Lancaster Dodd apparaît comme une sorte de gourou, un leader charismatique qui règne sur une communauté de fidèles acquis à sa “Cause”. Une secte? Tout laisse à le penser, du comportement dévoué des adeptes de Dodd, qui l’appellent “The Master” (le Maître), aux soupçons d’escroquerie qui lui valent un séjour en prison, en passant par les dérives autoritaristes du personnage. Mais cela n’est jamais clairement affirmé. Tout juste les idées de Dodd sont mises à mal par un auditeur sceptique, lors d’une session destinée à convaincre de nouveaux adeptes, et par son propre fils, persuadé qu’il invente toutes ses théories fumeuses au fur et à mesure…

Cela a suscité pas mal de polémiques autour du film. Au coeur du débat, les similitudes entre Dodd et sa “Cause” et L. Ron Hubbard. Paul Thomas Anderson a admis s’être inspiré du fondateur de L’Eglise de Scientologie pour créer son personnage. Comme Hubbard, Dodd est écrivain et se prétend multi-diplômé (notamment en physique quantique). Comme lui, il a eu plusieurs épouses et a connu des divorces houleux, a été condamné pour escroquerie et a fui les Etats-Uni pour s’installer en Angleterre, dans les années 1950. Et surtout, il prône une philosophie très proche des idées de la “Dianétique” chère à Hubbard. Pour certains scientologues, le film est une attaque en règle contre leur mouvement et les idées qu’il défend. Pour certains détracteurs de la Scientologie, le film semble en revanche bien trop clément, voire même complaisant à l’égard du clan fondé par L. Ron Hubbard.

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A ces derniers, nous pouvons assurer qu’il n’en est rien. Le cinéaste n’a pas besoin d’être trop démonstratif pour dénoncer les dérives sectaires de “La Cause”. Il lui suffit de quelques scènes, parfaitement exécutées. Un ou deux moments où Dodd sort de ses gonds et révèle sa nature dominatrice. Et le dernier face-à-face entre Quell et son mentor, en Angleterre, dans une demeure qui exprime la mégalomanie du Maître.  Le Manoir dans lequel Dodd s’est installé évoque à la fois une chapelle, par son atmosphère mystique dépouillée et sa pénombre silencieuse, et une prison, que symbolise l’immense fenêtre grillagée en arrière-plan derrière le personnage. Une façon de montrer que Dodd s’est définitivement enfermé dans son délire philosophico-religieux et qu’il a atteint son but : faire fortune tout en acquérant un statut de chef spirituel, de leader incontesté. Il donne aussi un indice avec le nom même du personnage : Lancaster Dodd. Le patronyme fait référence au sulfureux prêtre anglican William Dodd, banni pour corruption. Et le prénom de Lancaster évoque Burt Lancaster, qui incarna Elmer Gantry, le charlatan, un faux prêcheur filou et manipulateur.
Après, il est vrai qu’il se garde bien de citer nommément l’Eglise de Scientologie et de faire un parallèle trop évident entre ce mouvement et “La Cause”. Tout simplement parce que ce n’est pas le sujet principal de son film, et qu’il n’a pas voulu, justement, se laisser entraîner sur ce terrain polémique.
Il se contente de constater l’émergence d’un mouvement ésotérique et l’utilise comme trame de fond d’une oeuvre autrement plus complexe et ambitieuse qu’un banal pamphlet anti-sectes. Par ailleurs, on notera que le personnage du gourou/évangéliste est une figure récurrente de l’oeuvre du cinéaste. On la retrouve dans Magnolia, sous les traits de Tom Cruise, et dans There will be blood, sous ceux de Paul Dano…

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Alors, de quoi traite réellement le film? Comment comprendre ce bel objet d’art, que d’aucuns jugeront froid et hermétique?
L’affiche du film, pour une fois intelligemment pensée, nous livre des clés d’analyse.
Qu’y voit-on? Une tache, comme celles que les psychothérapeutes utilisent pour le test de Rorschach. Un test psychologique que passera d’ailleurs Quell à l’armée, juste avant d’être relâché dans la nature, et au cours duquel il dévoilera ses obsessions sexuelles.
Cet aspect psychanalytique est la première porte d’entrée dans l’oeuvre. The Master est avant tout une  plongée dans une psyché. Celle de Freddie Quell, jeune homme tourmenté par les horreurs de la guerre et par un passé sordide – mère internée en hôpital psychiatrique, père absent, inceste…- et soudain lâché dans un monde dont il refuse les règles. Mais aussi celle de Lancaster Dodd, homme plutôt “normal” en apparence, mais secrètement obsédé par les mêmes choses que Quell – le sexe et la boisson – et atteint d’un autre type de folie, la mégalomanie, et d’un autre vice, le besoin de dominer.
L’un évoque plutôt les instincts primaires et l’individualisme farouche, l’autre l’intellect et le besoin de vivre en société.
C’est enfin une plongée dans la psyché collective des Etats-Unis des années 1950, en plein boom économique, mais aussi en pleine reconstruction après le traumatisme de la seconde guerre mondiale. Une Amérique à la fois triomphante et blessée, sûre de sa force mais aussi un peu inquiète et sujette à une certaine paranoïa, avec en point d’orgue, la “peur du rouge”.

Les taches du test de Rorschach ont pour particularité leur symétrie. Ce qui induit évidemment la notion de double et de double inversé, qui se situe au coeur du récit. Quell et Dodd sont deux personnages à la fois semblables et opposés, mûs par les mêmes désirs souterrains, mais nourrissant des ambitions totalement différentes. Dodd veut asseoir sa domination en libérant les esprits de ses disciples pour mieux les contrôler ensuite. Quell veut se débarrasser de ses traumas pour se libérer et pouvoir vivre sa vie en toute indépendance.
La mise en scène joue sur cette opposition, multipliant les effets de symétrie et les face-à-face entre Quell et Dodd. L’une des scènes les plus emblématiques est celle où les deux hommes se retrouvent en prison, dans des cellules voisines. L’écran est divisé en deux, avec d’un côté la cellule de Dodd, qui essaie de rester le plus calme possible, maître de ses émotions, et de l’autre, celle de Quell, en plein accès de rage, énervé contre son emprisonnement et, pour la première fois, contre son mentor, dont il perçoit finalement le côté manipulateur.

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Les deux personnages se complètent et s’opposent, unis par une relation d’attirance/répulsion, une fascination réciproque et un dégoût profond de ce que l’autre représente. Pour poursuivre notre approche psychanalytique de l’oeuvre, on pourrait être tenté de les voir comme les représentations de la conscience et de l’inconscient, du Moi et du ça. D’autant que la mise en scène, par ses partis-pris esthétiques (choix du format 70mm, images au grain particulier, presque velouté, couleurs chatoyantes des extérieurs tranchant avec les ambiances sombres des intérieurs, narration elliptique…) donne l’impression d’assister à une sorte de rêve – ou de cauchemar…
Freddie a quelque chose de très primitif, d’animal, n’obéissant qu’à ses pulsions et ses désirs, tout ce qui doit rester refoulé dans l’inconscient. “Quell” en anglais, signifie “réprimer”, “étouffer”, mais prend aussi le sens de “calmer”.
Lancaster est beaucoup plus maître de ses émotions. Il est en apparence affable, sociable, et refoule ses désirs sexuels, qui n’ont pas grand chose à envier à ceux de son disciple.

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En reprenant l’idée de la psyché des Etats-Unis, le film montre le côté schizophrène du mythe américain, nation fondée à la fois sur la notion fondamentale de la liberté et sur l’idée de l’Etat Fédéral comme autorité supérieure garante des lois, sur, d’un côté, la violence et la loi du plus fort, et, de l’autre, le moralisme religieux et le puritanisme. Quell symbolise le côté pionnier, avide de liberté et de grands espaces. Dodd, lui, symbolise au contraire la conquête morale et politique du pays, par son charisme et ses thèses sur le bien-être de ses compatriotes.
On retrouve un peu, par certains côtés, l’opposition entre le prospecteur pétrolier, rustique et brutal, et le pasteur, calculateur et avide de pouvoir, de There will be blood. On pourrait même dire que les deux films aussi obéissent au principe du double inversé. L’un est tellurique, ancré dans le sol. L’autre se veut aquatique, à l’image des plans d’ouverture et de clôture.
Dans les deux oeuvres, le cinéaste dépeint la lutte d’influence entre deux hommes, traite de la famille, de relations père-fils de substitution, et parle des compromissions morales nécessaires pour obtenir réussite financière ou pouvoir, souvent étroitement liés au pays de l’Oncle Sam. Et, donc, les personnages principaux représentent chacun une des valeurs fondamentales de l’Amérique. Mais ici, les rapports de force s’inversent. There will be blood a lieu dans la première moitié du XXème siècle, avant la crise de 1929. Le prospecteur finit par prendre le dessus sur le prêcheur. Et le capitalisme sauvage devient roi. The Master, lui, se déroule dans la seconde moitié du XXème siècle. Pendant vingt ans, les Etats-Unis on connu la crise économique, puis la guerre. Même si la prospérité est revenue, il plane toujours sur le pays la menace d’une attaque extérieure, et depuis l’attaque de Pearl Harbour, le sol américain n’est plus un sanctuaire. Le peuple est tenté de retourner à davantage de spiritualité et de morale chrétienne. Les prédicateurs zélés, les mouvements spirituels et les sectes trouvent là un terreau fertile.   Cette fois, le spirituel – ou ce qui peut s’y assimiler – finit par prendre le dessus…

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Après, chacun est libre de comprendre la fin du film comme il l’entend.
En mode pessimiste, on peut penser que Quell et Dodd ont tous deux emprunté des aspects de la personnalité de l’autre, ce qui ne les rend que plus dangereux. Le premier est toujours aussi fou, mais parvient désormais à dissimuler sa violence aux yeux des autres, devenant un potentiel tueur en série (Dodd est aussi le nom d’un tueur en série américain…). Le second continue son entreprise d’évangélisation de nouveaux fidèles, plus puissant que jamais, et avec une petite pointe de sauvagerie animale empruntée à Quell… On peut aussi y voir la victoire du gourou, qui, même sans avoir su le retenir à ses côtés, a finalement réussi à réinsérer son protégé dans la société et peut capitaliser sur ce succès pour attirer d’autres esprits faibles et/ou marginaux.
En mode optimiste, on peut se dire que Quell a réussi à résister aux manipulations psychologiques de son mentor pour suivre son propre chemin, et constater avec bonheur que la Liberté reste indomptable…

The Master est un film d’une grande richesse thématique, qui possède plusieurs niveaux de lecture possibles. On peut se contenter de l’histoire simple de Freddie Quell et de sa relation avec ce père de substitution que représente Lancaster Dodd. On peut lire le film d’un point de vue plus psychanalytique. On peut aussi le considérer comme une critique subtile de certains mouvements philosophico-mystiques comme la Scientologie. On peut encore y voir l’évocation des valeurs fondatrice du mythe américain, souvent opposées les unes aux autres, et déplacer le contexte historique à la période contemporaine pour étendre la réflexion. Et on peut enfin le considérer comme un miroir tendu au spectateur, qui l’invite à méditer sur la nature humaine et ses faiblesses.
Admirable.

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Mais, plus simplement, on peut se contenter d’admirer l’oeuvre d’art sans y chercher un sens à tout prix, en s’abandonnant à la pureté de la mise en scène… magistrale, en se délectant des plans-séquences somptueux, des cadrages audacieux, du soin apporté à chaque détail. Une vraie leçon de cinéma, dont le souffle épique n’est pas sans rappeler celui des grands films de Michael Cimino. Outre la virtuosité d’Anderson, le film peut compter sur la mise en images, sublime, de Mihai Malaimare Jr (chef opérateur des derniers films de F.F.Coppola) et la musique lancinante de Jonny Greenwood, toujours inspiré quand il travaille avec le cinéaste.
On peut enfin se régaler avec les performances des acteurs, qui poussent leurs limites sans jamais sombrer dans le cabotinage éhonté. Joaquin Phoenix, acteur caméléon, se fond sans problème dans l’univers de Paul Thomas Anderson et livre ici une de ses plus belles compositions, bluffant dans le rôle de ce jeune homme tourmenté et alcoolique, chien fou indomptable. Il a gagné en crédit ce qu’il a perdu en poids pour incarner son personnage.
Face à lui, Philip Seymour Hoffman déploie une belle palette de jeu, tour à tour patriarche affectueux et ogre colérique quand quelqu’un se met en travers de sa route. Les tête-à-tête entre les deux acteurs sont autant de grands moments de cinéma.

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Ce duo exceptionnel écrase évidemment tout sur son passage, y compris les performances de leurs partenaires, qui font malgré tout leur travail avec beaucoup d’abnégation (Laura Dern, Jesse Plemons, Lena Endre…). Mais Amy Adams fait mieux que résister. Elle est brillante dans le rôle de l’épouse de Dodd, femme douce et docile en apparence, mais encore plus froide, calculatrice et manipulatrice que son époux, qu’elle tient littéralement entre ses main lors d’une des scènes marquantes du film.

Qu’on ne s’y trompe pas, The Master est bien un des grands films de ce début d’année 2013. Un film… de maître.

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The MasterRéalisateur : Paul Thomas Anderson
Avec : Joaquin Phoenix, Philip Seymour Hoffman, Amy Adams, Laura Dern, Lena Endre, Jesse Plemons
Origine : Etats-Unis
Genre : film de maître
Durée : 2h17
Date de sortie France : 09/01/2013
Note pour ce film : ●●●●●●
Contrepoint critique : Télérama (Critique Contre)

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