The grillEstela (Anna Diaz), jeune Mexicaine, débarque à New York, pleine d’espoir et d’innocence.
Elle observe, fascinée, la Statue de la Liberté, censée guider les migrants vers un avenir plus radieux au sein des Etats-Unis d’Amérique, comme le rappellent les vers d’Emma Lazarus écrits sur son socle :
“Donnez-moi vos fatigués, vos pauvres,
Vos masses recroquevillées qui aspirent à respirer librement,
Le rebut de vos rivages surpeuplés,
Envoyez-moi les sans-abris, les déshérités rejetés par la tempête
De ma lumière, j’éclaire la porte d’or !”

La jeune femme est persuadée que ce grand pays va l’accueillir et l’aider à déployer ses ailes, comme ces oiseaux qui évoluent, libres et heureux, dans le ciel et qu’elle aime à contempler.
Mais dans cette ville immense où les immeubles tutoient les nuages, la place des migrants se situe plutôt au niveau zéro, ou même dans les sous-sols, où se situent les cuisines des restaurants bourgeois.

Dès son arrivée devant le restaurant “The Grill”, situé sur Time Square, Estela comprend qu’elle n’est pas prête à passer par la grande porte. Elle doit accéder au bâtiment par l’entrée de service, dans une ruelle sombre, entre les conteneurs à déchets. Un employé la guide jusqu’au bureau du chef du personnel, Luis (Eduardo Olmos). Le problème, c’est que pour pouvoir être embauchée, il faut déjà avoir un entretien. Estela, évidemment, n’en a pas. Elle a débarqué bien naïvement, pensant que le simple fait de prononcer le nom de Pedro (Raúl Briones Carmona), l’un des cuisiniers, suffirait à lui garantir un emploi. Dans son village d’origine, au Mexique, l’homme est considéré comme un modèle de réussite, puisqu’il a  su s’intégrer aux Etats-Unis, où il évolue depuis déjà trois ans, et envoie régulièrement de l’argent à ses proches. Mais dans ce restaurant, il n’est qu’un travailleur parmi d’autres. Et de surcroît, au moment où Estela débarque, il n’est pas encore arrivé.
La jeune mexicaine profite toutefois du retard d’une autre jeune femme à son rendez-vous pour passer l’entretien. Luis, bien que conscient qu’elle n’a pas de papiers, ne parle pas un mot d’anglais et n’a même pas l’âge légal pour travailler, sans parler de son CV douteux, accepte malgré tout de l’engager pour faire face au “coup de feu” prévu en cuisine. Il lui donne aussi une adresse pour obtenir un numéro de sécurité sociale bidon.

Elle est emmenée dans les cuisines, les entrailles du bâtiment, où elle fait connaissance des différents membres de la brigade, pour la plupart des migrants illégaux, comme elle, et venus de tous les coins de la planète. Ici, on parle un mélange d’anglais, d’espagnol, de russe, de français et d’arabe. Chacun est prêt à travailler dur sous les ordres du chef (Lee Sellars), qui essaie tant bien que mal de maintenir l’ordre dans cet environnement bouillonnant. Mais personne ne veut prendre sous son aile la petite nouvelle, qu’il va falloir former et diriger tout en assurant sa propre charge de travail, importante. Aussi, puisqu’il est une connaissance de la jeune femme, c’est Pedro qui doit faire équipe avec elle.
Ils n’ont guère le temps de célébrer leurs retrouvailles et d’évoquer leurs souvenirs du pays, car il faut déjà se préparer à l’arrivée des premiers clients au déjeuner.

Les premières images du film étaient presque filmées au ralenti, leur donnant un aspect presque onirique, pour caractériser le personnage rêveur d’Estela. Mais dans cette cuisine, il n’y a aucune place pour cela. Il faut être dans l’instant présent et dans l’action. En dehors des rares moments de pause, il faut travailler sans relâche, vite et bien. Si les assiettes qui sortent ne sont pas correctes, c’est l’engueulade du chef assurée – un mélange de Thierry Marx et de Philippe Etchebest, en plus furax – et si elles ne sortent pas assez vite, cela crée des tensions avec les serveuses qui ont elles aussi une pression forte sur les épaules.
La lenteur, c’est pour les clients, qui prennent tout leur temps pour passer commande et se plaignent des plats trop ou pas assez cuits, trop ou pas assez copieux… Mais eux sont un peu plus hauts sur l’échelle sociale et ont ces privilèges.

Dans les cuisines, en sous-sol, on se situe en bas de l’échelle des travailleurs – qui sont déjà mieux lotis que les SDF qui errent dans les rues. Alors qu’ils préparent à la chaîne de bons petits plats, ils doivent se contenter d’une soupe commune “dégueulasse” (c’est un des cuisiniers qui l’appelle comme ça) ou manger les restes des clients avant de vider les assiettes à la poubelle.
Entre ce sous-sol et la salle du restaurant, on trouve les serveuses. Parmi elles, on trouve quelques immigrées, mais la plupart sont des femmes blanches issues des classes populaires. Elles n’ont pas de risque d’être expulsées du pays, mais doivent subir des conditions de travail difficiles et obéir aux ordres de leurs managers, faute de quoi elles pourraient perdre leur job et se retrouver en situation délicate.
Au rez-de-chaussée, on trouve donc les clients, essentiellement des touristes issus des classes moyennes ou moyennes supérieures, venus visiter New York.
Et dans les bureaux, au-dessus, on trouve des personnes plus aisées comme Rashid (Oded Fehr), le propriétaire des lieux, qui ont les moyens de se payer des homards au déjeuner. Les crustacés ont droit à une place de choix dans la salle principale du restaurant, dans un aquarium nettoyé et astiqué chaque jour par le personnel, et où ils côtoient une Statue de la Liberté miniature.
Pour tout le personnel du restaurant, l’objectif est de pouvoir s’élever socialement. Pas forcément jusqu’au point où ils auront les moyens de se payer des plats de luxe, mais suffisamment pour vivre sans se soucier du lendemain. Mais avant cela, encore faut-il encaisser les journées de travail titanesques, dans des conditions souvent compliquées.

La scène du “coup de feu”, le moment où les commandes sortent de l’imprimante à un rythme frénétique, est le point culminant de cette folie. Les serveuses sont à cran et essaient de se faire entendre par les cuisiniers par-delà le brouhaha ambiant, les commis courent partout pour apporter les éléments manquants, les cuisiniers tentent tant bien que mal de répondre aux demandes, sous la pression du chef. Tout le monde s’agite, essayant de ne pas entrer en collision avec les autres. Et la situation est encore plus dantesque lorsqu’une machine à soda se met à fuir abondamment, inondant la cuisine et forçant tout le monde à patauger dans le cola…
Filmé à l’aide de sublimes plans-séquences qui restituent parfaitement cette agitation, ce microcosme devient le symbole d’un pays qui prend l’eau de partout (ou pire, du soda…) et qui voit ceux qui le font tourner s’épuiser rapidement, terrassés par la charge de travail et la pression de patrons déconnectés des réalités. On est bien loin de l’imagerie du rêve américain où chacun peut vivre confortablement dans des pavillons de banlieue proprets. Ici, les personnages vivent dans des appartements miteux, des foyers pour travailleurs. Une partie de leur salaire est probablement envoyée à leurs proches, l’autre leur sert à survivre et acheter les bouteilles de bière qui les aident à supporter ces conditions de travail difficiles.
Si Estela est celle qui nous permet d’entrer dans cet univers singulier, Pedro en est le vrai personnage principal. La jeune femme agit juste comme un déclic. Alors qu’il est depuis trois ans en attente d’une régularisation qui peine à arriver, le cuisinier commence à se demander s’il ne ferait pas mieux de retourner au pays, auprès des siens. La seule chose qui le retient à New York, c’est sa relation avec Julia (Rooney Mara), une des jolies serveuses du restaurant. Elle est enceinte de lui, et s’ils avaient communément décidé de ne pas garder l’enfant, Pedro entrevoit désormais une autre possibilité : rentrer au Mexique, y ouvrir un restaurant, épaulé par sa “guëra”, et voir grandir leur enfant loin de toute la frénésie newyorkaise. Mais il doit toutefois réussir à convaincre Julia, et rapidement, puisqu’elle a prévu de se faire avorter justement ce jour-là…

Ils finissent par trouver un créneau pour discuter dans leur journée infernale et, pour plus d’intimité, se réfugient… dans la chambre froide. Drôle d’endroit pour une rencontre et pour une discussion aussi sérieuse, qui doit avoir des conséquences sur leur avenir commun. Cette scène est l’une des deux seules scènes en couleur d’un film par ailleurs entièrement filmé en noir et blanc, comme pour mieux signifier la déprimante grisaille ambiante. Comme une exception, la couleur bleue fait ici son apparition. C’est une couleur ambivalente (1), certes, qui peut aussi bien véhiculer des idées négatives que positives. Cette couleur froide évoque parfois la mort ou la mélancolie, et pourrait évoquer, pourquoi pas, un “baby blues” annoncé. Mais c’est aussi la couleur des rêves, un symbole de ciel et de mer, d’espoir, de liberté et même de fertilité. Alors, à ce moment précis, tout est possible pour Pedro et Julia.

Mais une autre menace pèse sur le couple. 800 $ manquent dans la caisse de la veille. Rashid a chargé Luis d’identifier le coupable et de le licencier. Pedro, qui a donné à Julia une enveloppe contenant une somme similaire pour financer l’intervention à la clinique, se retrouve dans le collimateur du chef du personnel, qui le harcèle pour qu’il avoue son crime. Cette pression s’ajoute au climat tendu en cuisine, où le chef l’a aussi pris en grippe.
Alors, dans ces conditions, Pedro peut-il résister encore longtemps ? Réponse au terme de ce long récit (2h19) truffé de beaux moments de cinéma, qui se clôt avec une ultime touche de couleur, verte cette fois, mais tout aussi ambivalente. Comme la carte verte que convoitent les migrants comme un graal. Ou encore les billets qui, peut-être plus que la liberté, les valeurs morales et la démocratie, sont le véritable symbole des Etats-Unis. Ou, peut-être, plus poétiquement, comme le rayon vert évoqué par un des personnages lors d’une séquence de pause où les employés partagent leurs rêves. Ce rayon vert, issu d’une soucoupe volante – peuplée de petits hommes verts ? –  permettrait aux terriens d’être sauvés ou de disparaître complètement. Là encore, une belle métaphore. Les Etats-Unis constituent-ils vraiment une chance pour les migrants, ces “aliens” ? Ou peuvent-ils causer leur perte ?

The Grill est une oeuvre passionnante, qui permet à Alonso Ruizpalacios de se faire enfin connaître du public français. Jusque-là, le réalisateur mexicain était surtout connu des fidèles de la Berlinale, où il avait présenté Gëros, Museo et Notre histoire policière. Ce nouveau film, son meilleur, lui permet d’accéder à une reconnaissance internationale (2) et de prouver toute l’étendue de sa technique. Les plans-séquences sont remarquablement utilisés et même si leur utilisation pour décrire l’agitation des cuisines n’est pas nouvelle (The Chef et son plan-séquence unique de 90 mn restent dans les mémoires) ils permettent de restituer efficacement le chaos de cet environnement et de la psyché de Pedro.
Certains trouveront sans doute le film trop long (3) et un peu trop tape-à-l’oeil. Il aurait sans doute gagné à se concentrer davantage sur certains personnages, plus intéressants que d’autres, et à mieux développer certaines idées. Mais The Grill n’en demeure pas moins un long-métrage intéressant, qui s’inscrit parfaitement dans l’oeuvre de ce cinéaste, explorant la difficulté de conserver la culture et l’âme mexicaine et l’influence souvent délétère du mode de vie américain, symbole souvent trompeur de réussite sociale et de liberté.

(1) : Lire ce texte sur Mexico Historico
(2) : Il va réaliser quelques épisodes de la série “Star Wars :  Andor”
(3) : Le film est tiré d’une pièce britannique, déjà adaptée sur grand écran en 1961 sous son titre original The Kitchen et réalisé par James Hill. Il ne durait que 76 mn…


The Grill
La Cocina

Réalisateur : Alonso Ruizpalacios
Avec : Raúl Briones Carmona, Rooney Mara, Anna Diaz, Eduardo Olmos, Oded Fehr, Lee Sellars, Soundos Mosbah, Motell Foster, Spenser Granese
Genre : Cauchemar en cuisine
Origine : Mexique, Etats-Unis
Durée : 2h19
Date de sortie France : 02/04/2025

Contrepoints critiques :

”Noir et blanc (Roma), plan-séquence dans les entrailles d’un lieu clos (le théâtre de Birdman), critique sociale et politique (Biutiful), le réalisateur mélange les ingrédients sans y aller avec le dos de la cuillère. Mais la débauche d’effets finit par étouffer le goût comme une sauce trop épaisse gâte un plat.”
(Etienne Sorin – Le Figaro)

”La mise en scène hyperstylisée (noir et blanc, flou, ralentis) contraste avec le sujet, vraiment exploité lors d’un plan séquence très réussi durant le coup de feu. Mais cela ne suffit pas à compenser un rythme en dents de scie et un manque de tension.”
(Stéphanie Belpêche – Le JDD)

”Alignant avec virtuosité les plans séquences dans des couloirs qui mènent à celles-ci, The Grill est aussi un exercice de style, marquant l’entrée de Ruizpalacios dans la cour des plus grands (Cuaron, González Iñárritu), qui marie plans virtuoses, environnement sonore comme signal d’une crise à venir, mais aussi de bienvenues pauses délicatement poétiques”
(Olivier Bachelard – Abus de ciné)

Crédits photos : Copyright Zona Cero Cine 2023

REVIEW OVERVIEW
Note :
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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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