Lewis Trondheim… Quiconque s’intéresse un minimum à la BD connait forcément le bonhomme : que l’on apprécie ou non son travail – ou son sale caractère assumé – force est de reconnaître son implication dans le dépoussiérage de la vieille bédé franco-belge à papa.
Dès le départ, Lewis fait preuve d’un sacré culot : pris par l’envie de devenir dessinateur, il se lance dans un exercice d’improvisation de 500 pages, comme ça, hop, histoire de se faire la main. Au bout du compte, on obtient Lapinot et les Carottes de Patagonie, un album génial, au scénario délicieux et burlesque, au dessin simple et sans prétention mais rudement efficace, et qui donnera naissance à un des héros les plus populaires des années ’90.
L’album en question sera publié par l’Association, une maison d’édition indépendante à la ligne directrice novatrice dont il fut le cofondateur et qui représentera pour beaucoup le second souffle de cet art peu considéré à l’époque.
Avec ses compères, ils révèleront alors bon nombre de jeunes talents inconnus qui deviendront les auteurs majeurs d’aujourd’hui.
En parallèle, il participera à la création de l’Oubapo, Ouvroir de Bande Dessinée Potentielle, une sorte d’institution où une bande de génies farfelus s’impose des contraintes pour s’amuser allègrement avec les codes de la bédé. Il en ressortira des BD palindromes à lire dans les deux sens, des BD à plier pour en découvrir une seconde lecture, des BD avec une case unique répétée à l’infini, et bien d’autres folies encore… Pas forcément facile d’accès pour les néophytes, mais diablement inventif, original, et intelligent !
Via l’Association, Lewis publiera aussi ses Carnets de Bord où il se mettra lui-même en scène sous la forme d’un aigle royal un brin râleur, et imposera en France la mode de la bédé autobiographique, alors peu connue chez nous mais bientôt reprise en masse par un large éventail d’auteurs tricolores ; que ce soit sur papier ou via un blog.
Un blog dites-vous ? Et oui, les blogs dessinés deviendront légion, fleuriront de toute part sur le net, et bien sûr, Lewis en sera un des rois.
En effet, ce coup-ci pour apprendre l’aquarelle, le bonhomme se mettra à peindre des petits morceaux de vie et des réflexions plus ou moins philosophiques. Il les appellera Les Petits Riens et les diffusera sur son site internet. Ces Petits Riens seront lus, relus, repris, copiés, parodiés, et finalement édités en album chez Delcourt, dans la collection Shampooing… Une collection drôle et innovante, pleine de bulles qui piquent les yeux et lavent la tête, dixit son créateur / directeur : Lewis Trondheim himself !
Fort de ses succès à répétition, Lewis deviendra le chef de file de ce qu’on appellera alors « la Nouvelle Bande Dessinée », travaillera avec les plus grands, publiera plus d’une centaine de titres audacieux et acclamés (dont la tentaculaire série Donjon : 4 époques, 5 déclinaisons, 20 dessinateurs et 36 tomes en 20 ans), sera contacté pour des projets d’animation, scénarisera des histoires de Mickey ou Spirou, et finira même par remporter le Grand Prix du Festival d’Angoulême.
Enfin, « finir » n’est pas le mot adéquat, car Lewis n’en restera pas là.
Profitant de son statut de président du Festival d’Angoulême, il instiguera les 24 heures de la bande dessinée, une épreuve folle où une poignée d’auteurs auront pour mission de scénariser et dessiner en 24 heures une BD de 24 pages selon un thème et une contrainte dévoilés le jour-même ! Epreuve qui deviendra presque une tradition, reconduite par la suite sur plusieurs éditions du festival, avec chaque année avec de plus en plus de participants. Professionnels, amateurs, étudiants : tout le monde s’y frottera !
On continue ?
Allez, en vrac : il sera l’un des pionniers de la bande dessinée numérique en lançant Bludzee, un strip de 6 cases envoyé chaque pendant un an directement sur nos smart-phones ; trip qu’il reprendra ensuite sur Instagram avec Lapinot, où son personnage ressuscité (oui, oui,) s’y illustrera quotidiennement pour composer au final un album de 365 pages ! En parallèle, il diversifiera ses talents de scénaristes en s’associant à des dessinateurs au trait plus réaliste (du western avec Mathieu Bonhomme, du polar avec Stéphane Oiry, du tragi-quotidien avec Hubert Chevillard), donnera naissance à un univers de SF très eighties avec môssieur Vatine, et le rebootera 8 fois en convoquant une armée de dessinateurs et scénaristes débarquant d’horizons divers et variés ; ou encore investira les pages du journal Spirou avec Mastodonte, un faux atelier / vrai cadavre (très) exquis regroupant la crème de la BD contemporaine, de Alfred à Tébo en passant par Pedrosa ou Bouzard !
C’est ainsi qu’en peu de temps, cet inconnu débarquant avec son style léger et ses p’tits dessins tout naïfs, a su prouver qu’il était un passionné et un acharné, travailleur et inventif, surprenant et visionnaire ; et devint un grand auteur complet, méritant amplement sa place au panthéon du 9ème art aux côtés d’illustres tels que Franquin, Gotlib ou Hérgé.
Afin de célébrer un tel parcours, une expo lui a été consacrée lors du dernier festival d’Angoulême : « Lewis Trondheim fait des histoires » fut une réussite et aura été l’occasion pour le plus grand nombre de mieux connaître ses œuvres et leurs origines, de s’extasier devant ses planches originales, mais aussi de découvrir une flopée d’inédits, de livres inachevés diffusés sur liseuses… et même des gags et pensées dessinées à même les murs du musée !
Et pour les malchanceux n’ayant pu se rendre à cette expo’, qu’ils se consolent : en parallèle l’Association vient de publier une énorme monographie sur le bonhomme. Sous forme d’un long entretien entrecoupé de témoignages de ses proches et d’illustrations inédites, cet impressionnant pavé sera l’occasion d’en apprendre plus sur l’homme discret derrière l’auteur reconnu. D’habitude peu enclin aux interviews, Trondheim, ici mis en confiance par son ami Thierry Groensteen, nous parlera de ses premières lectures, ceux qui furent ses inspirations et ses références. On comprendra alors comment après avoir préféré aux classiques de la littérature française les « page turner » populaires américains, il est devenu ce narrateur hors pair qui sait nous accrocher dès les premières pages de ses albums. Il sera également intéressant d’y lire que ses héros de prédilection ne furent pas forcément les plus lumineux – plus attiré par un Iznogoud que par un Asterix – et d’y déceler les prémices du sarcastique Richard, du cynique Ralph Azham ou du roublard Herbert ! Bien sûr, il reviendra sur ses débuts, les périodes de vaches maigres, ses doutes et ses craintes, mais aussi ses faiblesses qu’il a choisi de transformer en autant de forces. Nous y verrons également comment – malgré la réputation peu avenante le précédant – il a systématiquement su s’entourer des talents reconnus comme ceux de demain pour en faire souvent bien plus que des collègues, de véritables amis de jeux. Car finalement, de jeu, nous verrons tout au long de ces quelques 300 pages, que c’est bien de cela dont il s’agit : de ses premiers fanzines à ses plus grands succès, Lewis a toujours su s’amuser, avouant que chacun de ses albums a été réalisé par pur plaisir égoïste… un plaisir pas si égoïste que ça tant il sera communicatif, enchantant le lecteur quel que soit le genre transcendé par la désormais fameuse « Trondheim’s touch » !
Ah, et par-dessus tout : le voile sera enfin levé sur « l’affaire Frantico » ! Héhé…!
Un album passionnant, donc, tant pour les fans de Trondheim friands de tout savoir sur cet étonnant bonhomme, que pour les amateurs de BD tout court qui, à travers son hallucinant parcours mais également via son regard en tant qu’auteur/éditeur, pourront se faire une idée du paysage bédégraphique français d’hier et d’aujourd’hui ; de la déferlante de « la Nouvelle Bande Dessinée » des années 90 aux éprouvantes difficultés que rencontrent actuellement ceux qui essayent de vivre de leur art…
* Entretiens avec Lewis Trondheim, par Thierry Groensteen (ed. l’Association).