Le festival Quai des Bulles fut une nouvelle fois une jolie occasion de se retrouver entre passionnés de bande dessinée, d’assister à de belles expositions autour du neuvième art, mais aussi de rencontrer des auteurs dans d’agréables conditions, et discuter tranquillement avec eux sur fond de mer et de ciel bleu…
Aujourd’hui, nous vous proposons donc de revenir sur la rencontre entre notre chère Lulu et Cyril Bonin, auteur de romantiques, oniriques, fantastiques et magnifiques albums tels que The time before, La belle image, ou dernièrement, l’adaptation du fameux roman de David Foenkinos, La délicatesse…
Lulu : J’ai lu que vous avez été attiré très jeune par le dessin et avez commencé à dessiner vos premières BD vers 10 ans.
Cyril Bonin : Pour le dessin en lui-même : je dessine depuis toujours, dès qu’on m’a mis un crayon dans la main. C’est le cas de la plupart des enfants, d’ailleurs. C’est plus tard que leur entourage fait qu’ils ne sont peut-être pas suffisamment encouragés, s’arrêtent, et qu’il y a d’autres choses qui prennent le pas sur le dessin.
LP : Vous avez donc été encouragé par votre famille ?
CB : Oui, quand je montrais mes dessins, mon entourage s’y intéressait, et ça m’a encouragé. Et puis effectivement, vers l’âge de 10 ans, j’ai commencé à faire mes propres bandes dessinées. Au départ c’était juste à la demande des copains, en CM2, de reprendre des personnages de télévision, de dessins animés.
LP : Quelles étaient vos influences à ce moment-là : plutôt la télé ou la BD ?
CB : Au début, c’était les dessins animés de l’époque, et puis après, c’était plus les Comics, des super héros, et comme j’étais impatient, à un moment je me suis dit : « plutôt que d’attendre les prochaines parutions, je vais inventer la suite moi-même ! »
Je me suis donc créé ma propre galerie de personnages et j’ai commencé à réaliser mes premières BD ! Il y avait une dizaine ou une vingtaine de pages, qui étaient reliées en couture par ma maman.
LP : Vous les avez gardées ?
CB : Oui, oui !
LP : Et par la suite, vous avez continué à lire de la BD ?
CB : Oui. D’abord les grands classiques comme Tintin, Astérix, Lucky Luke… Et puis avec l’adolescence, il y a eu la découverte d’auteurs plus pour adultes, comme Enki Bilal, Moebius, Druillet, Schuitten, Tardi… des gens comme ça.
L’envie de dessiner et de faire des BD était déjà présente, j’ai assez vite décidé d’en faire mon métier, et la découverte de ces auteurs m’a encore plus encouragé dans cette voie-là.
LP : Un journaliste a dit au sujet de La délicatesse, de David Foenkinos : « L’art de l’écrivain est d’attraper un bout de la vie des autres, de le faire sien et, à la suite d’une alchimie toute personnelle, d’en réaliser une succession de lignes et de pages disposées de telle façon qu’on ne parvient plus à lâcher l’ouvrage jusqu’à sa fin. »
C’est ce qui vous a plu dans La délicatesse, ou encore dans La belle image, et qui vous a donné envie de les adapter ?
CB : Effectivement, ce qui m’a plu : au-delà des histoires et du fond, c’est la qualité d’écriture de Marcel Aymé pour La belle image et de David Foenkinos pour La délicatesse. Ce sont des gens qui pourraient raconter l’histoire d’une fourmi sur le rebord d’une fenêtre et on serait pris par l’histoire, par la narration, parce qu’ils ont une manière de raconter très virtuose. Dans La délicatesse, il y a presque un aphorisme toutes les deux phrases ! Ce qui m’a d’ailleurs un peu posé problème pour l’adaptation, car j’avais presque envie de tout garder. Mais bon, justement, le travail de l’adaptation c’est de faire des choix. Et puis l’image est là aussi et parfois elle suffit, après ce serait redondant.
C’est vraiment une complémentarité à trouver, et clairement ,l’exercice est très intéressant à faire !
LP : Dans certains albums où vous êtes à la fois auteur et scénariste, on relève plusieurs points communs. L’époque, en premier lieu : la plupart de vos histoires se déroulent au début du XXème siècle, voire pendant les années 50. Qu’est-ce qui vous plait dans cette période ?
CB : Graphiquement, je suis beaucoup plus intéressé par les périodes du passé. Le monde contemporain me fait peut rêver… Graphiquement en tout cas !
LP : Ce sont les tenues vestimentaires, l’architecture ?
CB : Oui, c’est l’ensemble ! C’est vrai que je préfère dessiner une calèche qu’une voiture.
Ou un personnage en redingote et chapeau haut de forme, plutôt qu’en jeans et baskets.
J’ai tendance à me diriger plutôt vers les périodes passées, mais les thématiques que j’ai envie d’aborder sont plus contemporaines et ont plus d’écho aujourd’hui. C’est ce qui m’a poussé à resituer Amorostasia de nos jours, alors que je m’étais évertué à le placer dans d’autres époques. J’ai différentes versions du scénario : une en 1920, une autre dans les années 1950. Mais ça ne fonctionnait pas ! Et je me suis rendue compte que l’histoire prenait plus de sens si elle était située de nos jours, notamment parce que cela parle du sentiment amoureux, et qu’on a un regard actuel sur ce sentiment qui est assez froid, scientifique. On le décortique, c’est l’instinct de survie, la chimie des corps, des hormones. Donc c’était plutôt pertinent de le placer de nos jours.
LP : Et vous avez choisi d’utiliser des teintes sépia pour accrocher avec cette période ?
CB : De manière générale, je préfère des teintes pas trop saturées et des gammes de couleurs un peu réduites. Après, d’un album à l’autre, la gamme colorée peut être un peu différente. Mais je pense qu’il y a effectivement une cohérence avec la période.
C’est également un choix d’avoir une gamme de couleurs assez restreinte. Par exemple si les avant-plans, notamment les personnages, sont assez détaillés, on peut avoir des arrière-plans moins fouillés en terme de couleurs, pour les distinguer.
Cela permet aussi de ne pas perdre le lecteur dans la narration et qu’il ne s’attarde pas sur des détails superflus, car, pour moi, une BD se doit avant tout de raconter une histoire, et on doit vraiment passer d’une case à l’autre sans trop s’arrêter sur chaque case.
LP : Autre point commun sur ces BD : on y trouve souvent un élément surnaturel. Cela vous paraît essentiel pour pouvoir traiter de rapports humains, de questionnement sur soi ? Ou c’est juste pour le côté fantastique ?
CB : L’aspect surnaturel, c’est une manière de faire rêver, mais c’est également le moyen de déstabiliser les personnages.
LP : L’élément surnaturel intervient donc pour casser le schéma que vous avez construit pour le personnage et le remettre en cause ?
CB : Voilà, cela remet en cause leurs modes de vie, leurs habitudes, leurs manières de penser, et cela suscite des questionnements.
Dans Amorostasia, c’est un questionnement sur l’amour, la différence entre l’amour et l’amitié, l’amour qui se transforme. On peut avoir l’impression d’être dans une routine, mais l’amour est toujours là, et il suffit de pas grand-chose pour le raviver.
Dans The time before, le talisman permet au personnage de revenir en arrière et de changer le cours des évènements, et là aussi, c’est une manière de questionner sur nos vies. On a tous l’envie de mener la vie la plus parfaite possible, avoir une vie de famille équilibrée, une maison, une voiture, etc…
Et c’est une question qui se pose régulièrement dans mon travail : est-ce qu’il y a des choses à améliorer ? Est-ce que c’est vraiment fini ?
Donc, à un moment, il faut savoir dire stop et se dire que ce n’est peut-être pas parfait, mais ça ne le sera certainement jamais !
LP : Donc le message dans The time before, c’est de ne pas chercher continuellement la perfection mais qu’il faut savoir apprécier la vie, simplement ?
CB : Oui, il y a de ça… et que la perfection n’est certainement pas de ce monde. Il faut aussi accepter le lâcher-prise et que les choses nous arrivent sans qu’on les décide. Il y a plusieurs petites morales possibles !
LP : Et on retrouve les principes de la théorie du chaos où lorsqu’on modifie un aspect de la vie, d’autres aspects s’en trouvent forcément modifiés.
CB : Tout à fait : un petit détail peut avoir de grandes conséquences, comme dans la théorie du chaos, effectivement. Et puis sur les rapports humains, un détail, un geste, une phrase peut faire basculer une relation. C’est ce qui arrive au personnage à un moment lorsqu’il revient dans le passé, essaie de retrouver sa compagne, et que, finalement, leur relation a changé.
LP : Autre point commun entre vos œuvres, c’est que chaque personnage principal semble être à la recherche d’une vie parfaite, ce qui l’amène à se poser des questions sur sa vie actuelle… Je vous pose donc une question difficile : ce serait quoi pour vous une vie parfaite ?
CB : [rires] Ah oui ! Alors je crois que justement, je ne suis pas à la recherche de la perfection, ni dans ma vie, ni dans mon travail ! Ce n’est pas un objectif pour moi. J’essaie d’aller vers un épanouissement, un équilibre.
LP : Dans Amorostasia, les personnes qui sont amoureuses – réellement amoureuse d’un grand amour – se figent. On doit retenir l’idée d’un amour tellement fort qu’il se fige dans le temps et en devient immortel ?
CB : Oui, l’idée est venue au départ d’une réflexion simple qui était : « quel dommage de ne pas pouvoir retenir les moments heureux ! » Dans un premier temps, j’ai imaginé une épidémie qui figerait les personnes heureuses, mais la notion de bonheur est vaste et revêt différentes formes. Pour certains, le bonheur c’est voyager, pour d’autres, c’est regarder la télé, passer une soirée entre amis…
LP : …voir ses enfants grandir…
CB : Oui, ou simplement jouer aux Légo ou Playmobil ! Donc, j’ai laissé cette idée de côté et y suis revenu plusieurs années après en me disant qu’il vaudrait mieux recentrer l’idée sur un seul type de bonheur, qui est la rencontre amoureuse.
LP : Et l’immortaliser ?
CB : Oui. Là, quand l’épidémie se déclare, dans un premier temps, elle fait peur, puis on se rend compte que cet état de fige n’est pas si terrible que ça, au contraire, c’est même un moment agréable.
LP : Et les personnes qui ne se sont pas figées sont presque frustrées de ne pas l’être !
CB : Oui, cela créé des situations ambivalentes de gens qui ont peur de se figer et d’autres qui se demandent pourquoi ils ne le sont pas.
LP : Du coup, la société se met à rejeter tout acte d’amour ou de séduction, et les femmes qui sont reconnues comme tentatrices doivent porter un brassard. Pourquoi seulement les femmes ?
CB : Ah ! Voilà ! [rires]
Le trait est un peu appuyé, car il serait logique que les hommes qui ont malencontreusement séduits une femme portent aussi un brassard, mais là, j’ai volontairement créé cette dichotomie – enfin, ce sexisme – parce que c’était une manière de faire écho à la société, et de parler de la place des femmes dans la société, dans notre culture de manière générale.
Dans la bible la femme est considérée comme une séductrice, en commençant par Eve, et puis il y a d’autres exemples comme Bethsabée, qui séduit le roi David, ou encore la reine de Saba. Dans le récit, c’est justifié par le fait qu’il y a plus de cas d’hommes séduits par les femmes que l’inverse.
Ceci dit, j’ai entendu la conférence d’un sociologue il y a peu de temps qui disait qu’apparemment, les hommes sont plus sensibles aux apparences et à l’aspect physique que les femmes. On est des cœurs d’artichauts, il nous en faut peu ! [rires]
LP : Et d’un point de vue plus technique : comment vous organisez votre travail, et comment se mettent en place vos idées ? Vous travaillez d’abord sur le scénario, et ensuite sur le dessin et l’ambiance ?
CB : Oui, c’est ça. Je travaille d’abord sur la thématique, ensuite j’ai des idées, des scénettes qui viennent instantanément, et après, le travail consiste à nourrir et rassembler tout ça.
J’écris le scénario et ensuite le découpage avant de commencer vraiment les dessins.
Donc, j’ai vraiment deux étiquettes distinctes ! Je sais qu’il y a des auteurs qui arrivent à faire les deux en parallèle, ils font des croquis ou un story-board, tout en écrivant. Moi, j’ai besoin d’avoir vraiment les deux séparés. D’ailleurs, c’est assez rigolo, parce que quand je commence à dessiner, il y a souvent un peu de temps qui s’est écoulé et j’ai presque l’impression de travailler sur le scénario de quelqu’un d’autre. Sauf que là, j’ai toute la liberté de changer ! Après, il y a parfois des idées qui sont contradictoires et qui ne peuvent pas être mises ensembles, donc, il faut faire des choix.
Ça a été beaucoup le cas dans The time before parce qu’il y avait plein de possibilités et de directions possibles, et du coup, je me suis retrouvé confronté au problème du choix qui est central dans l’album ! Donc il y a pas mal d’idées que j’ai dû écarter, hélas.
LP : Il fallait doubler le nombre de pages !
CB : Eh bien, je suis assez tenté par un Tome 2 ! Parce que dans les idées que j’ai laissé de côté, il y en a pas mal pourraient nourrir un deuxième tome.
LP : Avec le même personnage ?
CB : Pas forcément. Mais surtout il faudrait que je raconte autre chose. C’est-à-dire qu’on en ressorte avec d’autres questions, d’autres réflexions.
LP : Quels sont vos prochains projets ?
CB : L’actualité, c’est le Tome 3 d’Amorostasia qui est en cours et devrait sortir vers août 2017. Le scénario est écrit, le découpage est fait, et j’ai dessiné une vingtaine de pages.
LP : Et à part ça, est-ce qu’il y aurait une collaboration un peu folle qui vous ferait fantasmer ?
CB : Il y a bien des auteurs dont le travail me plaît beaucoup – comme Wilfrid Lupano ou Kris, par exemple – mais j’éprouve trop de plaisir à écrire, donc j’ai plutôt envie de travailler seul. Après on ne sait jamais, si on me propose un projet et que c’est le coup de foudre, pourquoi pas ! Mais j’ai une réelle nécessité à réaliser les albums, et j’ai quand même la chance d’être publié, diffusé.
LP : Justement, le monde de l’édition de BD est un peu en crise ces dernières années, vous n’avez pas de mal à vendre vos projets ?
CB : Il y a eu parfois des moments un peu difficiles où j’avais du mal à placer certains projets, mais ça finit quand même par se faire.
LP : Votre notoriété vous permet de rester assez libre ?
CB : Les éditeurs ont confiance et ont envie de travailler avec moi, mais ça ne se fait pas non plus les yeux fermés ! Mais j’aime bien qu’il y ait une vraie rencontre, c’est-à-dire que l’éditeur ne serve pas juste à signer le chèque. Et c’est tout à fait ce que je retrouve avec Sébastien Gnaedig de chez Futuropolis ou Hervé Richez chez Bamboo, où il y a un véritable échange. Ils lisent le scénario, on en parle, on en discute…
LP : Vous avez carte blanche, en général ?
CB : Une fois que le projet est accepté, c’est parti ! C’est rare qu’il y ait des grosses remarques de l’éditeur ensuite.
LP : Malgré les éternelles imperfections citées ci-dessus !
CB : [rires] Voilà c’est ça ! Nourrissons-nous des imperfections ! Il faut être ouvert et arriver à surfer sur les mauvaises surprises et les accidents de la vie.
LP : Eh bien, je vous remercie… et vous souhaite une vie pleine de belles imperfections !
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