Le festival Quai des Bulles fut une nouvelle fois une jolie occasion de se retrouver entre passionnés de bande dessinée, d’assister à de belles expositions autour du neuvième art, mais aussi de rencontrer des auteurs dans d’agréables conditions, et discuter tranquillement avec eux sur fond de mer et de ciel bleu…
Les auteurs du jour sont Grégory Panaccione & Giorgio Albertini, dessinateur et scénariste du génial Chronosquad, épopée délicieusement barrée mélangeant polar et science-fiction pour mieux se jouer des anachronismes en baladant nos enquêteurs d’un « village vacances » de l’Egypte Antique à une station de ski du Paléolithique… en s’autorisant une petite amourette à l’heure de la Renaissance !
PaKa : Que lisiez-vous gamin ?
Grégory Panaccione : Je lisais Pif. Après, j’ai commencé un peu de Tintin, et là, j’ai vu que je passais un niveau au-dessus. Sinon, les grands classiques, Asterix, Gaston… Mais c’est vers 19 – 20 ans que je suis vraiment reparti dans la BD, avec Moebius, Gotlib, et puis Goessens, beaucoup.
Pk : Et aujourd’hui, quelles sont tes influences ?
GP : Aujourd’hui, je lis encore un peu de BD, mais beaucoup moins : j’ai un peu un rapport bizarre avec la bande dessinée. J’adore ça, mais je n’ai pas le réflexe d’en lire, même les auteurs que j’aime beaucoup : par exemple, j’adore Goessens, et pourtant, je n’ai pas du tout tous ses albums. Je suis un peu contradictoire sur certaines choses : je suis à la fois attiré, et à la fois je ne vais pas mettre d’énergie pour aller chercher les choses.
Pk : Et toi, Georgio ?
Georgio Albertini : Ah oui, moi j’en lis beaucoup. Je lis surtout des auteurs français, avec les classiques comme Hergé, Uderzo, mais aussi « la nouvelle bande dessinée », avec Blutch, Blain, David B, Sfar… Beaucoup de choses, dont aussi des auteurs italiens.
Pk : Comment êtes-vous venus à faire de la BD ? Via une école ou de manière autodidacte ?
GP : J’ai fait l’école Estienne à Paris, pendant 5 ans, et après j’ai fait les beaux-arts de Paris avant de commencer à bosser dans la pub. Mais dans la pub, j’étais un peu frustré parce qu’on ne dessinait pas beaucoup, donc, je me suis dit « bon allez, faut que je casse le rythme, je vais me lancer dans l’illustration ! ». Mais dans les années 90, c’était une période de crise, alors l’illustration, ça marchait pas très bien… et puis j’ai rencontré un copain qui m’a fait rentrer dans le dessin animé de série, un monde que je ne connaissais pas du tout, je me suis retrouvé la dedans et j’y ai travaillé pendant plus de 20 ans.
Pk : Ah, d’accord : le dessin animé… d’où cet art du mouvement, de la gestuelle qu’on retrouve aujourd’hui dans tes bouquins.
GP : Oui, j’ai fait beaucoup beaucoup de storyboard, ce qui t’obliges à décomposer vraiment les mouvements… c’est déjà presque de l’animation !
Pk : Question BD, j’ai découvert ton travail avec Mon ami Toby chez Shampooing. C’est ton premier album ? Comment as-tu rencontré Lewis ?
GP : C’est bizarre, parce qu’en fait je connaissais déjà directement Guy Delcourt – vu qu’à l’époque je travaillais dans la société de dessins animés dont il était le directeur – donc, j’aurais pu profiter de cette connaissance quand j’ai décidé de faire de la BD, mais je pensais pas forcément qu’il se souviendrait de moi, alors je ne suis du tout pas passé par-là : j’ai envoyé des e-mails avec mon projet à plein de maisons d’édition, et c’est Lewis qui m’a répondu ! Et ensuite, ça a été assez vite : j’ai signé le contrat très peu de temps après, et en quelques semaines, j’étais parti dans le monde de la BD… et je me retrouvais une nouvelle fois avec Guy Delcourt, ce qui est assez drôle, finalement !
Pk : Arrivent ensuite, Ame Perdue, Match, et enfin Océan d’amour : encore une BD muette, mais avec un scénariste, de coup-ci. Comment s’est passée la rencontre avec Wilfrid Lupano ? Via Delcourt ?
GP : Non, dans un festival : Normandiebulles, en 2013. On s’est rencontrés vite-fait, il m’a dit « j’ai un projet muet, si ça t’intéresse, j’te le raconte vite-fait ». Il me l’a raconté dans le métro, et moi je lui ai dit « ouais, l’idée, me plait, l’atmosphère me plait », alors il m’a envoyé le scénario – qu’il a retouché vite-fait parce qu’il l’avait dans un tiroir depuis 2008 – je l’ai validé, on a discuté avec la maison d’éditions, et puis le contrat s’est signé aussi rapidement et l’album a été fini dans l’année : on s’est rencontré en septembre et l’album est sorti en octobre l’année d’après !
Pk : Et comment travailles-t-on avec un scénariste sur une BD muette, sans aucun mot ni dialogue : il te propose quelque chose de déjà très découpé, ou il t’explique en gros l’histoire et à toi de te débrouiller ?
GP : Pour Wilfrid, ça dépend des dessinateurs avec qui il travaille : il y en a pour qui il fait le découpage – « case 1 tel personnage, dans telle position, avec cet angle là et ce cadrage-là » – et pour d’autres, comme moi, il se dit « non, je vais le laisser libre ». Donc il m’a envoyé l’histoire, comme ça, qui faisait 18 pages, et j’ai fait ce que j’ai voulu. Je lui envoyé tout fini, on en a discuté ensemble, on l’a retouché, et on a même rajouté des pages : j’avais des frustrations par rapport à son script, il y a des endroits que je trouvais moins sympas que ce qu’il avait écrit, alors je lui proposais de rajouter des parties, et lui pareil de son côté… au final, on a rajouté 50 pages !
Pk : Il en a été de même avec De Groodt, lorsque l’expert en BD muette rencontre le maître des mots ?
GP : Maitre des mots, oui, mais en même temps, si tu regardes bien, De Groodt est assez surréaliste : même ses sketchs sur Canal+, c’est un truc qui t’envoies dans un monde qui n’existe pas… et donc, quand Yannick [Yannick Lejeune, éditeur – NDLR] nous a proposé cette collaboration, voyant ce que faisait De Groodt et voyant ce que j’avais fait, on s’est dit que ça avait du sens et qu’il y avait un truc sympa à faire. Après, moi, je ne connaissais pas du tout De Groodt, parce que j’habite en Italie et qu’il n’est pas connu là-bas, mais le scénario qu’il m’avait envoyé m’a plus et pensais en effet qu’on pouvait faire un truc bien ensemble. Pourtant, il y a des moments, quand je bossais dessus, j’avais l’impression que c’était complétement décalé par rapport à ce que je voulais faire moi, et puis à la fin, ça avait vraiment du sens… Même le titre, Qui ne dit mot : ça collait très bien pour ma première BD à texte.
Pk : Autre BD à texte : Chronosquad. Et là, quelle belle surprise : une aventure époustouflante, qui avance à toute allure, pleine de rebondissements et avec un rythme de folie ! Un rythme qui découle d’une superbe alchimie entre les dialogues et les dessins : on sent qu’entre vous, ça marche ! Vous vous connaissez depuis longtemps ?
GA : En effet, oui, on partage le même atelier à Milan, donc ça fait un moment qu’on se connait.
Pk : C’est quelque chose que l’on ressent à la lecture : le déroulement de l’action, l’enchainement des scènes – dialoguées comme muettes – est vraiment parfait. Vous vous passez la balle, comme une sorte de partie de pingpong ?
GA : Oui, oui, c’est tout à fait ça. On commence à parler, puis j’écris, puis il me répond en dessinant les choses, moi, je réécris, il recommence à dessiner…
GP : C’est un peu le bordel, ouais ! [rires]
Pk : C’est peut-être le bordel, mais on sent une putain de spontanéité !
GP : Bah, en fait, plus sérieusement, c’est vrai que c’est super pratique, d’avoir le scénariste juste à coté, de pouvoir lui dire où en est, lui demander si ça lui va… et puis en plus il m’aide sur la documentation.
GA : Oui, même si j’ai écrit plusieurs albums en Italie, mon travail, c’est dessiner dans l’archéologie : je redessine d’après des écrits des sites tels qu’ils étaient à l’époque.
GP : Il y met tous les détails, c’est assez minutieux…
Pk : Ah, d’accord… D’où le gros background historique de Chronosquad, super carré et précis quelle que soit l’époque visitée par les héros !
GP : Oui, c’est sûr que d’avoir quelqu’un comme lui, ça aide bien.
GA : Voilà, c’est ça la liaison avec Chronosquad.
Pk : C’est un projet sur lequel vous travaillez depuis longtemps ?
GA : Oui, on avait déjà parlé de Chronosquad avant même que Grégory et moi travaillions dans le même atelier.
GP : Ah oui, c’est vrai : vers 2007, on avait déjà cette idée-là, mais on parlait d’en faire une série en dessin animé, on voulait la proposer à une maison de production genre Marathon [l’un des tout premiers producteurs français d’animation – NDLR]
GA : …et puis c’est tombé à l’eau.
GP : Oui, on a laissé tomber le truc, et puis il y a deux ans, on a vu une interview de Trondheim qui disait avoir adoré Lastman, et on s’est dit « Pourquoi on lui propose pas notre idée, là, vu qu’il aime bien ce genre de série fleuve ?! » Et du coup, il l’a pas fait ! [rires]
Pk : C’est vrai que ça ne doit pas être évident de proposer une série d’une telle ampleur : quand on voit à quel point votre est déjà très dense, et qu’il ne s’agit pourtant que du premier tome d’une série de 4, c’est hallucinant ! En cette période un peu morose dans le monde de la BD – où des séries commencées sont abandonnées, où l’on privilégie les one-shot – ça a été facile d’arriver chez l’éditeur et de lui dire : « mec, je te vends une série de 1000 pages ! »
GA : Oui. [rires]
GP : Oui, ça a même été assez étonnant, en fait : on avait fait 60 pages, on les a envoyées à Grégoire [Grégoire Seguin, éditeur – NDLR], qui a trouvé ça super, il les a montré à Guy Delcourt, qui a tout de suite trouvé ça super aussi… et donc, on a signé le contrat pour les 4 tomes dans la foulée !
Pk : Quatre tomes direct ?
GP : Oui, mais entre temps, on a fait un synopsis des 4 tomes complets, avec des petits dessins et tout… Quelque chose de très complet où il était assez facile d’imaginer ce qui allait se passer.
GA : Je pense que ce qui a facilité la chose, c’est que Grégory travaille très vite, et pour l’éditeur, c’est une chose importante.
GP : Oui, voilà : le fait qu’on ne proposait que 4 mois d’attente entre chaque tome, ça les a aussi séduits.
GA : Le tome 2 est déjà annoncé pour janvier, le troisième sera fini dans 15 jours, et on attaque directement le 4 après…
Pk : Ah oui, gros gros boulot ! Et donc, vous connaissez déjà la fin ?
GP : oui, il meurt à la fin ! [rires]
GA : Oui, on connait la fin depuis le début, mais on a de la liberté.
GP : On sait où on va, mais des fois y a des surprises. Giorgio est assez surprenant : dans le synopsis, il y a quelque chose d’écrit, et puis après quand il fait le scénario, tac, il change des trucs… et puis, moi, après, quand je dessine, je change encore d’autres trucs…
GA : Oui, parce que les personnages, ils vivent. Des fois, c’est eux qui décident.
GP : Voilà, on voulait vraiment que ce soit le plus naturel possible, c’était vraiment l’objectif.
Pk : Vu l’ampleur du projet, vous travaillez sur autre chose en parallèle à Chronoqsuad ?
GP : Moi, je ne suis que sur Chronosquad, lui, il est sur plein d’autres choses à côté.
GA : Oui, je travaille sur beaucoup de choses, c’est ma vie d’écrire. J’écris surtout des essais historiques.
Pk : Petite question un peu à part : le héros ressemble physiquement à celui de Match (où l’on peut croiser Toby), qui lui-même ressemble au perso’ d’Âme perdue… Perso’ qui d’ailleurs semble avoir pratiqué le tennis avec passion… Est-ce une simple coïncidence, un petit jeu, ou alors tout est-il lié dans une énorme métahistoire?
GP : Bah, je pense qu’il y a une métahistoire, mais que je ne la connais pas encore… je la crée au fil des albums !
Pk : Enfin, question bonus : si vous aviez une baguette magique qui vous donnerait le pouvoir de convaincre un éditeur d’accepter n’importe-quel projet, de maîtriser n’importe quel sujet ou n’importe quelle technique, ou encore de collaborer avec n’importe quelle personne, vivante comme morte… quel serait votre projet ultime, votre projet rêvé ?
[long silence]
Pk : Rien ne vous vient à l’esprit ?
GP : Personnellement, je ne me sens pas frustré du tout : je fais exactement ce que j’ai envie de faire !
GA : En effet, nous avons de la chance, parce que nous faisons vraiment ce que nous voulons.
Pk : Peut-être que votre projet rêvé, vous le tenez déjà avec Chronosquad, alors ?
GP : Oui, voilà, et puis demain ce sera autre chose, et on le fera !
Pk : Hé bah, écoutez, c’est sûrement l’une des plus belles réponses que j’ai eues à cette question : vous me dites que vivez votre rêve chaque jour ! C’est beau !
Je resterai donc sur ces jolis mots, et vous souhaite un bon festival et une belle continuation… pour Chronosquad, comme pour vos rêves futurs !
A lire également : chroniques de Match et Âme perdue ici et là.
Merci pour ce beau partage…. J’ai pu un peu découvrir l’univers de Greg et les coulisses de là BD. Cela donne vraiment envie d’entrer dans le monde un peu fou de Chronosquad
L’univers de Gregory est vraiment hallucinant… et ce qu’y apporte Giorgio est tout bonnement génial !
Avec de tels superlatifs, comment Chronosquad pourrait-il ne pas être un « must-read » ?!