Peut-on avoir été la star la plus connue de l’industrie du porno américain des années 1970 et avoir eu la carrière la plus courte dans le même domaine (1)?
Peut-on être une icône de la libéralisation des moeurs, un modèle d’émancipation féminine absolu et être, dans le même temps, l’incarnation de la femme soumise, malheureuse, sous le joug d’un mari tyrannique et violent?
Oui, et Lovelace, le biopic signé Rob Epstein et Jeffrey Friedman, s’attache à le prouver.
Habilement conçu en deux parties, le film montre les deux facettes de la vie de Linda Boreman, plus connue sous le pseudonyme de Linda Lovelace, l’héroïne du film Gorge profonde, un des plus gros succès de l’histoire du cinéma pornographique américain, avec entre 45 M$ et 600 M$ de recettes pour un budget de 25 000 $, et un phénomène de société.
Au départ, rien ne la prédisposait à devenir cette icône sexuelle. A 21 ans, elle vivait une vie assez sage et assez prude. Elle ne pensait pas du tout au sexe après une première expérience malheureuse. A 19 ans, la perte de sa virginité a en effet été immédiatement sanctionnée par une grossesse inopinée. Aussi, elle prenait bien soin à se tenir éloignée des garçons. De toute façon, sa mère, très stricte, la gardait sous étroite surveillance, intraitable quant à ses horaires de sortie le soir, la longueur de ses jupes et au respect des bonnes moeurs. En un mot : étouffante.
Trop, sans doute. Au point de donner à la jeune femme l’envie de quitter au plus vite le cocon familial. Ce qu’elle fit en 1970. Son passeport pour la liberté fut sa rencontre avec Chuck Traynor, un ancien marine reconverti en patron de bar interlope. Le type avait l’air bien sous tout rapport, hormis son intérêt manifeste pour le sexe et la drogue. Suffisamment bien , en tout cas, pour qu’elle le suive et l’épouse dans la foulée.
Mais trois ans après, Traynor a rencontré de sérieuses difficultés financières. Pour l’aider, Linda a dû vendre ses charmes et accepter de tourner dans un film pornographique. Elle n’avait pas du tout le physique de l’emploi, avec ses tâches de rousseur et son physique passe-partout, mais ses talents pour certaines pratiques sexuelles hors normes (la fameuse “gorge profonde”) ont fini de convaincre les producteurs.
17 jours plus tard, le film de Gerard Damiano fût mis en boîte, prêt à connaître le succès phénoménal que l’on sait…
Linda devint une star de manière fulgurante, fut invitée à des fêtes fréquentées par le gratin du show-business américain et tapa même dans l’oeil de Hugh Heffner, le propriétaire de “Playboy”.
Telle qu’est présentée cette histoire dans la première partie, Lovelace a tout de la success-story classique et son héroïne peut être considérée soit comme une ingénue trop naïve pour comprendre dans quoi elle s’est embarquée, soit comme une starlette prête à tout pour réussir. Mais la réalité est un peu plus complexe que cela…
Hop, deuxième partie du film. Six ans plus tard, Linda Boreman raconte sa version de l’histoire, dans le but de publier sa biographie (2). Une version bien différente de celle, presque idyllique, que nous venons de voir.
Elle révèle que Chuck Traynor n’était pas du tout quelqu’un de bien. C’était un escroc et un proxénète, doublé d’un mari brutal. Il a commencé à la violenter dès leur nuit de noces et l’a ensuite livrée en pâture à des pervers pour payer ses dettes. Elle a tourné Gorge profonde sous la contrainte, dans un état de peur permanent. Et la notoriété inattendue du film a eu un impact très négatif sur ses relations avec ses proches, qu’elle n’a plus revus pendant des années après cela.
Vu comme cela, le fabuleux destin de Linda Lovelace tient plutôt du chemin de croix…
On sent que si les auteurs se sont intéressés à cette biographie, c’est à cause de ce décalage entre le personnage de Linda Lovelace tel qu’il a été façonné et considéré, après le phénomène Gorge profonde, et Linda Marchiano, la mère de famille anonyme, fervente militante anti-pornographie.
Le problème, c’est qu’ils l’exploitent très mal, ne tirant de leur construction à deux niveaux qu’un simple rebondissement narratif destiné à émouvoir le spectateur.
Oh, cela fonctionne. Il est bien difficile de ne pas compatir au calvaire de la pauvre Linda, violée, humiliée, battue, vivant sans cesse dans la peur et la solitude. Mais en choisissant ouvertement de mettre en lumière son statut de victime, les cinéastes jettent aux orties toute l’ambigüité de la jeune femme, en travestissant sensiblement la réalité.
On ne remettra certainement pas en cause la véracité de la version de Linda Boreman. En regardant Gorge profonde, on peut voir les traces des coups portés par Chuck Traynor sur le haut de sa cuisse, et il ne fait guère de doutes que le bonhomme était un individu sans scrupules et sans morale. Mais, même après son divorce, et contrairement à ce que laisse entendre le film, Linda a bien cherché à poursuivre sa carrière d’actrice. Dans l’érotisme et le cinéma classique plutôt que dans la pornographie, d’accord, mais elle a quand même cherché à exploiter la popularité glanée avec ce film X qu’elle a ensuite vigoureusement condamné. Si on peut tout à fait concevoir qu’elle a tourné Gorge profonde sous contrainte, elle a néanmoins sciemment accepté que l’on exploite son statut d’icône sexuelle et dans ce cas, son revirement ultérieur par rapport à la pornographie est ambigu et sujet à caution…
Evidemment, il est toujours difficile de traiter ce genre de cas, les victimes de sévices et de violences pouvant souffrir de troubles post-traumatiques et adopter un comportement incohérent. Mais il y a quand même dans le parcours de la jeune Linda une envie de s’affranchir des règles morales très strictes de la cellule familiale. Il est probable que la jeune femme a éprouvé le désir de devenir actrice et de goûter à la célébrité. Les cinéastes le montrent à l’écran, mais pas suffisamment. La structure en deux parties aurait gagné à opposer frontalement les deux versants de l’histoire et à laisser au personnage toute sa complexité et son mystère.
Cela dit, Lovelace reste un film honorable, qui offre surtout à Amanda Seyfried l’occasion de briller dans un premier rôle différent de ce qu’elle a joué jusqu’à présent. Grâce à cette construction à deux étages, elle peut montrer toute l’étendue de sa palette de jeu, à la fois sexy et sensible.
Ses partenaires ne sont pas en reste. Peter Sarsgaard campe un Chuck Traynor tour à tour sympathique et inquiétant. Chris Noth et Hank Azaria assurent le métier dans la peau du producteur et du réalisateur de Gorge profonde. Robert Patrick campe le père de Linda Boreman avec une sobriété inattendue et Sharon Stone campe la mère de l’actrice, la très stricte et très pudibonde Dorothy Boreman. Un rôle de composition qui tranche avec la fameuse scène de l’interrogatoire de Basic instinct qui l’a propulsée au rang de star…
La mise en scène, elle, se contente d’illustrer l’ensemble assez platement, en soignant juste l’aspect “vintage” de l’oeuvre et en reproduisant certains mouvements de caméra du film de Gerard Damiano. Pas de quoi s’enthousiasmer outre mesure.
Evidemment, certains chercheront à comparer ce biopic avec le Boogie nights de Paul Thomas Anderson, qui s’attachait aussi au destin d’une star du porno dans les années 1970. On ne s’aventurera pas sur ce terrain-là, tant il est évident que les deux films ne boxent pas dans la même catégorie.
Lovelace est un biopic assez classique, très sage, qui ne cherche qu’à rendre hommage à Linda Boreman et à faire en sorte que son image ne soit pas uniquement rattachée à un film pornographique qu’elle a tourné contre son gré. Et cela, il le fait plutôt bien.
(1) : Le film prétend que la carrière de l’actrice n’a duré que le temps du tournage de “Gorge Profonde”, mais en fait, son mari l’avait déjà mise en scène dans plusieurs courts-métrages pornographiques avant cela. En revanche, Gorge profonde reste bien son unique long-métrage X.
(2) : “Ordeal” de Linda Lovelace et Mike McGrady
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Lovelace Lovelace Réalisateurs : Rob Epstein, Jeffrey Friedman |
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