La caméra virevolte dans les allées désertes de ce qui ressemble aux archives d’un bâtiment administratif, jusqu’à saisir furtivement les ébats d’un homme et de sa séduisante collègue. Un simple écart adultère. Une faiblesse passagère. Une inconséquence qui va s’avérer lourde de conséquences pour Giulio (Valerio Mastandrea).
Les plans suivants, on voit ce quadragénaire romain mener une existence apparemment ordinaire et joyeuse auprès de sa fille Camilla (Rosabell Laurenti Sellers), son jeune fils Luca (Lupo De Matteo) et son épouse Elena (Barbora Bobulova). Mais on ressent une certaine tension dans la mise en scène, dans les cadrages, qui laisse présager d’un malaise au sein de cette structure familiale.
On ne tarde pas à en avoir la démonstration. Une dispute éclate entre Giulio et sa femme. Une de plus. Une de trop. On comprend qu’Elena a découvert l’infidélité de son mari et qu’elle n’arrive pas à lui pardonner cette trahison. Elle ne peut pas faire comme si rien ne s’était passé. C’est au-dessus de ses forces. Giulio la comprend. Il sait qu’il est fautif et assume sa culpabilité. Ils décident de se séparer, le temps de prendre du recul.
Giulio quitte le domicile conjugal et part s’installer chez un ami.
Mais cette solution provisoire ne dure pas très longtemps. Il est contraint de rapidement trouver un nouvel hébergement. Or, à Rome, comme dans toutes les grandes capitales européennes, les locations sont rares et les loyers, prohibitifs. Giulio se heurte à plusieurs obstacles. Sa situation personnelle déplait à certains logeurs, il est jugé trop âgé pour la colocation, et surtout, il n’a pas vraiment les moyens de se payer un appartement à Rome même.
La réalité économique le rattrape, implacablement…
Oh, à priori, Giulio n’est pas à plaindre. Il a un emploi stable à la mairie, un statut de fonctionnaire, un salaire honorable, sans être très élevé. Simplement, le voilà désormais contraint de payer deux loyers, une partie du domicile familial et son propre hébergement, et de verser une pension régulière pour l’éducation de ses enfants. Et en plus des dépenses ordinaires, il lui faut payer un appareil dentaire au fiston, financer le voyage à Barcelone de son adolescente de fille. Des extras qui grevaient déjà sérieusement le budget familial avant la séparation, mais qui, désormais, s’avèrent inabordables.
Pourtant, par fierté, et pour faire plaisir à ses enfants, il continue de financer tout cela, par le biais de prêts à la consommation qui ne font qu’accentuer ses dettes et le faire basculer, peu à peu, vers la plus grande précarité.
Et comme il est fonctionnaire, il est considéré comme “privilégié” par rapport aux chômeurs et aux personnes en-dessous du seuil de pauvreté. Il doit se battre au quotidien pour ne pas sombrer complètement.
Pour désigner ces personnes de la classe moyenne qui connaissent des fins de mois difficiles sans pouvoir bénéficier des aides de l’état, les services sociaux italiens utilisent le mot “équilibriste”. Oui, tels des équilibristes, ils avancent péniblement sur le fil de l’existence, bringuebalés par des vents contraires, chaque pas menaçant de les faire tomber dans le vide…
Un terme bien poétique pour une situation aussi dramatique. Mais aussi un terme trompeur, car le personnage principal du film d’Ivano De Matteo n’est plus sur le fil. A partir du moment où sa femme le quitte, il est déjà en chute libre, une chute vertigineuse au bout de laquelle ne l’attend que la douleur, la solitude, la misère la plus noire. Et le pire, c’est qu’il ne s’en rend même pas compte. Et ses proches non plus…
Avec une précision clinique, la caméra d’Ivano De Matteo enregistre les étapes de la déchéance de ce personnage ordinaire, “homme moyen de la classe moyenne”, subitement confronté à des difficultés insurmontables. Elle reste légèrement à distance, déjà pour garder une certaine pudeur dans le traitement du sujet, sans misérabilisme et sans pathos. Mais aussi et surtout pour correspondre au point de vue du spectateur, qui va observer, à la fois intrigué et révulsé, cette descente aux enfers.
On ne peut s’empêcher de s’imaginer à la place de cet homme. Il suffirait peut-être d’un rien pour que l’on se retrouve dans la même situation. Une séparation, un divorce, une accumulation de dépenses inattendues et de dettes, la perte d’un emploi, une brouille avec des proches… Evidemment, cela fait froid dans le dos. C’est le but. Nous révolter, nous bouleverser, nous faire réagir et faire réagir la classe politique face à ce problème qui touche de plus en plus de personnes. Aujourd’hui, on considère que près de 200 000 citoyens italiens sont dans cette situation, en grande détresse sociale.
Si on parvient aussi facilement à s’identifier à ce personnage, c’est également grâce à la performance exceptionnelle de Valério Mastandrea dans le rôle de Giulio. Avec un jeu toujours juste et subtil, il se métamorphose complètement au fil des minutes pour transformer ce père de famille heureux et plein d’humour en être solitaire et mutique, marqué physiquement et psychologiquement par la chute.
Cette transformation se retrouve également dans le style du film. Dans la première partie, Ivano De Matteo évolue sur le ton de la comédie à l’italienne grinçante des années 1970, celle des Monstres de Dino Risi et des Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola. Puis le ton change, la comédie laisse définitivement place au drame. On pense alors, inévitablement, au parcours du vieillard sans le sou de Umberto D. et aux films néoréalistes. Ces références pourraient sembler écrasantes, mais elles ne le sont pas. Si Les équilibristes pèche par quelques baisses d’intensité et une ou deux scènes un peu faciles, il n’en demeure pas moins un très beau film, au service d’un sujet pas forcément facile à aborder.
Il serait dommage de passer à côté de ce film, qui confirme le talent, non pas de funambule, mais de cinéaste à part entière, d’Ivano De Matteo. En trois longs-métrages de fiction, dont le remarqué La Bella Gente, et autant de longs-métrages documentaires, il confirme qu’il fait partie d’une génération de jeunes auteurs italiens à suivre, aux côtés de Matteo Garrone ou de Stefano Sollima.
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Les Equilibristes Gli equilibristi Réalisateur : Ivano De Matteo Avec : Valerio Mastandrea, Barbora Bobulova, Rosabell Laurenti Sellers, Grazia Schiavo, Antonio Gerardi Origine : Italie, France Genre : être humain en chute libre Durée : 1h53 Date de sortie France : 27/02/2013 Note pour ce film : ●●●●●○ Contrepoint critique : A voir à lire |
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