Pour commencer, un coup de gueule : Comment le lauréat du Grand Prix du Festival du Film d’Animation d’Annecy (1), qui fait office de référence en la matière, a-t-il pu sortir de manière aussi confidentielle, dans un circuit de salles aussi restreint? Certes, il y a des films plus mal lotis, mais seulement huit salles à Paris, à peine plus en banlieue et quelques salles réparties sur l’ensemble de l’hexagone, c’est bien peu pour une oeuvre de ce calibre. Sans compter que, quand des cinémas le diffusent, ils cantonnent Le Garçon et le Monde à seulement quelques jours précis, et des séances en journée, comme pour les films destinés aux tout-petits. Ce qui nous pousse à nous demander si les exploitants ont vraiment vu le film. Effectivement, à première vue, le film semble destiné aux plus jeunes des spectateurs. Le graphisme des personnages et des décors évoque un dessin d’enfant. Mais très vite, le film prend une tout autre tournure, plus mélancolique, plus amère. Il peut effectivement être vu par des enfants, qui seront sans doute séduits par sa poésie et la beauté de ses images, mais il y a plus de chance pour qu’il bouleverse leurs parents, plus à même de saisir la portée de ce récit. En optant pour ce créneau horaire pour les séances, les exploitants laissent clairement à penser que le film est exclusivement réservé aux enfants et se coupent donc de tout un public potentiel. Dommage…
Et maintenant, un coup de coeur. Un vrai. Le Garçon et le Monde nous a enchantés, enthousiasmés, bouleversés au-delà des mots. C’est une merveille de narration, un éblouissement visuel et sonore, un maelström d’émotions. Tout cela au coeur d’un seul et même film.
Cela commence, donc, de façon plutôt simple. Sur fond blanc, on voit arriver le héros, un petit garçon en short et marinière rouge et blanche. Bras et jambes filiformes, tête ronde comme un ballon, quatre cheveux sur le crâne, deux joues roses et deux grands yeux ouverts sur le monde. Il regarde, au sol, un caillou coloré. En s’approchant, il entend une mélodie entêtante, jouée à la flûte, qui va nous hanter pendant toute la durée du film.
Puis il part à la découverte de la nature environnante, joue avec les papillons, les oiseaux, grimpe aux arbres, court partout et arrive finalement sur le “quai” d’une gare de campagne – en fait, une simple plateforme. Son père est sur le point de partir. Il échange quelques mots avec son épouse, dans une langue incompréhensible (1), embrasse son fils et part à bord du train, grand serpent métallique fonçant vers la ville. L’enfant reste un peu désemparé. L’absence de son père lui pèse. Alors il se souvient de moments de complicité, quand le soir, en observant la nuit tomber, le père jouait à la flûte l’air entendu précédemment. Le gamin a attrapé les notes de musique et les a enfermées dans une boîte, qu’il a enterrée sous le caillou coloré. D’où cette mélodie qui monte du plus profond de la terre, comme un souvenir qui tente d’affleurer à la surface.
Un soir, le garçon décide de partir à la rencontre de son père. Il fait sa valise et part attendre le train sur la petite plateforme. Mais un orage éclate.
Une fois que la pluie a cessé, le garçon se réveille dans un nouvel environnement, chez un homme qui lui ressemble un peu et qui représente très certainement ce qu’il deviendra plus tard. Il décide de suivre cet adulte jusqu’à son lieu de travail, dans les champs de coton.
C’est le début d’un périple initiatique qui va les emmener de la campagne à la ville et va leur faire découvrir tous les aspects de la condition humaine, heureux ou moins heureux.
Pour le petit garçon, le monde est un vaste terrain de jeu et de découvertes. Courir dans les champs de coton, c’est comme attraper des nuages. Comme le Chaplin des Temps Modernes, il se laisse embarquer par les rouages d’une gigantesque chaîne automatique. Il traverse un dangereux chantier sans prendre conscience du danger, trop absorbé à regarder dans son kaléidoscope. Même les chars de la dictature militaire au pouvoir ne l’effraient pas plus que cela. Il les voit comme des animaux exotiques fascinants.
Pour l’adulte, le constat est évidemment très différent. Le monde n’est pas source d’émerveillement mais de souffrances. Pour survivre, il faut travailler. Mais les emplois sont rares, mal payés et les conditions de travail sont très rudes. Le labeur dans les champs de coton est épuisant. Il ne ménage pas ses efforts, mais il sait que sa silhouette frêle et sa santé fragile ne plaident pas en sa faveur. La solution pourrait se trouver en ville, mais le travail à la chaîne est tout aussi épuisant et tend de toute façon à être remplacé par des machines. L’adulte observe, impuissant, la mutation de son pays. Il voit les villes grandir pendant que les forêts sont dévastées. Il voit des population subir la dictature militaire et celle, plus insidieuse, de l’économie libérale. Il voit le monde idéalisé de son enfance, chaleureux et coloré, céder à un nouveau monde gris et noir, déprimant, où tout espoir est vain.
Le film fonctionne sur ces deux niveaux superposés, la vision optimiste de l’enfance et celle, pessimiste et amère, de l’adulte.
La seule chose qui les place sur le même plan, c’est la musique. Les moments de fête, de carnaval, sont des instants précieux qui les poussent à avancer encore et toujours. Pour le gamin, c’est un moteur pour continuer son exploration et sa quête – retrouver la trace de son père. Pour l’adulte, c’est une pause salutaire dans une vie morne et grise – et l’occasion de retrouver un peu du rêve et de la fantaisie de l’enfance.
Cela résume bien la démarche d’Alê Abreu. Le Garçon et le Monde veut inviter les jeunes spectateurs à découvrir le Monde avec envie et curiosité, apportant leur candeur, leur fraîcheur, leur innocence, leurs rêves, et, dans le même temps, forcer les adultes à retrouver un peu de leur propre enfance, et ranimer ainsi l’espoir d’un Monde nouveau, plus beau et plus juste.
Oui, l’espoir est là, malgré le côté très sombre du film (versant adulte). Le dénouement, qui voit le garçon revenir dans la maison familiale, où tout a profondément changé, laisse d’abord un goût de cendre et de poussière, avant de laisser place, à nouveau, à des rires d’enfants et des notes de musique.
La vie est faite de cycles. On naît, on vit, on meurt. Des enfants prennent notre place, prêts à découvrir le Monde qui, lui, continue à tourner. Sans doute leurs rêves se briseront-ils contre la dure réalité, mais peut-être arriveront-ils à faire bouger les choses, à bousculer l’ordre établi. Et s’ils n’y parviennent pas, ils transmettront à leurs propres enfants le goût des belles choses, de la musique et de la fête pour qu’ils puissent à leur tour affronter le Monde.
Pour traduire le côté cyclique des choses, le réalisateur s’amuse d’ailleurs avec le motif du cercle, omniprésent dans le film : la tête du petit garçon, la roue d’une bicyclette, les contours du feuillage d’un arbre majestueux, les rouleaux de coton…
Mais Alê Abreu s’amuse aussi avec les couleurs, les textures. il mélange différentes techniques de dessin : crayon, feutre, pastel gras, papier à gratter, collages, explore les univers graphiques de différents peintres pour composer des plans plus somptueux les uns que les autres, distillant une poésie rare.
On se laisse emporter par la fluidité de l’animation, la beauté des couleurs, la finesse des traits des personnages, des décors, et par le flux musical constant, utilisant les talents de plusieurs jeunes musiciens brésiliens. Le résultat est d’autant plus enthousiasmant que le cinéaste ne bénéficie pas des mêmes moyens que les gros studios d’animation hollywoodiens.
Mais arrêtons-là les longs discours. On pourrait essayer de trouver mille mots pour décrire cet admirable objet cinématographique que l’on serait encore bien loin du compte. D’autant qu’Alê Abreu, lui, n’a pas besoin de sa pour faire passer son message humaniste et écologiste. Sa poésie lui suffit.
Alors, courez vite découvrir Le Garçon et le Monde au cinéma. Pensez quand même à prendre un paquet de mouchoirs, car vous risquez de pleurer au moins deux fois : la première à cause de la beauté des images, la seconde à cause de l’émotion qui ne manquera pas de vous submerger.Vivez l’expérience, laissez-vous porter par ce flux harmonieux d’images, de sons et de sentiments. C’est peut-être le meilleur film de l’année 2014. Rien que ça.
(1) : Il a aussi remporté le Prix du Public, ce qui en dit long sur l’accueil du film à Annecy.
(2) : En fait, du portugais lu à l’envers. Une façon de montrer que le contexte du film peut s’appliquer à n’importe quel pays d’Amérique Latine, mais reste fortement inspiré de l’histoire du Brésil, pays dont est originaire le cinéaste.
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Le Garçon et le Monde
O Menino e o Mundo
Réalisateur : Alê Abreu
Avec : –
Origine : Brésil
Genre : chef d’oeuvre
Durée : 1h19
date de sortie France : 08/10/2014
Note : ●●●●●●
Contrepoint critique : pas trouvé
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