Si le cinéma de genre espagnol se porte aussi bien, c’est que les films s’articulent toujours autour de scénarios bien construits, des histoires fortes, cohérentes, qui font la part belle à l’atmosphère et à la psychologie des personnages plutôt qu’à un déluge d’effets visuels trop faciles, un flot d’hémoglobine ou une noyade dans le second degré parodique.
La preuve supplémentaire nous est donnée avec Insensibles, premier long-métrage de Juan Carlos Medina, un jeune cinéaste espagnol qui possède déjà une certaine maturité, tant au niveau du style que du propos. 

Insensibles - 5

D’emblée, Medina nous prend à la gorge avec trois séquences-choc, et nous entraîne dans un récit que l’on pressent intense, âpre et éprouvant.
La première se déroule dans l’Espagne des années 1930. Deux fillettes jouent ensemble dans la forêt. L’une d’elles met volontairement le feu à son bras. Elle ne ressent pas du tout la brûlure et invite l’autre fillette à l’imiter. Mais ce n’est pas pour rien que les parents disent aux enfants de ne pas jouer avec le feu… La gamine s’enflamme des pieds à la tête et finit totalement consumée… Brutal…

Ce ne sont pas les seuls enfants à développer cette résistance à la douleur. D’autres enfants de la région sont frappés de la même caractéristique physique, qui les pousse à expérimenter des choses dangereuses pour eux et les autres enfants.
Par exemple comme ce jeune garçon qui s’automutile et essaie de se manger lui-même. Deuxième séquence-choc… Brutal (bis)…
Les autorités décident donc fort logiquement de les envoyer dans un centre spécialisé, où une équipe de médecins est chargée de les étudier…

Insensibles - 3

La troisième séquence se passe de nos jours. David Martel, un chirurgien réputé, et sa femme, enceinte et presque à terme, roulent sur une route de campagne. La voiture quitte la route et est lourdement accidentée. La femme meurt sur le coup. David, lui, survit et semble n’éprouver aucune douleur malgré les différents traumatismes subis. Pas plus qu’il ne semble souffrir du lymphome à un stade avancé qu’on lui diagnostique à l’hôpital… Brutal (ter)…
Seule solution pour que David puisse avoir une chance de survivre : une greffe rapide de moelle osseuse.
L’homme demande à ses parents, les personnes normalement les plus proches de lui, génétiquement parlant, de donner de leur moelle osseuse pour lui sauver la vie. Mais ils refusent et sont contraints de lui avouer qu’il a en fait été adopté.
David se lance alors à la recherche de son père biologique ou d’éventuels descendants partageant le même ADN que lui. Sa quête le mène droit à la clinique où étaient étudiés les enfants insensibles. Et vers une vérité difficile à accepter…

Insensibles - 2

Le récit oscille entre les deux ramifications de son histoire, le passé et le présent, la quête de David et le destin des enfants insensibles, sujets d’études soumis à des traitements de choc pour les guérir de leur mal, puis, après l’annexion des lieux par les troupes de Franco, à des expérimentations sur la résistance à la torture.
On devine assez vite où il veut nous emmener, comme on devine assez aisément les différents rebondissements de l’histoire. Mais on s’en moque, car l’ensemble est suffisamment prenant pour nous tenir en haleine jusqu’au dénouement.

Insensibles - 4

Le cinéaste va au bout de son idée. Il mêle ses petites histoires à la grande Histoire et ouvre des pages sombres du passé espagnol, celles de la guerre civile, de la dictature franquiste, de la collaboration avec l’Allemagne nazie… Le mélange des genres, du mélo familial au thriller fantastique, en passant par le drame historique, débouche finalement sur une réflexion sur la haine, la violence, et le rapport qu’entretient le peuple ibérique avec cette période douloureuse de son histoire. Et sur un final poignant et puissant, qui réconcilie, d’une certaine manière, le passé avec le présent.

Formellement, le cinéaste assume également ses partis pris. Il privilégie un rythme lent, inhabituel pour ce genre de film, mais qui accentue efficacement le côté “requiem” du récit, fragmente son intrigue pour souligner le destin brisé de ses personnages. Et surtout, il privilégie l’ambiance, réussissant à susciter l’effroi avec une grande économie de moyens : une cave lugubre pour seul décor – ou presque – deux/trois jeux de lumière et un personnage fascinant, à la fois victime et bourreau, âme innocente corrompue par les atrocités de la guerre et les années de captivité où il a été mis en contact avec le Mal. Un “monstre” humain à la fois touchant et effrayant auquel le magnétique Tomas Lemarquis, déjà remarqué dans Noï Albinoï, prête son visage si particulier.

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On sort de ce film avec la curieuse sensation d’être secoués – le voyage est déconseillé aux âmes sensibles, même si le cinéaste préfère suggérer l’horreur que de la rendre ostentatoire – et, en même temps, apaisés. Comme si cette oeuvre qui confronte un homme à ses racines, un pays à son histoire, avait des vertus cathartiques, en nous permettant de faire face à la violence, à l’horreur de la guerre et de faire le deuil d’une certaine innocence perdue au coeur du XXème siècle…

Difficile de rester insensibles face à Insensibles, oeuvre puissante, intrigante, dérangeante, fruit d’un long travail de huit années passées à peaufiner le scénario, avec l’aide de Luiso Berdejo, co-scénariste de Rec et auteur d’un court remarqué, …Ya no puede caminar, déjà centré sur l’enfance et la mort.
Difficile, aussi, de ne pas admirer cette vague de films espagnols – L’échine du diable et Le Labyrinthe de Pan de Guillermo Del Toro, Pain noir d’Agusti Villaronga, Les Soldats de Salamine de David Trueba, Les chemins de la mémoire de José-Luis Peñafuer, ou Balada triste de Álex de la Iglesia – qui se penchent avec inventivité et talent sur cette page de leur histoire, finalement assez peu traitée au cinéma depuis la mort de Franco et le retour à la démocratie.

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Insensibles Insensibles
Painless 

Réalisateur : Juan Carlos Medina
Avec : Alex Brendemühl, Irene Montalà, Derek de Lint, Tómas Lemarquis, Juan Diego
Origine : Espagne, France
Genre : mélo fantastico-historique sensible
Durée : 1h45

Date de sortie France : 10/10/2012
Note pour ce film :
Contrepoint critique : Télérama

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